Prologue
Chaque fois que nous observons un paysage, nous sélectionnons des informations afin d’en saisir les particularités. Spontanément, comme l’écrit Michel Collot, nous « l’organisons et l’interprétons » [1] et inconsciemment notre regard devient « subjectif », même si notre position dans l’espace, et notre point de vue, restent des facteurs qui nous aident à comprendre le paysage. La notion de paysage telle que définie par Michel Collot fait référence à un « tout », lui-même caractérisé par son homogénéité. C’est en cela que la limite de l’horizon externe - une ligne au-delà de laquelle plus rien n’est visible par l’œil humain [2] - amène à une représentation mentale plus facile, dès lors que les « objets dispersés auparavant se ressemblent ».
Cela a des conséquences également sur la manière dont la géographie conçoit les cartes. En effet, celle-ci, dans une période récente, s’est attachée à légitimer l’analyse des représentations mentales qui permet de cartographier la manière dont les êtres humains perçoivent leur environnement, c’est-à-dire d’intégrer dans la carte la dimension perceptive en complément des éléments factuels [3]. Ainsi, la carte, alors qu’elle servait essentiellement à se repérer dans l’espace, ou à servir les stratèges pour faire la guerre, devient un outil stratégique de communication politique, idéologique ou conceptuelle.
Grâce à ces nouvelles approches, pour cartographier les processus ou les « ressentis », coller au réel de la géographie n’est plus absolument nécessaire comme l’a montré Roger Brunet avec l’invention des formes chorêmatiques.
Une carte mentale retranscrit ainsi plus le rapport de « soi avec l’espace » que la représentation des rapports communs, pour lesquels la pensée individuelle se substitue à la vision collective : « Représenter, cartographier la ville, l’espace urbain dans l’immensité de la multiplicité de ses formes est un exercice complexe, mais finalement très libre et très facile, pour lequel chacun [4]
e d’entre nous n’a qu’à convoquer son sens de l’observation et un peu de son imaginaire pour en restituer une représentation visuelle. »Le passage entre la représentation mentale et la représentation graphique nous oblige à nous poser des questions : Quelle symbolique (formes, couleurs) vais-je choisir ou créer pour dessiner ce que je vois (ou plus précisément ce que je pense que je vois) ? Est-ce que je veux être compris
e ? Qu’est-ce que je veux montrer ?Produire une carte suppose de penser simultanément les gestes nécessaires à sa fabrication, du choix des éléments à représenter à la sémiologie graphique qui doit s’articuler de manière logique. Cet exercice de cartographie mentale et sensible nous offre des schémas, des dessins et des « cartes-plans » qui matérialisent - avec parfois des images surprenantes - la perception de nos espaces de vie et de nos pratiques spatiales.
Or, le passage de « l’image de pensée » (l’image mentale) [5] à la représentation (carto)graphique soulève des questionnements sur le rôle de la ville, et souligne la distorsion entre l’espace perçu, l’espace représenté et l’espace... réel.
De l’investigation à la classification : « Dessiner » la géographie
Les relations ambiguës entre l’être humain et son environnement
L’être humain conceptualise et aménage son espace de vie en fonction de ses besoins afin de gérer au mieux les milieux dans lesquels iel évolue. Pour restituer cartographiquement un paysage urbain, nous associons aux différents éléments identifiés des symboles destinés à faciliter la lecture de l’information. Chacun [6]. Ces variations font la richesse et la diversité des cartes mentales tout en « alimentant » la mémoire collective d’images perçues et vécues. Comme l’explique Michel Chiappero [7], nous pouvons rapprocher la carte mentale urbaine du dessin d’urbanisme, dont il définit neuf fonctions (voir schéma ci-dessous).
e d’entre nous perçoit l’espace à sa manière, « selon sa propre sensibilité, et face à une même scène, dix géographes dessineront dix mondes fort différents »La carte mentale révèle « les liens entre les êtres humains et leurs espaces de vie, leur identité et leurs pratiques quotidiennes » [8]. Comme le dessin d’urbanisme, la carte mentale expose des aspects du paysage. Grâce aux couleurs et à la symbolique utilisées, l’observateur trice restitue les problématiques urbaines — logement, nuisances sonores, trafic automobile, mode de gestion des déchets. Si l’urbanisme se concentre sur l’élaboration du projet (fonction 5 et 6), la carte mentale permet d’interpréter et d’analyser les dessins. « Désigner les territoires » (fonction 7) est une vision propre à chaque personne. Au terme de ce processus de production (carto)graphique, l’urbaniste « conçoit et mobilise autour de "schémas-concepts" » [9], alors que le géographe cartographe décèle les ressources et les contraintes du territoire.
Les personnes ayant participé à l’expérience de « cartographie sensible et mentale » n’avaient pas connaissance des fonctions et des objectifs du dessin d’urbanisme, ni même des codes cartographiques. C’est pourquoi les dessins obtenus sont aussi variés et originaux. Chacun
e a sa propre perception.Les participant
es se trouvaient face à deux défis : trouver les modes de représentation pertinents pour figurer leur ville, et réaliser l’exercice en un temps limité (assez court) — de 10 minutes à une heure. Elles et ils ont dû sélectionner et trier les éléments déterminants pour n’en garder que les principaux, les obligeant ainsi à hiérarchiser les objets représentés.Il y avait une difficulté supplémentaire à surmonter, plus psychologique en particulier pour les adultes, celle d’être jugé
e sur la qualité esthétique de leur dessin : certain es participant es refusaient, dans un premier temps, de le soumettre si elles ou ils ne le trouvaient pas « beau »...L’exercice qui s’intitulait « Dessine-moi ta ville » laissait aux participant [10].
es la liberté d’interpréter « leur ville » comme elles et ils le souhaitaient : Fallait-il dessiner la ville telle qu’iels se la représentaient, telle qu’iels la « souhaitaient », ou bien la ville dans laquelle iels vivent ? Cette ambiguïté sémantique traduit des modèles variés de perception urbaine : l’« étude des images mentales liées à la perception directe de l’agglomération » et « l’image mentale [...] liée à la reconstitution mentale en l’agglomération »Caricature de la ville
Les urbanistes, géographes, paysagistes et architectes s’efforcent aujourd’hui d’effacer les éléments "désagréables" du paysage urbain qui, au fil du temps, s’est construit, comme le dit Jean-Pierre Paulet, comme un « désert de fer et de ciment » [11]. Les nouveaux projets urbanistiques s’orientent davantage vers des espaces urbains plus verts, où les concentrations d’immeubles, l’incohérence des structures, la pollution, etc. disparaissent au bénéfice d’une ville plus écologique, plus soutenable.
À ma grande surprise, pratiquement aucun des stéréotypes urbains auxquels je m’attendais n’ont été représentés dans les dessins : les villes étaient propres et salubres, les problèmes de logement ou d’embouteillage visiblement réglés ! À l’exception de cinq dessins sur quatre-vingt-quinze — les œuvres montraient des villes idéalisées. Si on accepte l’idée que le dessin est subjectif, c’est-à-dire qu’il est une interprétation du réel, est-il possible de le relier « objectivement » à ce réel ?
Dans son ouvrage Géographie urbaine, Jean-Pierre Paulet analyse « la distinction entre un espace urbain objectif et des espaces subjectifs » [12]. Dans le premier cas le treillage et le maillage de la ville sont des éléments appartenant à l’objectivité de la ville ; les formes que sont les rues, l’emplacement des immeubles, les places et les commerces sont objectifs. Dans le second cas il s’agit de l’expérience humaine traversée et vécue par les habitants dans l’espace urbain. L’autre moyen de représenter objectivement la ville est de s’attacher à la densité, au Produit intérieur brut (PIB) ou à l’Indice de développement humain (IDH), ou encore à d’autres indicateurs se rapportant aux habitant es, bien que leur représentation reste subjective dans leur transcription graphique.
Ces distinctions ont permis de discerner deux types de carte mentale dans les dessins produits lors de l’atelier : d’une part celles qui représentaient une ville « archétype » (figures 1 et 2), fondée sur les injonctions politiques, sociales, culturelles, d’autre part celles qui aspiraient à mettre en valeur l’unicité de la ville. Nous parlerons dans le second cas de la ville « identité » (figures 3 et 4).
Dans la figure 1 qui représente l’entrée dans la ville de Lyon, dessinée par Maxence (44 ans), où se distingue la Tour du Crédit Lyonnais à la Part-Dieu,
l’ensemble du tissu urbain est noyé dans un estompage noir ; elle se classe dans les villes « archétypes » par son uniformisation urbanistique. Le panneau indicateur placé sur l’autoroute A7 indique un espace ouvert et aisément « traversable ».
De même, Amauray (7 ans) nous offre une belle représentation contrastée entre la ville et la nature, vision tranchée entre un côté qui incarne la variété de la biodiversité — la joie marquée par les émoticônes « gravés » sur les arbres, leur forme arrondie, etc. — et l’autre qui figure une urbanisation sévère, austère, très « bétonnée » et uniformisée.
La nomenclature des dessins
Les participant
es à cet exercice étaient âgés de 7 à 79 ans ; les enfants (7-11 ans) représentent 35% de l’échantillon, les adolescents (12-20 ans) 25%, les adultes (21-60 ans) 29% et les seniors (61-79 ans) 11%. Les femmes étaient représentées à 47% et les hommes à 53%.Les dessins étaient classés en trois catégories :
- Cours élémentaires première année (CE1) de Solaize
- Cartes mentales de la ville identitaire (notés selon l’ordre alphabétique)
- Cartes mentales de la ville archétype (chiffrés)
La création de tableaux comparatifs a permis de regrouper les dessins selon des thèmes, des objets, ou des concepts définis. Le marqueur rose indique les éléments récurrents ; dans le cadre d’une ville archétype, les participant
es limitent presque toujours la ville aux immeubles, aux bâtiments, aux routes et à la végétation. En revanche les aspects négatifs ou déplaisants de l’urbanité sont relativement peu fréquents (marqueur orange) : par exemple seules 5 personnes sur 31 ont figuré la pollution et les poubelles. L’aspect le plus surprenant de ces résultats est l’absence d’êtres humains, qui n’ont été représentés que par une petite dizaine de personnes...Sylvain (36 ans) a choisi de s’approprier des symboliques lyonnaises (figure 3), en produisant une carte que l’on peut qualifier « d’identitaire » ; il met en exergue les emblèmes de la ville de Lyon — Fourvière, la place Bellecour avec la statue de Louis XIV, la tour du Crédit Lyonnais, le stade de Gerland et son équipe de football, l’Olympique Lyonnais, ainsi que le Guignol...
Sylvain a opté pour une vision large et relativement globale de la ville, dans laquelle il s’efforce de montrer différents points de vue, à la différence de Maxence qui s’est focalisé sur un point précis et unique : une des entrées principales. Ces choix renseignent un peu plus sur les perceptions de l’urbain que sur les pratiques spatiales, même si, comme le rappelle Jean-Pierre Paulet, « la carte mentale se construit en liaison avec l’action et le déplacement » [13].
Mathieu (11 ans) a choisi de figurer sa ville (Solaize) en représentant son blason accompagné des symboles qualifiants de cette commune située en périphérie de l’agglomération lyonnaise. Son dessin se construit autour d’une unité :
- Le bleu de Solaize, variété de poireaux classée au patrimoine mondial de l’Unesco, est représenté par les bordures vertes du blason ;
- Les bordures roses représentent les habitations collectives ou individuelles ;
- Le bandeau orange fait office de panneau d’affichage ;
- Les rayures symbolisent les champs et les cultures ;
- Les quartiers S, L, A et Z sont les étalages, et la zone noire le compost (la ville de Solaize développe une politique de développement durable).
Les participant [14]
es ont dessiné leur perception « immédiate » des paysages urbains qui leur sont familiers, laquelle « perception suppose une construction mentale (…) qui se différencie de la représentation mentale : celle-ci évoque les objets en leur absence ou ajoute des souvenirs (…), et l’image mentale constitue une représentation de la réalité déformée et enrichie par l’esprit »Pour produire une représentation mentale, « un individu doit trier, arbitrer et déchiffrer les messages qui proviennent de l’environnement » rappelle Jean-Pierre Paulet, citant les trois critères identifiés par l’anthropologue américain Edward Twitchell Hall [15]. Dans ce contexte, comment pouvons-nous « matérialiser » nos impressions, nos émotions, nos perceptions ou nos sentiments dans une carte bidimensionnelle ?
Une distorsion entre l’espace perçu et l’espace représenté
Confronter des idéologies
À quelques exceptions près, et compte tenu des capacités artistiques de chaque participant
es, les 95 dessins présentent de fortes ressemblances. L’exercice était essentiellement basé sur les souvenirs personnels de chacun es, autant de leurs pratiques spatiales que de leur perception générale : en d’autres termes, nous leur demandions de se projeter mentalement « dans la ville » pour en proposer une figuration en deux dimensions.Pour répondre à l’intitulé « Dessine-moi ta ville », une partie des participant
es ont proposé une ville archétype, sans identité, une ville qui ressemble à beaucoup d’autres, alors que d’autres tentaient plutôt de mettre en valeur une particularité très spécifique qui permettait de l’identifier même sans toponymie.La manière dont nous percevons l’espace urbain est grandement dépendante de notre culture, de notre éducation et de notre capacité à observer et absorber ce que l’on voit, et ce malgré le fait que les villes « sont à la fois le produit et le reflet des sociétés » [16]. Si Roger Brunet « souligne l’importance des représentations liées aux croyances, aux symboles, aux religions, à l’irrationnel ou aux règles morales » [17] c’est que l’être humain se voit au centre du monde, disposant d’une « coquille » [18] dont l’échelle est très variable, de l’appartement à l’agglomération entière.
Les figures 5 et 6 révèlent cette volonté d’habiter l’espace. Séverine (39 ans) a dessiné des espaces de la ville de Lyon qu’elle fréquente souvent ou qu’elle assimile à des activités — le parc de la Tête d’or : « ça joue à la balle ». Elle distingue également les lieux qui lui sont propres, comme « mon chez moi » et « mon gagne-pain », des lieux collectifs tel le musée des Confluences — surnommé « Coléoptère » —, ou Fourvière (« ça monte »). La toponymie est absente du dessin. Clémence (7 ans) a travaillé à une plus grande échelle, pour partager avec nous l’intimité de son espace de vie, sa maison, son jardin, le parking, une route avec deux véhicules, et enfin la mairie. Dans ces deux dessins, les participantes « s’approprient » l’espace.
Au centre le lieu de vie principal, puis l’espace connu se développe de manière circulaire (figure 5), ou selon une perspective (figure 6). Les directions sont symbolisées par les flèches (figure 5) ou des panneaux (figure 6) ; la mairie est projetée en second plan, derrière les autres bâtiments, créant ainsi une « hiérarchie ». Ces dessins témoignent subtilement des expériences personnelles ; « nos sens sont plus puissants que le plus puissant des ordinateurs », écrit Marie-Christine Vatov [19].
Des voies de communications qui assemblent ou qui fracturent
Seul un tiers à peine des dessins figurent une présence humaine, ce qui donne un aspect un peu « fantomatique » aux villes qui perdent, dans ce cas, leurs trois fonctions essentielles : vivre, se déplacer, habiter. Dans la figure 7, Étienne (16 ans) a nettement distingué l’espace collectif de l’espace individuel — les immeubles deviennent des frontières, les rues des espaces de communication où les gens se rencontrent, se croisent et se mêlent. Le carrefour symbolise la rencontre et la convivialité.
Les personnages sont en mouvement, le dessin est assez dynamique. Étienne a représenté des scènes de la vie quotidienne : promener son chien, s’asseoir sur un banc, traverser une rue ou entrer dans un magasin, buller sur le toit-terrasse d’un immeuble... On roule et on marche.
Si par définition « la ville est une mosaïque de groupes sociaux » [20], elle est aussi le lieu d’une fragmentation urbaine, qu’elle soit spatiale et/ou sociale.
Cette ségrégation est représentée sur la figure 8 par la différenciation entre les HLM standardisés, figurés sur la partie droite du dessin de Kevin (8 ans) et les maisons individuelles sur la droite, avec, entre les deux, un grand axe routier qui fait office de véritable frontière. Kevin accentue cette différenciation en dessinant un soleil au-dessus de la maison individuelle et la pluie sur les immeubles HLM !
La figure 9 de Lucie (18 ans) témoigne aussi d’un espace coupé en deux, dans un dessin où entre en scène la population migrante. Nous sommes dans le quartier de Perrache (Lyon), autour du passage piétonnier reliant le cours Verdun Perrache au cours Verdun Récamier.
L’autoroute fracture littéralement la ville, avec à l’est le camp des migrants, au centre une multitude d’immeubles, et plus à l’ouest des maisons particulières avec vue sur la Saône. Le réseau routier est assez dense, mais il faut noter que les quartiers ne sont pas reliés entre eux, comme si Lucie avait voulu montrer la ségrégation sociale et la difficulté des quartiers à se fondre les uns dans les autres.
Deux études comparatives
La ville est une trame complexe, entremêlée, scindée, entrecoupée de rues et de passages où s’entrecroisent en un ballet bien orchestré piétons, voitures, camions, bus, vélos et tramways.
Jacqueline (59 ans) — figure 10 — figure les embouteillages lyonnais avec une intention assez minimaliste (seulement deux couleurs, une pour le tissu urbain et l’autre, plus agressive, pour attirer notre regard sur le traffic, l’ensemble dans une géométrie simple), alors que Mathilde (18 ans) — figure 11 — tente une représentation du métro londonien dans une grande variété de couleurs et de directions, pour souligner la densité et la complexité. Jacqueline a imaginé une sorte de « ville lego » où sont assemblés et imbriqués les éléments de la ville de sorte qu’ils coïncident ; le schéma est linéaire.
Mathilde a plutôt mis en application ce qu’Alexandros Lagopoulos appelle « trois classes de nature », c’est-à-dire : « lLs points (nœuds ou points de repère) (…) les lignes (axes de circulation ou limites) (…) et les surfaces (régions). » [21].
Jean-Pierre Paulet émet une hypothèse : Si l’on demande à un enfant, à l’école, de dessiner à main levée, sa ville ou son quartier, la figure va sans doute se réduire à des localisations fragmentaires avec des zones inconnues. Un adulte, pour trouver son chemin, aller sur son lieu de travail ou revenir à son domicile, doit se construire une véritable "carte mentale" » [22]. Voyons donc ce que cela donne en « live » dans cet exercice cartographique, avec la carte d’un enfant entre sa maison, son école et celle d’un adulte entre son lieu d’habitation et son lieu de travail.
Flavien (7 ans) — figure 12 — dessine son trajet quotidien pour se rendre à l’école. Il n’y a pas de rupture entre son point de départ et son point d’arrivée — le chemin sinueux et continu — mais il y a des vides significatifs. La partie gauche du dessin est entièrement dessinée — une maison bordée par une clôture, une piscine, des êtres humains, une voiture et, en amont, l’école. Sur la partie droite, en revanche, juste quelques routes sans véritable destination, sans doute la partie de la ville de Solaize qu’il connait le moins. Julien (43 ans) — figure 13 — « déforme » le réel, pour faire en sorte que la route entre son domicile et son lieu de travail soit continue.
La véritable échelle est déformée, et ce sont donc des bâtiments et des lieux spécifiques qui marquent les changements de quartier (les étapes). Il sélectionne aussi le niveau de précision du dessin, avec le quartier de la Croix Rousse très détaillé qui contraste avec la représentation du quartier des affaires de la Part-Dieu, brossé rapidement de grands traits verticaux et horizontaux sans aucune souplesse, peut-être pour suggérer que c’est là que la ville perd son identité...
Mise en perspective des objets conceptuels par la modulation graphique
Une carte peut-elle être objective ?
Regarder le paysage ne suffit pas pour en saisir l’ampleur, la structure et la complexité. Pour aborder « Dessine-moi ta ville », les participant [23].
es ont dû activer autant les ressorts de l’objectivité que ceux de la subjectivitéIl y a dans toutes ces cartes des éléments « objectifs », essentiels à l’identification des éléments de la ville, (espace bâti et non bâti), comme le montrent les figures 14 et 15.
Mathieu (9 ans) et Antoine (11 ans) ont chacun su utiliser toute la surface disponible de la feuille, illustrant l’urbanisation massive et la saturation de la ville : ce qui prédomine ici c’est la ville centre, une sorte de « vitrine de l’urbanité » avec des supermarchés, des banques, des commerces, des cinémas, des musées ou des lieux de loisir comme les aquariums.
Pour Mathieu et Antoine, pour que la ville fonctionne il faut nécessairement des immeubles pour loger les gens, un parking pour se garer, un aquarium, un parc, un plan d’eau, un centrale de production énergétique, un cinéma pour s’amuser, quelques champs pour se nourrir.
C’est en effet ce que soulignent Anne Hertzog et Alexis Sierra : « pour faire fonctionner un système urbain, il faut comprendre l’articulation intra-urbaine pour percevoir ce qui organise (les acteurs et leurs logiques) et ce qui est organisé (formes, paysages, types d’espaces). » [24]. Une mosaïque complète, en somme, un peu de ville, un peu de nature, un peu d’infrastructure.
La vision de Mathieu est un plan linéaire, alors que celle d’Antoine est surfacique, et on peut facilement identifier des îlots : la zone commerciale avec Ikea, McDonald, H&M, Gamm Vert et Carrefour ; la zone industrielle avec l’usine qui émet des rejets ; le quartier d’affaires, et enfin le quartier d’habitation avec les logements collectifs. Ces îlots sont reliés par une matrice de voies de communication et d’espaces naturels.
Des visions multi-scalaires
Dans l’ensemble des productions reçues, il y avait des visions à des échelles différentes, que l’on peut regrouper en quatre catégories :
- la maison individuelle de l’îlot urbain (1 - 30 mètres)
- le quartier (30 mètres - 1 kilomètre)
- la ville (1 kilomètre - 30 kilomètres)
- l’agglomération (au-delà de 30 kilomètres).
Sur l’ensemble des participant
es :– 36% ont dessiné à l’échelle de l’îlot urbain ; ce sont majoritairement des enfants et des seniors, centré es autour de leur zone d’habitation et de l’environnement direct — pour les enfants la boulangerie, l’école, la pharmacie et la mairie, pour les seniors... l’église (Figure 16).
– 18% représentent un quartier dans lequel interagit et cohabite une collectivité et où se développent des activités croisées, ce que suggère la figure 18 avec la représentation des bureaux (en activité ou non), des antennes symbolisant la communication, la présence des espaces de loisirs, et enfin les routes et les carrefours où la circulation est intense pour symboliser les croisements permanents de la « tribu urbaine ».
– 25 % figurent des représentations à l’échelle de la cité ou de l’agglomération, Philippe (13 ans) — figure 17 — a décliné les différentes activités de la région — agriculture, industrie, exploitation des ressources en énergie, activités portuaires et infrastructures routières — dans un dessin très complexe et très précis, peut-être pour montrer que la ville s’insère dans un ensemble, qu’elle s’adapte aux contraintes, en d’autres termes qu’elle fait partie de tout un système, local, national et international via les aéroports).
Anne-Gaëlle (7 ans) — figure 20 —, dans un élan très créatif, ose les distorsions : la maison représentée est de hauteur égale aux plus hauts sommets des massifs ; dans une belle déconnexion spatiale, il n’est dès lors pas du tout gênant de retrouver l’école, le parking, la pharmacie et la boulangerie au-dessus des montagnes. Anne-Gaëlle crée un nouveau paysage, sa vision d’enfant qui superpose et fusionne les différentes échelles.
Faustine (18 ans) — figure 20 — nous offre une très belle perspective qui reflète sa propre expérience depuis le pont de Sainte-Colombe, assez fidèle au réel, respectant les rapports d’échelle entre les différents plans, et enfin rendant compte de la stratification architecturale de la ville. Le belvédère de Pipet (1) et le château de la Bâtie (2) sont des bâtiments de l’époque médiévale, alors que les autres bâtiments qui longent les quais du Rhône sont du XXe siècle. Les numéros dans le dessin introduisent une dimension temporelle dans la représentation : des collines au Moyen-Âge (1 et 2) vers le fleuve et le port pour le commerce (3) avant les extensions urbaines (4 et 5).
La ville comme hyper-lieu
Les bâtiments postmodernes ont été qualifiés de « non-lieux » par Zygmunt Bauman, qui englobe ce processus d’urbanisation dans une « société liquide », où l’individu intègre cet ensemble par son « acte de consommation ».
Michel Lussault [25] a proposé de parler des villes comme d’hyper–lieux, peut-être pour répondre au concept du non–lieu décrit par Zygmunt Bauman dans La vie liquide [26], pour qui les individus s’intègrent dans la vie urbaine par les « actes de consommation », pour montrer que le monde s’homogénéise tout en se différenciant simultanément. Michel Lussault explique qu’« une ville est un assemblage d’hyper–lieux » en réponse à la question : comment qualifier une ville dès lors qu’elle est un lieu qui concentre une hyper-intensité mais est simultanément fragmentée par les quartiers qui instaurent des frontières invisibles ?.
Les cinq caractéristiques d’un hyper–lieu sont :
- l’hyper–intensité avec la concentration ;
- l’hyper–spatialité avec la concentration des réalités spatiales ;
- l’hyper–scalarité où le lieu est simultanément local et international ;
- le lieu où s’exerce l’expérience individuelle en dialogue avec l’expérience collective.
Cette ville hyper-intense, qui reste fragmentée en quartiers mais dont l’architecture s’homogénéise au point de former un ensemble indépendant, se retrouve dans (figure 21) proposée par Richard (66 ans) qui de facto a cartographié un hyper–lieu. Il a titré son dessin « La ville de demain ? Camp de concentration d’urbains », expression de sa vison assez sombre du futur urbain : entassement et saturation.
Pour autant, les formes urbaines ne sont pas toutes similaires, le dessin montre plutôt une diversité. La présence d’antennes numériques, de paraboles et des transports symbolise l’hyper–scalarité : le dispositif physique est local, mais permet des flux numériques internationaux qui annihilent toute notion de réel et de distance. Cette carte figure une sorte d’hyper–lieu fictif.
Épilogue
Cet exercice cartographique a montré que les représentations urbaines sont très diversifiées, et dépendent largement des expériences personnelles, des souvenirs, et de l’importance symbolique que chacun
e attribue à des « éléments remarquables » du paysage urbain. À cela s’ajoute aussi un peu d’idées préconçues, une recherche d’identité et... un peu d’imaginaire.Ces cartes mentales et sensibles témoignent de la manière dont les participant
es pensent et agencent l’espace. Ces transcriptions bidimensionnelles de leurs intentions cartographiques permettent de prendre conscience des écarts entre le réel et la restitution de ce réel (c’est-à-dire de l’interprétation de ce que l’on voit et de ce que l’on sait de la ville). L’essentiel des représentations figure l’espace autour de lieux communs où la présence humaine semble avoir été oubliée. Une partie des participant es ont en fait dessiné leur ville, alors que les autres ont dessiné leur conception de la ville.Enfin, l’intitulé de l’exercice était volontairement assez vague (« dessine moi ta ville ») pour laisser assez de liberté de choix, en particulier dans le choix des échelles de représentation, d’où la grande variété des visions, de la maison individuelle à l’agglomération dans son contexte régional, du centre-ville (plus précisément représenté) aux banlieues et à la périphérie urbaine (apparaissant beaucoup plus confuses dans les dessins). « L’extension tentaculaire des agglomérations, l’imbrication de l’espace rural et de l’espace urbain, rendent les contours des villes très flous » [27] écrit Jean-Pierre Paulet. Devant un paysage, il n’est pas surprenant qu’il y ait autant d’interprétations et de visons que de personnes.
Bibliographie
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