Sémantique de « l’accueil des gens du voyage »

#France #relégation #voyageurs #marginalité

9 mars 2020

 

En France, depuis le début des années 1990 et la loi Besson I, les préfectures doivent établir un schéma départemental de mise en œuvre des dispositifs d’accueil des « gens du voyage », obligatoires pour les communes de plus de 5 000 habitantes. Publiées tous les cinq ou six ans, ces bibles de la « gestion des gens du voyage » étaient relativement succinctes à leur création, se limitant alors à la question du stationnement. Avec la loi Besson II, en 2000, elles ont évolué et les schémas élaborés pour la période 2020–2025 ont pris de l’ampleur.
William Acker, voyageur et chercheur indépendant, les a lues pour nous…

Ces dernières décennies ont été marquées par le développement du parc des « aires d’accueil ». Dans l’élan de cette stratégie de planification, le vocabulaire administratif dédié à la question a été adapté : il s’agit de distinguer l’accueil (des « itinérants ») de l’habitat (des « sédentaires » ou « sédentarisés »). Le recensement des aires d’accueil met en lumière la diversité des mises en œuvre des politiques dites de « gestion des gens du voyage » par les départements et la sémantique qui les accompagne.

Conçue à l’échelle nationale pour s’appliquer à l’échelle locale, la politique de l’accueil est justifiée par trois objectifs du principe républicain : l’accès à l’éducation, à l’emploi et à la santé. Mais, dans mon paradigme minoritaire, ils s’entendent comme outils de mission civilisatrice. Les politiques d’accueil sont, en effet, le produit d’un cadre construit et pensé par la société majoritaire ; elles s’appliquent à une minorité dont la parole est contrainte, dans ses conditions d’exercice, par cette même société majoritaire.

L’accueil des « gens du voyage » est marqué par des relents assimilationnistes qui s’inscrivent dans une histoire métropolitaine mais puisent aussi dans l’expérience propre aux actions envers les colonies. Sans me risquer à la comparaison entre l’indigénat qui sévissait dans les colonies jusqu’en 1945 (du moins officiellement), et le statut de « nomade » de 1912 et qui a persisté jusqu’en 1969, certaines similitudes sont néanmoins troublantes.

Aujourd’hui encore, la catégorie administrative « gens du voyage » ne s’inscrit pas en totale rupture avec ce statut de « nomade », car elle maintient un cadre juridique spécifique, une citoyenneté non-entière. Les personnes concernées ont certes la citoyenneté française, mais avec des droits et devoirs spécifiques, qui les placent en pratique dans une position d’étrangers de l’intérieur. L’accession au droit de vote plein et entier pour les « gens du voyage » ne fut une réalité qu’en 2012.

Dans son rapport sur le racisme de 2011, la commission nationale consultative des droits de l’homme relève que 94 % des personnes interrogées jugent encore indispensable que les étrangers qui viennent vivre en France adoptent les habitudes de vie françaises. La loi Besson prétend respecter les traditions culturelles des voyageurs, mais en pratique, il est demandé aux Voyageures françaises d’adopter des habitudes de vies calibrées pour une société qui ne leur offre qu’une place marginale. Cette exigence transparaît en continu dans les discours médiatiques, politiques ou académiques. Vous qui venez vivre sur nos territoires, obéissez à nos règles !

Pourtant, les « gens du voyage » ne sont pas des personnes « étrangères » au sens du droit. Mais il est clair que cette catégorisation administrative, dont les visées se défendent de tout caractère ethnique explicite, est instituée sur des critères proches de ceux d’une minorité ethnique, essentialisée à une pratique du nomadisme : les « Tsiganes ». Le statut « gens du voyage », après l’abandon du carnet en 2012, puis en 2017 l’abrogation de la loi de 1969, se limite désormais aux modes de vie, puisque sont désignées comme « gens du voyage » les personnes physiques qui adoptent « l’habitat mobile » comme mode de vie « traditionnel ». Mais ce mot « traditionnel », au sens de la loi Besson de 2000, désigne une reproductivité familiale. Ainsi, n’entrent pas dans cette catégorie les gadjé ayant abandonné l’habitat en dur pour vivre dans une caravane. Le caractère ethnique de la catégorie ne fait dès lors aucun doute aux yeux des personnes concernées.

Cependant, bien que victime de discrimination, ces populations ne peuvent se prévaloir d’un possible caractère ethnique du droit, car cela entrerait en opposition au bloc constitutionnel français et nécessiterait une réécriture complète des textes faisant mention de la catégorie administrative. C’est d’ailleurs pour cette raison que le conseil constitutionnel botte en touche de manière systématique lorsque ce moyen de droit est soulevé, la question prioritaire de constitutionnalité de septembre 2019 étant le dernier exemple en date.

Dans ce contexte, une analyse des politiques d’accueil montre un dispositif sémantique visant trois objectifs : l’accueil, l’ancrage et la sédentarisation. Ces trois mots reviennent de manière régulière dans les schémas départementaux d’accueil des « gens du voyage ». À titre d’exemple, dans le dernier schéma d’Ille-et-Vilaine pour la période 2020–2025, le mot « sédentarisation » est présent 7 fois alors que le mot « ancrage » apparaît en 44 occurrences. En comparaison, ce dernier n’apparaissait qu’une seule fois dans le précédent schéma.

Ce vocable offre une grille de lecture inédite de la géographie des « aires d’accueil » en France. Le recensement des « aires d’accueil » prouve, de façon irréfutable, la relégation des « gens du voyage ». L’étude de ces localisations, d’où se dégagent des particularités spécifiques et systémiques, révèle une relation entre imaginaire collectif et mise en œuvre de l’accueil, dont la sémantique est un des ressorts.

De la sédentarisation pour l’ancrage à l’ancrage pour la sédentarisation

La perception du « tsigane », au sens large, est incontournable pour appréhender la notion d’accueil. Le terme « gens du voyage » de 1969 s’inscrit dans la continuité du « nomade » de 1912 qui remplaçait dans une certaine mesure le « bohémien » du XIXe siècle. L’éternel tsigane est (entre autres choses) nomade, n’a pas de territoire, s’installe au gré du vent. Cet imaginaire ancestral est essentialisé avec le terme générique « Roms », utilisé en Europe pour désigner une multitude de groupes : gitans, sinti, manouches, voyageurs, rrom, etc. Ces « Roms » constituant la minorité autochtone la plus ancienne du vieux continent, on peut dire que l’ancrage ne peut pas être plus ancré.

Toutefois, ce qui dans les faits empêche l’ancrage des « roms » est l’absence d’« ancrage encré », c’est-à-dire écrit dans une narration officielle de l’histoire contemporaine. Il y a dans les récits épars sur les « roms » une absence de considération de la personne « rom » comme personne ancrée. Pourtant, si on se limite à la France, l’analyse des collectifs à commencer par celle de ma propre histoire familiale montre le contraire. En effet, les déplacements d’une partie de ma famille, depuis trois siècles au moins, sont circonscrits à l’intérieur du territoire d’un seul département, la Sarthe. Dans une discussion, que ce soit avec des « Voyageures » ou des Gadjé (les non-voyageures, non-rroms, non-manouches...), à la question : « D’où es-tu ? », les réponses sont invariablement : « Je suis d’ici ». Oui, les Voyageures, et par extension les « gens du voyage », sont des êtres ancrés, qui vivent, travaillent et meurent dans un espace délimité.

Pourtant cette réalité entre en conflit avec le paradigme majoritaire qui conçoit le Voyageur comme un corps étranger, un être de passage déréglant la mécanique huilée d’une société d’appropriation des terres. En témoigne une abondante œuvre de commentaires juridiques, scientifiques, politiques et médiatiques. Pour résumer grossièrement le sentiment global, il faut accueillir les « gens du voyage », mais sans leur laisser la possibilité de se sentir chez eux. Cette compréhension du monde majoritaire est insoluble, et amène les autorités publiques à repenser les modalités de l’accueil pour permettre aux « gens du voyage » de s’ancrer dans un territoire afin que ce dernier finisse par être chez lui à cet endroit et pas ailleurs… et de la sorte, et seulement de la sorte, les conflits s’amenuiseront. Mais cette vue de l’esprit ignore le point de vue des Voyageures, qui dans leur grande majorité se perçoivent comme des êtres territorialisés.

La question de l’ancrage des « gens du voyage » devient alors le point névralgique des nouvelles stratégies politiques. Pour schématiser, deux grandes manœuvres politiques traversent l’histoire de l’accueil. L’une consiste à sédentariser pour ancrer. Cette conception conduit nécessairement à une forme de violence puisqu’elle induit une sédentarisation contrainte. Elle fut mise en œuvre dans une forme paroxystique à partir du 6 avril 1940 où la troisième République interdit la circulation des « nomades », pluis les interne à partir d’octobre. Contraindre le corps pour changer l’esprit fut un échec partiel qui ne permit pas la sédentarisation définitive. Mais l’idée d’une sédentarisation pour l’ancrage fit son chemin et, au sortir de la guerre, le ministère de l’intérieur « souhaite profiter de certains résultats heureux » du décret de 1940. Les premiers plans de sédentarisation sont alors mis en œuvre dès les années 1950, dont certains toujours effectifs aujourd’hui.

On retrouve cette approche dans l’histoire du « hameau tsigane » du Plan-de-Grasse, étudiée par l’anthropologue Lise Foisneau et le photographe Valentin Merlin. Ici des populations Sintés ont été sédentarisées dans le seul but de servir de main d’œuvre aux industries du parfum. Aujourd’hui encore un nombre significatif des habitantes du hameau travaillent à la cueillette des fleurs dans les exploitations horticoles de la ville.

Les lieux dédiés à l’accueil des « gens du voyage » que l’on connaît désormais sont le résultat de cette volonté de sédentarisation. Mais ces lieux, leur existence et leur spatialisation ne tiennent pas compte de l’ancrage vécu concrètement par les Voyageures.

Un indicateur, très présent dans les schémas départementaux, illustre à merveille les difficultés induites par cette erreur de calibrage : le taux d’occupation des aires. C’est un paramètre qui obsède littéralement les collectivités, car les financements d’investissement et de fonctionnement de ces lieux dépendent du taux d’occupation. Plus une aire est fréquentée, plus elle reçoit de subsides et fait de chiffre puisque, rappelons-le, si ces lieux sont obligatoires… ils n’en sont pas pour autant gratuits.

Comment comprendre, autrement que par une mauvaise analyse et le peu d’égard (voir le mépris) des Gadjé envers les Voyageures, le choix d’implantation des aires d’accueil par les collectivités ? Quel Voyageur souhaiterait s’ancrer près d’une déchetterie ? Quelle Voyageuse souhaiterait s’ancrer près d’une station d’épuration, loin de la ville, dans un lieu dégradé, sans transports en commun, dans un lieu surveillé et où s’exerce un contrôle social comme c’est le cas aujourd’hui sur les « aires d’accueil » ?

Force est de constater que la logique de la sédentarisation pour l’ancrage n’a pas totalement fonctionné. Faut-il alors, par un syllogisme calqué sur celui de la logique majoritaire, ancrer pour sédentariser ? Or pour ancrer, il est nécessaire d’obtenir un cadre juridique favorable. Ce chemin a été parcouru entre l’échec de la loi Besson I, qui ne prévoyait que la mise en place d’aires ou de terrains désignés, et celle de 2000 qui assortit aux aires d’accueil un ensemble de mesures d’ancrage contraignantes ou incitatives (la limite entre les deux étant souvent floue).

Ces dernières décennies ont ainsi été marquées par un ensemble de lois réduisant très fortement la possibilité de voyager (surtout de stationner) et de vivre de manière mobile ou itinérante (encore une fois sémantique à adapter en fonction de l’interlocuteur). En témoigne la dernière loi votée et augmentée en relecture par le Sénat en janvier 2020 qui prévoit de durcir les pénalités en cas d’installation illégale et de soumettre chaque installation de caravanes à l’accord du maire.

De cette manière l’ancrage est plus facile, les Voyageures, de plus en plus soumis à une réglementation impossible à concilier avec leur mode de vie, doivent se poser plus longtemps, réduire leurs itinéraires de voyage et donc in fine utiliser davantage les aires. À la satisfaction des artisans de la loi Besson, les taux d’occupation ont globalement progressé, mais d’autres problèmes sont apparus : de nombreux collectifs ont fini par se sédentariser sur des aires qui n’ont pas vocation à cela. Dans certains départements la situation devient presque inconciliable avec l’obligation d’accueillir : il n’y a plus de place pour les personnes de passage. La réponse des pouvoirs publics est donc aujourd’hui de mettre l’accent sur « l’habitat adapté », autrement dit la possibilité de mettre à disposition sous forme locative des terrains permettant aux Voyageures de s’installer, et donc, de se sédentariser. Bien que la loi Besson établit une distinction claire entre « accueil » et « habitat » (le premier consistant à accueillir des collectifs « itinérants », le second à loger des collectifs sédentaires ou « sédentarisés »), il n’en demeure pas moins qu’en pratique un modèle récurrent voit le jour : 1- j’accueille l’itinérant 2- je contrains l’itinérant 3- je loge et donc ancre le nouveau sédentarisé.

L’aire d’accueil devient alors un sas, une étape qui préfigure la sédentarisation et pour cela la loi Besson II met l’accent sur des vecteurs d’ancrage : la scolarisation des enfants, le lien constant avec le travailleur social, le contrôle policier et administratif et, dans une moindre mesure, l’inclusion professionnelle des adultes. La stratégie de l’ancrage pour la sédentarisation semble obtenir plus de résultats que la précédente. Du moins sur le papier, car élaborée au niveau national, cette directive passe mal au niveau local.

Oppositions entre conception d’État et mise en œuvre locale

De façon paradoxale, la perception d’un « Tsigane » sans territoire, qui conditionne les textes réglementant l’accueil, cristallise les passions antitsiganes. La question de l’accueil est prise au sens littéral comme celui de l’accueil du corps étranger. Si bien que la mise en œuvre des stratégies décidées au niveau national entre en conflit avec un rejet local. C’est donc tout logiquement que les aires d’accueil sont quasi systématiquement situées à l’écart des villes, et plus précisément des zones d’habitation.

Le choix de localisation des aires procède d’une logique d’évaluation des risques et des bénéfices. Les bénéfices apparaissent clairement, celui d’éviter l’installation « sauvage » de campement, celui de contrôler ces « migrations » de population qui ont la réputation d’être anarchiques et surtout circonscrire des mouvements qui représentent un risque politique. Dans ce contexte, l’accueil devrait être perçu comme une solution idéale car il circonscrit et regroupe les mouvements de populations mobiles sur un seul lieu, qui plus est à l’écart des riverains sédentaires.

Il existe pourtant un vrai rejet, une réelle impopularité exprimée plus ou moins violemment à chaque projet d’aire d’accueil. Les populations locales n’en veulent pas et par extension leurs élues refusent de prendre ce risque sans contrepartie. C’est pourquoi le cadre légal de l’expulsion a été augmenté offrant à aux maires (qui exercent le pouvoir de police au niveau local) la possibilité de prononcer une expulsion sans passer devant le juge et ce dans un délai de 48 heures, ainsi que la possibilité de prononcer des interdictions de territoire pendant 7 jours. À une condition toutefois : être en conformité avec le schéma d’accueil. Dans ce contexte il n’est plus possible d’ignorer certaines visées d’expulsion, d’éloignement et de répression qui motivent les collectivités. On constate donc une accélération de réalisation de projets parfois anciens. Des projets d’aires d’accueil vieux de plus de 15 ans, qui jusqu’alors étaient soigneusement ignorés, refont surface.

La logique propre à la spatialisation des aires, c’est de construire un projet peu coûteux ; la qualité du terrain est accessoire. Après des années de réticences locales, le moindre compromis quant à la localisation est accepté. En témoigne, par exemple, la prochaine aire de grand passage de Claye-Souilly (77), installée loin de la ville, aux limites communales, dans une zone naturelle d’intérêt jouxtant les chemins de fer et la plus grande décharge d’Europe. Ce qui compte c’est d’être conforme au schéma d’accueil, la manière importe peu.

JPEG - 294.1 kio
Localisation de la future aire de grand passage de Claye-Souilly (Seine-et-Marne)

Les chiffres significatifs qui ressortent de notre recensement des aires illustrent ces réalités. Sur les 20 premiers départements étudiés, près de 80 % des aires sont isolées des zones habitées, 70 % sont proches de sources de nuisances industrielles ou environnementales. Cherchez un terrain de faible valeur, loin des autres habitantes de la ville, facile à raccorder et vous tomberez fatalement sur des lieux proches de stations d’épuration, de déchetteries, de cimetières, de carrières, d’usines… Autant d’installations à fort potentiel de nuisance qui ont été, elles aussi, soigneusement mises à l’écart des villes.

Cette situation a engendré un phénomène inattendu, la formation de plus en plus importante de grands groupes de voyage. Les Voyageures se rassemblent pour établir un rapport de force vis-à-vis des collectivités, afin d’éviter de vivre sur des lieux indignes. Il s’agit là d’une variable que l’État n’a pas évaluée à sa juste mesure. L’opposition État / local n’a jamais été aussi forte que sur le sujet de l’accueil des grands groupes, nombre d’élues réclamant une gestion étatique de ces « migrations intérieures ». Si le parc d’aires permettant « d’accueillir » des groupes restreints est globalement en bonne voie de constitution (en terme de nombre), le manque « d’aire de grand passage » est criant. Il en résulte une médiatisation désastreuse qui se concentre exclusivement sur la question de la gestion des grands groupes. Alimentant le discours antitsigane et le champ sémantique avec le mot cruel d’« invasion ».

Les accueillis, acteurs de l’accueil ?

Tant au niveau national qu’au niveau local, les autorités publiques, conscientes de leur histoire commune, cherchent à légitimer l’accueil par un processus ascendant. L’accueil serait co-construit avec les personnes accueillies.

Des consultations sont organisées au niveau local pour recueillir le point de vue des Voyageures avant l’écriture définitive d’un schéma, consultations censées intégrer leurs avis et construire un accueil adapté. En pratique, ce sont de grandes salles vides où quelques élues réceptionnent les doléances des quelques Voyageures qui souhaitent encore y participer (oserais-je dire, y croient encore). La plupart du temps, l’accueil se co-construit avec des gens qui n’en feront jamais l’objet : associations (bien souvent constituées sans Voyageures), travailleuses et travailleurs sociaux, et gestionnaires d’aires d’accueil.

D’autres initiatives ici et là émergent pour recueillir la parole des personnes concernées directement sur les aires. Ou plutôt indirectement puisque ce processus emploie les intermédiaires qui dans l’esprit gadjo semblent être les mieux placés pour le faire : les assistantes du secteur social ou les médiateurs et médiatrices nommées dans le cadre des schémas départementaux. Mais en réalité, ces intermédiaires sont les pires qui soit, car les Voyageures les perçoivent souvent comme des intrus, symboles du contrôle d’État et rarement comme des partenaires.

La représentation voyageuse auprès de ces commissions découle du paradigme gadjo qui considère que consulter directement les Voyageures n’est pas la bonne manière de faire. On utilise au plan local des intermédiaires, et au niveau national des représentants dont les modalités de désignation sont pour le moins arbitraires. C’est l’écho d’une perception de la minorité « gens du voyage » comme un groupe tribal : c’est le chef, le représentant qui doit s’exprimer. Comme lorsque les gendarmes nous rendaient visite à chaque installation : « est-ce qu’on pourrait parler au chef ? », ce qui jamais ne manquait de nous faire sourire et de créer quelques atellanes dont seuls les Voyageures ont le secret.

Il existe une « Commission nationale consultative des Gens du voyage » (notez le « G » majuscule), composée de plusieurs dizaines de membres, dont une minorité (huit) sont des « représentants des associations des Gens du voyage ». Ces représentantes ne sont d’ailleurs pas eux-mêmes forcément des « gens du voyage »… il faut se demander comment s’opère la sélection parmi les centaines d’associations existantes ? Au final, l’expression des opinions divergentes ne figure pas dans les avis consultatifs rendus par la Commission pour chaque schéma départemental, ce qui donne l’impression au grand public que ces schémas sont conçus d’un commun accord avec les intéressées… pourtant quasi absentes des discussions.

À titre d’exemple, le décret du 26 décembre 2019, relatif aux aires d’accueil permanent, a fait l’objet d’un avis positif de la Commission alors qu’en annexe, dans un modèle type de règlement intérieur d’aire, il prévoit la possibilité, pour les gestionnaires d’aires, de résilier les conventions d’occupation temporaire des « occupants » (notez aussi le choix du mot « occupants ») après une simple mise en demeure qui peut se faire oralement ! En somme, une expulsion qui peut s’accompagner dans certain cas d’un blacklistage (pratique totalement illégale mais répandue).

Les personnes victimes de ces sanctions ne peuvent donc pas prouver la disproportion de la mesure, puisqu’il suffit au gardien de dire que des mesures intermédiaires ont été prises et annoncées de vive voix. Il n’est pas rare que des familles ne puissent plus avoir accès aux aires d’une collectivité ou d’un gestionnaire privé, ce qui les condamne à l’errance et, ce faisant, à l’illégalité. Pour la petite histoire, la Commission a dû valider ce texte, qui ne lui avait pas été présenté et n’était pas rédigé dans sa version finale. Pire encore, le président de la Commission n’a émis qu’une seule observation : réclamer à ce que « le projet n’impose pas la mise aux normes des aires d’accueil permanent construites avant la publication du décret pour maintenir la capacité d’accueil du stock existant » (le « stock » !). L’aspect pratique prime, il faut conserver à tout prix les capacités d’accueil. Autrement dit, celles et ceux qui sont contraints de vivre dans des lieux insalubres, isolés ou en zone polluée devront attendre… l’encampement prime sur la santé. Quelle personne ayant vécu ne serait-ce qu’un jour sur une aire d’accueil aurait laissé passer cela ?

Plus anecdotique, le décret rappelle que « le gestionnaire doit respecter les occupants et ne pas avoir de comportement discriminant ». Une phrase révélatrice de certaines réalités de terrain. Avec une telle conception de la représentativité et de l’écoute, il n’est pas surprenant que la mise en œuvre de l’accueil soit chaotique.

L’observation des résistances voyageuses dans l’histoire est indispensable pour comprendre le nœud du problème. Lise Foisneau, autrice d’un remarquable article sur la question s’intéresse, en tant qu’historienne, à la question des « nomades » dans la Résistance. Elle met en exergue plusieurs formes de résistance, qui vont de la plus simple à la plus spectaculaire. Pour compléter ses écrits, voici quelques exemples contemporains. On observe deux formes de résistance vis-à-vis de texte de loi relatif à l’accueil, l’une se l’approprie à son avantage, l’autre va à son encontre.

Les Voyageures de l’aire d’accueil d’Albi ont lutté pendant des années en s’installant illégalement dans une gravière et en réclamant le droit d’y rester. Le terrain en question a fini par devenir une aire d’accueil scindée en deux, avec une partie réservée à ses habitantes historiques —donc une aire de sédentarisation—, et l’autre destinée aux Voyageures de passage, les fameux « occupantes ».

Ce jeu avec la légalité et ce que la loi Besson présente comme des droits obtenus est devenu un objet de revendication politique. Je m’installe ici car vous, représentants de l’État, ne respectez pas la Loi ! Ce retournement de l’illégalité a un côté savoureux. Ce jeu aura duré quelques années et continue dans certains territoires qui ne sont pas encore en conformité avec leur schéma. Vous voulez me contrôler avec des lois, alors je retourne ces lois contre vous.

Ces histoires ne sont pas sans rappeler ces longues luttes qui ont abouti à l’obtention de terres par des minorités dans d’autres parties du globe. Mais il n’en est rien, car ces terres d’accueil dédiées aux « gens du voyage » en France ne sont juridiquement pas les leurs et sont administrées par la majorité. Leurs habitants restent des « occupants ».

Vivre en aire d’accueil, déclarer au préalable les trajets de grands groupes, vivre en aire de grand passage, c’est se soumettre à certaines obligations plus ou moins supportables. Pré-paiement, contrôle, surveillance, respect d’un règlement, acceptation de l’autorité du gardien, délimitation juridique de l’espace de vie, isolement, présence de nuisances… La liste est longue et la volonté d’y échapper est humaine.

L’illégalité, c’est vivre en dehors de ce système d’encampement. L’illégalité, pour certaines Voyageures, c’est vivre libre. Mais à quel prix ? Les expulsions, le harcèlement des policiers, de l’administration ou des travailleurs sociaux, l’hostilité de la population…

De l’avis général, vivre dans l’illégalité exclut toute stabilité à long terme. Mais en fait, même dans le respect de la légalité, le « gens du voyage » n’échappe pas à l’expulsion, puisque les autorisations de stationnement sur une aire sont temporaires, puisque l’aire observe chaque année des périodes de fermeture administrative, puisque le retard de paiement induit souvent l’expulsion.

Quant au harcèlement policier et administratif, même les habitantes de l’aire d’accueil de Petit Quevilly victimes de l’incendie de Lubrizol peuvent en témoigner ! Opposées à leur gestionnaire, la Métropole de Rouen Normandie, au sujet de leurs mauvaises conditions d’existence, ils et elles supportent depuis des mois des contrôles inopinés, des refus de régularisation administrative, etc.

De même à l’autre bout de la France : quel a été le tort de ce groupe qui, le 2 août 2019, a subi une « opération de contrôle » (ne parlez surtout pas de perquisition) à La Ciotat et du traitement médiatique qui s’en suivi, présentant ses membres comme d’évidents coupables. Mais au fait, coupables de quoi ? La communication officielle justifiait l’opération de contrôle par la recherche d’armes et de stupéfiants. Rien n’a été trouvé mais Var Matin titrait le même jour « Opération de contrôle chez les gens du voyage à La Ciotat ». Cette « opération de contrôle » n’est que l’expression du rejet dont les voyageureuses font l’objet. En revanche, rien ne fut dit sur le fait que La Ciotat n’est pas en conformité avec son schéma d’accueil et rien sur le mauvais traitement infligé aux « occupantes » qui n’ont pas échappé au harcèlement, aux chiens piétinant les matelas, souillant le sol des caravanes, renversant les jouets des enfants, pas échappé non plus à la visite d’hommes armés, ni au traitement médiatique racoleur.

À Volvic, les habitantes installées sur l’aire qui leur est réservée, poussées par l’agressivité de la population qui multipliait les plaintes à leur encontre, les actes d’intimidation et de harcèlement, ont dû finir par fuir l’aire.

La résistance des Voyageures reste vaine tant qu’elle est présentée comme négative par le discours des dominants. Y remédier suppose l’émergence d’un contre-discours politique opposé à « l’accueil » et proposant de lui substituer des solutions alternatives pensées par les personnes concernées, et soutenues par des instances légitimées par un fonctionnement démocratique et représentatif. Les propositions ne manquent pas : renforcement de la représentativité, autogestion ou gestion participative des aires, création de comités de protection composés uniquement de Voyageures, interdiction d’implantation d’aire dans une zone isolée des zones habitées ou proche de sites pollués, création d’aires sous forme de coopérative, d’achat de parcelle mutualisée, facilitation de l’accès au crédit, aux assurances, autorisation de stationner sa caravane sur son propre terrain plus de trois mois par an, etc.

Pour inverser ce processus, il faut des outils qui conduisent à une réappropriation du champ sémantique, du discours. C’est l’objectif du recensement et de l’analyse des aires dans leur environnement. Constituer des données incontestables sur les politiques « d’accueil des gens du voyage » en France. Trouver des éléments de lutte pour qu’un jour l’accueil soit l’ancrage de la mobilité, l’étranger de l’intérieur, l’autochtone, l’itinérant, le Voyageur. Un jour, passer de l’aire d’accueil à l’aire du chez soi.