Plan B animal : la cartographie sensible d’un espace partagé

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23 septembre 2023

 

Plan B Animal est une carte alternative qui trace deux années de cheminements pistés et géolocalisés de la faune sauvage vivant dans un milieu forestier et agricole contraint, découpé par des voies de transport et des zones d’activité humaine, qui sont autant d’obstacles plus ou moins infranchissables pour les animaux. Leurs sentes et lieux de vie révèlent la présence d’animaux souvent invisibles mais qui « pratiquent » réellement ce territoire partagé en essayant de « faire avec » les risques et contraintes...

par Katrin Gattinger

Artiste plasticienne et enseignante-chercheuse en art et sciences de l’art à Strasbourg

et Anna Guilló

Artiste et professeure à Aix-Marseille Université
Vous pourrez voir cette œuvre cartographique dans le cadre de l’exposition
« Sur les bords du monde : Férales, fières & farouches » proposée par
le Fonds régional d’art contemporain (FRAC) Alsace à Sélestat jusqu’au 19 novembre 2023.

Là où les animaux et les êtres humains se croisent sans (presque) jamais se rencontrer

Plan B Animal est une carte réalisée à partir de nombreuses séances de pistage d’animaux sauvages dans une petite forêt alsacienne située dans en milieu rural, morcelée par des voies de communication (autoroute, canal, voies de chemin de fer, routes départementales, ligne de haute tension…) et des zones d’activité humaine (bûcheronnage, loisirs).

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Plan B Animal
Mine de plomb, stylo bille, encre, acrylique et impression jet d’encre, 2022.
Katrin Gattinger et Anna Guilló

Entourée par l’agriculture intensive, la faune et notamment les mammifères de moyenne et grande taille (renards, blaireaux, martres, chevreuils, sangliers) est relativement « fixée » dans cet espace a priori hostile. Les mammifères, sauvages ou liminaires, s’y développent étonnamment, partageant avec les humains un territoire sans les côtoyer.

Dans Plan B Animal, les déplacements « invisibles » des animaux, suivis au sol à partir des traces qu’ils laissent, sont véhiculés par des systèmes de captation d’images : piège photographique, relevé d’empreintes, tracés GPS et cartographie. Ce travail de pistage permet de réaliser l’un des fantasmes de la cartographie qui est celle de représenter les invisibles. Ici, c’est la superposition de deux mondes réputés inconciliables qui est travaillée entre ruralité hyper-urbanisée et monde « undergound », grâce à une des pratiques les plus anciennes de l’humanité (pistage) et une technicité des plus actuelles (géolocalisation).

Les parcours des animaux sont figurés sur la carte par des lignes rouges tracées à l’acrylique et une partie des traces relevées a été dessinée et transposée sur des tampons, chaque symbole renvoyant à une légende spécifique.

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© Fonds régional d’art contemporain (FRAC) Alsace de Sélestat

Pour protéger les animaux qui s’y cachent, la carte ne livre pas les coordonnées et noms des lieux.

L’enjeu de la carte Plan B Animal est avant tout de créer un dessin à partir d’une expérience personnelle intime et spécifique – notamment une attention et une compréhension nouvelle de la faune, une approche différente de l’autre. Cette expérience d’entraînement de l’acuité, transposée en dessin cartographique, permet des lectures et projections variées et stimule la création de fictions.

Cartographier une expérience sensorielle

Dialogue avec Katrin Gattinger et Anna Guilló
animé par Philippe Rekacewicz
Les textes en italique entre guillemets sont les citations des deux artistes.

Nous abordons avec Katrin Gattinger et Anna Guilló la question de l’intention cartographique particulière qui sous-tend la création de cette œuvre, au-delà de la performance artistique de l’installation.

Cette composition cartographique nous invite à découvrir une forêt et ses petits secrets, en nous proposant de rencontrer des animaux « par procuration », c’est-à-dire grâce aux traces sinueuses et variées qu’ils laissent derrière eux, mémoire et preuves vivantes de leur existence et de leurs déambulations. C’est une figuration un peu fabuleuse — au sens propre et figuré du terme — de ce qu’on pourrait appeler « les pratiques spatiales animales », exactement comme on cartographie nos usages de l’espace, nos pratiques territoriales urbaines, qui témoignent entre autres de nos capacités d’adaptation aux infrastructures qui peuplent notre quotidien, et aux possibles obstacles qui viennent perturber nos cheminements.

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Plan B Animal
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Photo : K.G et A.G

La carte est moins le moyen de décrire le monde tel qu’il est que de le représenter tel qu’on le voit ou tel qu’on le comprend de manière très personnelle. C’est de toutes façons une figuration, mais en prolongement du geste cartographique, elle peut aussi être un véritable acte politique et social. Alors, que se cache-t-il derrière cette œuvre, comment les deux artistes ont été conduites à imaginer et formaliser cette composition cartographique ?

Pour résumer rapidement, on pourrait peut-être dire que Katrin, c’est principalement l’acquisition des données et des informations sur le terrain, et Anna une metteuse en scène figurative de ce corpus de données. Mais en réalité, il faut assouplir cette image, car, dans le développement de ce projet artistique, toute le monde fait un peu tout !

Katrin pratique depuis longtemps une activité de pistage amateur qui la conduit très fréquemment dans une forêt située dans un milieu assez anthropisé, environnée de champs de maïs et de houblon, de petites routes départementales qui croisent la ligne TGV, l’autoroute, un canal et quelques villages, dans lequel les êtres humains habitent, circulent et travaillent. Dans ce milieu dynamique, les activités humaines représentent autant de contraintes pour les animaux, et il était intéressant de comprendre comment les animaux s’accommodent de cette présence potentiellement mortelle pour eux puisqu’ils y sont indésirables voire chassés. Cette œuvre nous l’avons créée à quatre mains et quatre pieds, en belle symbiose. Lorsque l’une piste et trace les animaux dans la forêt, l’autre dessine les informations recueillies, crée la carte ; lorsque l’une dessine les légendes au stylo bille bleu, l’autre crée les pictogrammes et les tampons et le fond de la carte à la mine de plomb [grasse], et à force de récolter, de dessiner, de douter sur les modes d’expression à privilégier, de travailler des heures et des heures pour assembler ces éléments, se constitue peu à peu cette carte collective dans sa composition performative finale. »
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Plan B Animal
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Photo : K.G et A.G

C’est donc la carte des interactions entre les humains et les animaux conçue à partir d’éléments intersticiels, de traces physiques et déduites d’appareils de mesure. Car oui, dans la forêt, les infrastructures humaines, les obstacles nombreux contraignent les animaux à s’adapter, à toujours trouver des moyens de les contourner ou de s’y adapter. Humains et animaux fréquentent les mêmes endroits, les mêmes lieux, ou des lieux adjacents, mais pas forcément au même moment. Ces êtres vivants se croisent dans un même espace sans (presque) jamais se rencontrer.

Cette œuvre est en même temps une cartographie radicale, sensible et émotionnelle.

Radicale, parce que c’est bien un des objets importants de la représentation figurée du monde que d’essayer de faire apparaître tout ce qui se passe sur ce territoire — événements et processus —, ce qui est dissimulé, de rendre visible l’invisible en révélant ce qui, dans le paysage et l’environnement — pour peu qu’on sache lire et interpréter les éléments qui s’y trouvent : les données qui marquent la « preuve des choses » (les traces).

Sensible et émotionnelle, parce que les deux artistes ont clairement choisi une pratique particulièrement sensorielle de la cartographie en privilégiant surtout l’acquisition par l’expérience du terrain des informations et des données nécessaires à la création de la figure, dans cette nature où l’on se sent infiniment mieux que devant son ordinateur, au bureau, où l’on a toujours l’impression que l’écran joue le rôle du filtre qui nous éloigne de la « vraie vie ». La relation au sujet, initialement scientifique, se prolonge finalement par un rapport émotionnel fort qui va contribuer à donner à l’œuvre finale une atmosphère à laquelle on ne peut rester insensible.

D’ailleurs, le titre de l’œuvre — « Plan B animal » — se réfère à cette idée : « ces déambulations, ce travail patient dans la forêt, c’est l’alternative nécessaire, pour ne pas dire vitale, de quitter son bureau, la pièce fermée, l’ordinateur, pour voir le monde autrement : une sorte d’échappatoire, pour découvrir et apprécier d’autres formes de vie. ».

En somme, faire connaissance en live de ce qu’est la « géopolitique » de la forêt.

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Plan B Animal
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Photo : K.G et A.G

L’expérience intime de l’espace, du terrain, la présence sur les lieux, les sens en éveil, permet de sentir, de voir, d’entendre et de comprendre cet environnement d’une manière différente, infiniment plus humaine, comme si la fusion du corps avec la nature, en immersion dans le sujet de la carte, enrichissait l’inspiration et suggérait les formes du dessin.

Quand on est dans la forêt en train de chercher, de pister, nous sommes dans une économie de l’attention, de la même manière qu’on est dans une économie de l’attention lorsqu’on passe des heures à dessiner une carte, à refaire les tracés, de manière très patiente, très lente. Il y a ici un aspect presque méditatif. On s’introduit dans un milieu, on se force à ouvrir grand les yeux et les oreilles, de mettre tous nos sens en alerte, et de tenter de capter tout ce qu’on n’entend pas et qu’on ne voit pas quand on traverse simplement un lieu sans penser précisément à ce qu’il est. »
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Plan B Animal
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Photo : K.G et A.G

Katrin et Anna évoquent « la réhabilitation du temps long et lent » qui permet la réflexion et l’épanouissement de la pensée ; c’est donner du temps au temps pour bien préparer l’œuvre que l’on veut créer. Les artistes, dans la forêt, sont en mode observation, très concentrées, le regard affûté, très attentives à tout ce qui pourrait arriver, à tout ce qui est à portée du regard.

C’est juste une image, mais en travaillant dans la forêt, dans la recherche, je me mets toujours un peu dans la tête de l’animal : je me demande toujours pourquoi il est passé là, pourquoi dans ce sens, qui allait-il rejoindre, dans quel lieu allait-il se frotter ou prendre son bain de boue… Toutes ces traces me racontent une histoire que j’interprète : c’est une rencontre avec eux, à distance, à leur insu même si je suis convaincue qu’ils sentent ma présence, je m’approche d’eux sans jamais chercher à aller les voir et encore moins les déranger. »

Cette œuvre est une belle rencontre entre l’art et la science ; scientifique en ce qu’elle bénéficie de la technologie d’acquisition et de mémorisation des données factuelles, et artistique par l’usage subtil de la sémiologie graphique, des modes de représentation visuels, de la géométrie, qui plus est dans ce cas avec une belle économie de moyens avec le choix minimaliste (et modeste) du stylo bille, des crayons noirs (mine de plomb), des tampons (qui sont un peu le symbole de l’empreinte des animaux), et enfin du nombre limité des couleurs, ce qui n’aurait pas déplu aux designers d’information Otto et Marie Neurath [1].

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Plan B Animal
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Photo : K.G et A.G

Enfin, cette œuvre est tout ce que les géographes aiment voir sur la carte : une inégale répartition des éléments et des processus, concentrés et touffus avec une présence très marquée par endroits, et d’autres, très lâches, presque inexistants qui sont des lieux qu’apparemment les animaux évitent. En tout cas, non, les animaux ne vont pas « partout » indifféremment.

En réalité, les zones de vide sur la carte ne signifient pas qu’il ne s’y passe rien, ce sont des zones un peu plus difficiles d’accès où il se passe des choses, mais les animaux que nous avons tracés n’y sont pas nécessairement allés. Il y a vraiment des espaces où l’activité est plus présente que d’autres. La carte n’est pas exhaustive et, comme toute bonne carte, la représentation est généralisée, synthétisée : on n’y met pas tout. Aussi, dans les zones très fréquentées, tout était piétiné, il y avait une telle multitude de traces qu’on ne voyait en fait plus rien. Il fallait de toutes façons choisir les éléments à faire figurer et renoncer à certains autres. »

C’est tout cela qui en fait une cartographie originale, inédite et émouvante, une composition qui résonne bien avec l’approche artistique conceptualisée par Vassily Kandinsky au début du XXe siècle dans son livre Point et ligne sur plan. [2]

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Plan B Animal
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Photo : K.G et A.G

Le « point » d’abord : les symboles ponctuels, ce sont tous ces lieux remarquables symbolisés par les dessins et les tampons.

On découvre les « jacuzzis » des sangliers, haut-lieux de la baignade. Puis il y a des « zones de frottement » : « après le bain de boue dans leur fameux jacuzzi, les sangliers viennent se frotter contre les arbres, les bosquets, comme on le voit sur le dessin, recouvrant les arbres de terre boueuse. On a presque l’impression qu’ils ont été peints ! ». Au tournant d’un chemin, on découvre « L’arbre invite » : La forêt est divisée en quartiers, et dans chacun de ces quartiers, il y a un arbre contre lequel les animaux viennent se frotter, se gratter — surtout des sangliers — pour marquer leur territoire, "laisser des messages". À force de répétition, l’arbre s’abîme et au bout de quelques décennies il présente une large ouverture et laisse apparaître son cœur… Le nom semble bizarre, mais c’est une terminologie réelle proposée par Baptiste Morizot [3]. Ces arbres sont plus ou moins grands, plus ou moins marqués ».

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Plan B Animal
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Photo : K.G et A.G

Les animaux laissent de nombreuses traces, des preuves de leur passage que les artistes détectent et collectent.

Les légendes bleues sont des dessins au stylo bille créés à partir d’observations, d’esquisses et de photos, et c’est à partir de ces dessins que les artistes ont créé des « pictogrammes » simplifiés, lesquels ont été fabriqués sous la forme de tampons qu’elles ont simplement appliqué sur la carte. Ces symboles sont des généralisations qui qualifient les lieux : « Le tampon est un choix symbolique qui avait du sens pour nous, c’est une métaphore, il symbolise l’empreinte laissée par l’animal. »

Puis, la « ligne » : cette œuvre nous offre aussi ce qu’on pourrait qualifier de « confrontation géométrique » entre d’une part, les lignes droites et froides des allées, des routes, des voies ferrées, des lignes électriques et les aspects angulaires typiques des infrastructures humaines, et d’autre part les sinuosités complexes sans logique apparente des animaux, qui laissent paraître leur adaptation à un milieu très contraint. La superposition des deux styles aussi contrastés nous apporte cette dimension résiliente.

Enfin le « plan », avec la représentation en noir de cette forêt représentée de manière lisse dans l’ensemble mais granuleuse dans le détail.

Sur ce « plan », Katrin commence le pistage des animaux, regarde tout, partout, détecte les traces, repère les indices et note soigneusement chaque élément, autant d’informations qu’il faudra reporter sur la carte. Elle travaille avec des moyens traditionnels — des méthodes « ancestrales » de pistage — et en même temps des moyens technologiques (empreinte numérique du GPS) qui, une fois reportés sur la carte, font peu à peu apparaître les itinéraires, les lieux d’actions et de rencontres qui vont révéler les pratiques spatiales complexes de ces animaux.

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Plan B Animal
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Photo : K.G et A.G

Apparaîtront alors clairement deux couches d’informations qui se superposent, d’une part les éléments anthropiques de la contrainte (routes, maisons, stand de tir, petites industries), et d’autre part cet immense fouillis de traces laissées par les « usages » que font les animaux de cet espace : quand les humains s’absentent du lieu, à la tombée de la nuit, la vie animale s’anime et, comme le dit joliment Anna, « c’est la fête au village ! ».

Et c’est cette vie intense qui se développe, « invisible à nos yeux d’automobilistes filant à 130 km/h sur l’autoroute, traversant en quelques dizaines de secondes cette forêt loin de nous imaginer la diversité et l’importance de la vie animale sociale qui s’y joue… ». Et dans ce cas d’espèce, « une métaphore intéressante du monde “supérieur’’ et du monde “inférieur’’, au sens physique du terme (vie underground) aussi bien qu’au sens politique (avec un « partage » concurrentiel de l’espace) ».

Ce qui est assez drôle, c’est que certaines de ces zones très fréquentées par les sangliers se trouvent juste derrière le stand de tir où les chasseurs s’exercent à bien tirer ! Apparemment pas trop dérangés par le bruit des tirs, les sangliers y ont organisé une sorte de village avec des espèces de petites ruelles pour circuler, des endroits pour se reposer. Ce qui est important pour nous c’est que le lieu exact ne soit pas relevé, de rester assez vagues, et surtout de ne pas donner l’adresse exacte des terriers et des endroits de repli des animaux afin de ne pas faciliter le travail des chasseurs... »
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Plan B Animal
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Photo : K.G et A.G

Katrin et Anna considèrent leur œuvre comme une installation en mouvement, en constante évolution. Derrière les choix il y a des questionnements, peut-être des regrets :

Alors voilà, nous continuons aussi de douter sur les choix : nous considérons la carte comme étant incomplète parce qu’on aimerait qu’il y ait davantage de “fils rouges’’, mais nous sommes conscientes que s’il y en avait trop, nous deviendrions totalement illisibles. Fallait-il tout mettre au risque de dessiner une pelote de laine incompréhensible, ou choisir les tracés remarquables pour rester lisibles, mais nécessairement ignorer une partie des informations ? Que voudrions-nous que le public — à qui nous proposons cette œuvre — comprenne et retienne ? Le sens artistique qui pourrait admettre la totalité de la pelote de laine, ou le sens intellectuel du savoir avec juste les quelques traces qui montrent les logiques d’usage du territoire par les animaux qui y vivent ? Jusqu’où aller dans le détail ? Nous recherchons le bon compromis entre trop et pas assez de précision… Avec un peu de distance par rapport à l’œuvre, et au regard de tous ces doutes, il est bien possible que nous en fassions une nouvelle version ! »

D’ailleurs, une édition pliable à tirage limité de la carte est prévue pour 2023 ou 2024, ce qui lui permettra de continuer sa route autrement.

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Plan B Animal
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Photo : K.G et A.G