Le voyage de Soren

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16 octobre 2023

 

Soren [1] est un commerçant ambulant de la communauté des « gens du voyage » originaire de Bretagne. Il vend des objets sur les marchés. La majeure partie de l’année, il se déplace entre la Bretagne, la Mayenne et la Sarthe, et deux fois par an il rend visite à sa belle-famille dans la région lyonnaise, puis se rend pour l’été dans le sud-est de la France où les marchés se « remplissent » de touristes.

Tout au long de son itinéraire, Soren nous invite à découvrir diverses aires d’accueil réservées aux gens du voyage, souvent mal équipées, excentrées, aux marges des aires urbaines et localisées dans des environnements hostiles, pollués et bruyants.

par William Acker

Juriste, auteur du livre Où sont les « gens du voyage » ? Inventaire critique des aires d’accueil éditions du Commun, 2021.
Délégué général de l’Association nationale des gens du voyage citoyens (ANGVC).
Les cartes et les compositions d’images satellites ont été créées et produites par Philippe Rivière et Philippe Rekacewicz.

Circulation bretonne

Soren alterne entre plusieurs aires d’accueil, pour éviter de se fixer trop longtemps dans un endroit, fuyant éventuellement les lieux quand il y a trop de monde.

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Le voyage de Soren.

Mais il suit également les membres de sa famille au gré des événements (mariages, fêtes, enterrements, célébrations). Il aime entre autre se rendre à Concarneau, parce que la ville est agréable et que sa sœur a un terrain là-bas. Lorsque vient le temps d’événements familiaux importants, il se déplace pour séjourner sur l’aire de Concarneau, où le séjour est vraiment pénible du fait de la présence d’une usine qui traite les déchets de poisson....

En Mayenne, le seul marché qui vaille le coup c’est celui de Laval, alors Soren s’installe parfois sur la place de la ville. L’aire d’accueil, par contre, est isolée et se trouve derrière la zone industrielle.

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Aires de Concarneau (47°54’28.4 N — 3°54’36.9 W), Langueux (48°29’14.2 N — 2°41’03.3 W) et Laval (48°02’47.7 N — 0°48’05.8 W)

Passage dans la Sarthe

Soren poursuit son itinéraire vers le Mans où il s’installe sur l’aire dédiée quand il y a de la place, mais comme elle est très fréquentée il se reporte sur celle d’Yvré-l’Évêque, où le séjour est vraiment désagréable car elle est située à proximité d’une ancienne décharge d’hydrocarbures et d’un site industriel fermé non dépollué. Il préfère alors s’installer avec sa famille dans une localité relativement proche, à Aubigné-Racan. C’est un peu loin du Mans (40 km), et pour aller au marché il faut faire 30 minutes de route, mais au moins il est sûr d’avoir une place : l’aire est souvent vide, et il n’y a pas de gardien.

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Aires du Mans (47°57’09.5 N — 0°11’12.3 E), d’Yvré-l’Évêque (48°00’30.7 N 0°16’49.9 E) et d’Aubigné-Racan (47°41’19.4 N — 0°17’00.2 E)

Gens du voyage, gens du sur-place

En France le terme « gens du voyage » est une appellation administrative qui désigne les personnes qui adoptent une forme de résidence mobile (caravane) comme mode de vie « traditionnel ». Cette terminologie s’inscrit dans un continuum de statut et de catégories administratives (de « nomades » en 1912, on passe à « gens du voyage » en 1972) visant implicitement ceux que l’on appelait « bohémiens et romanichels » au XIX siècle.

Pendant 150 ans, l’État français a fait de ces personnes des citoyennes de seconde zone, adoptant des lois discriminatoires et racistes qui visaient à faire disparaître toute trace de « nomadisme tsigane » (nous devons cette approche à Henriette Asséo).

Tour à tour, les nomades ont été internées dans des camps, assignées à résidence, surveillées à l’aide de carnets anthropométriques. L’État français a mis en place à partir des années 1990 un cadre de compromis : les « gens du voyage » sont désormais astreintes à s’installer et stationner dans des lieux spécifiques. Bien souvent, ces lieux sont insuffisants en nombre, mal équipés, inadaptés aux besoins, isolés des centres urbains et en général proches de sources polluantes et bruyantes.

Cette politique révèle l’existence d’une forme de racisme environnemental en France, étroitement lié à un antitsiganisme encore virulent dans la société française.

Ces citoyennes françaises sont pourtant présentes sur le territoire depuis au moins six siècles. Pour autant, elles et ils n’ont obtenu un droit de vote effectif qu’en 2012, et une citoyenneté pleine et entière qu’en 2017. Elles et ils subissent toujours de nombreuses discriminations légales et spatiales, au premier plan desquelles figurent leurs lieux de vie imposés, que l’on appelle administrativement « aires d’accueil des gens du voyage ».

Ces aires n’ont de l’accueil que le nom. On n’habite pas sur une aire d’accueil, on attend. On attend la fin de l’autorisation de stationnement (trois mois maximum), puis on se dirige vers la suivante, en espérant trouver une place disponible. Il n’y a pas d’abris pour les gens du voyage, il n’existe que des espaces de stockage où sous surveillance de gestionnaires, des espaces obligatoires et payants, loin des villes et des services, loin des autres habitantes. Ainsi pour les « gens du voyage » la question est simple :

Existe-t-il un abri pour les indésirés ?

Rendre visite à la belle-famille

Soren se rend à Lyon plusieurs fois par an en fonction des mariages, des fêtes ou des enterrements dans sa belle famille. Beaucoup vivent dans la proche banlieue de Lyon, alors Soren préfère utiliser l’aire de Lyon. Au moins c’est pratique, en pleine ville ses enfants peuvent aller à l’école proche et il y a des choses à faire le week-end. Même si l’aire est sous l’autoroute et donc très bruyante, c’est la seule de la ville, alors pas le choix, on y va ! Par contre c’est souvent complet, et dans ce cas, il faut se rendre sur l’aire d’accueil de Feyzin dans la « Vallée de la chimie ». Pendant des années, Soren y est allé, mais depuis l’accident de Lubrizol, il se méfie un peu, et franchement ce n’est pas très attrayant. Une fois par an, il rejoint la grand-mère de sa femme qui vit à l’année sur l’aire de Gex. Elle attend un terrain familial depuis longtemps ; elle est handicapée et vit avec un de ses fils, un « vieux garçon ». L’aire est située entre deux sites de carrières, et c’est l’enfer au niveau de la poussière.

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Aires de Gex (46°19’40.7 N — 6°04’30.2 E), de Lyon (45°46’10.7 N — 4°47’38.5 E) et de Saint-Fons / Feyzin (45°43’10.6 N — 4°51’00.2 E et 45°43’08.5 N — 4°50’50.7 E)

Suivre les flots de touristes dans le sud-est

Pour Soren, le Sud a deux avantages : il y a des touristes et donc de nombreux marchés qui le font assez bien travailler ; il fait beau, et l’après-midi, il peut se rendre à la plage. Le problème c’est que les places sont rares et très chères dans les aires du sud ; en plus, il y a beaucoup de monde. Il lui arrive d’aller à Nice, mais il évite, l’aire est immense mais totalement blindée en été, et en plus les gardiens sont imbuvables.

Il ne va presque plus jamais dans les Alpes-Maritimes, il n’y a pas de place. Soren reste alors plutôt entre les Bouches-du-Rhône et le Var. Il utilise l’aire d’Aix-en-Provence — qui est une fournaise — ou celle d’Aubagne, mais très rarement celle de Saint-Menet qui est bien pourrie, il préfère encore aller chez sa cousine à Martigues. C’est l’une des rares aires administrées par les quelques 500 voyageures, sédentarisées elleux-mêmes et qui y vivent à l’année.

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Aires de Martigues (43°23’33.5 N — 5°03’06.4 E), de Saint-Menet (43°17’09.5 —N— 5°30’30.7 E) et d’Aix-en-Provence (43°27’31.1 —N 5°18’17.3 E)

Il passe plus de temps dans le Var, sur l’aire de Puget-sur-Argens, qui offre un accès rapide dans l’Est du département. L’aire est sur un site SEVESO seuil haut, mais cela ne l’inquiète pas particulièrement, même s’il n’y a pas de local de confinement. Il utilise aussi celle de La Garde, qui est hyper bruyante car en bordure de l’autoroute, mais elle est bien située et très pratique. Quand il n’y a pas de place, alors il se rend sur l’aire de la Farlède.

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Aires de La Farlède (3°09’41.5 N — 6°02’25.5 E), et de Nice (43°41’26.2 N — 7°11’26.7 E)

Le cauchemar de Lubrizol

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Catastrophe industrielle de Lubrizol

Jeudi 26 septembre 2019, zone industrielle de Rouen

Un incendie ravage Lubrizol, une usine états-unienne appartenant au groupe Berkshire Hathaway de Warren Buffett, qui fabrique des additifs pour les huiles de moteur. Plus de 9 000 tonnes de produits chimiques se consument. Des fumées toxiques se répandent dans la ville, provoquant malaises et vomissements. Des pluies de suie se déversent sur les campagnes environnantes, obligeant l’État à interdire la vente de produits agricoles dans 216 communes. Dès qu’il apprend la nouvelle, Soren se dit : « S’il y a une usine toxique, il y a une aire d’accueil à côté ! »

Et en effet, à quelques centaines de mètres de là, les gens du voyage sont pris au piège, terrorisées par les flammes et les gigantesques explosions. Bien que Lubrizol soit une usine classée SEVESO (directive européenne concernant les sites à risque chimique), aucune aire de confinement n’a été prévue pour les gens du voyage. La zone n’ayant pas été répertoriée comme « zone résidentielle », la police leur indique qu’iels ne font pas partie des habitantes à évacuer. Pire, ils bloquent les sorties et interdisent aux gens du voyage de quitter la zone avec leurs voitures et caravanes...