« C’est pas une vie d’être ici ! »

#voyageurs #faux_lieu #photographie

20 janvier 2020

 

Des territoires sans mémoire, sans âme, sans charme. Les terrains que les municipalités réservent aux roms, tsiganes, manouches et autres voyageurs relevant de la catégorie administrative des « gens du voyage » sont condamnés à l’invisibilité, interstices situés à l’écart des espaces de vie et des habitantes. Antoine Le Roux en interroge la nature, froide et strictement administrative, à travers une création photographique intitulée Aires d’accueil - inventaire non exhaustif des pouvoirs de l’imagination et des entretiens avec leurs résidentes.

Texte et photographies d’Antoine Le Roux

Photographe
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— Brigitte W. Sur les places, il y a toujours des histoires. C’est ça qui n’est pas évident. Si ce n’est pas les gamins, c’est autre chose.
Ici, c’est bien. Ce n’est pas loin de tout. Parce que l’aire, parfois, elle est très loin, pour faire les courses, pour l’école des enfants. Pour les amener aux jeux. Tu peux même aller au bourg à pied. C’est pas loin de tout. Ici, ça va, j’ai rien à dire. J’aime bien.
Tu as tout : pharmacie, tabac, boulangerie, épicerie. S’il manque quelque chose que l’on oublie parfois au magasin, il y a tout ici. Et c’est ouvert le dimanche.
C’est bien aussi.
— Antoine Le Roux Comment faisiez-vous avant que les villes construisent des aires d’accueil ?
— BW On s’arrêtait sur les fausses routes. On s’installait sur les cimetières, sur le parking, devant. Comment faire autrement ? Les gens comprenaient, ils nous laissaient prendre de l’eau au cimetière. Sinon, on essayait de trouver un champ à louer. Mais ce n’était pas très évident. On y arrivait. Mais pas tout le temps. Certaines fermes nous ont acceptés. Il y a eu des campings aussi, mais pas tous.
C’est sûr, ils ont fait des petites aires de stationnement. C’est mieux que les grandes. En ce qui concerne la taille, on est mieux ici. Parce que l’on voit qui vient sur les places. C’est pas n’importe qui. Sur certaines aires, il y a vraiment trop de dégâts. Et après, nous servons d’exemple pour la faute des autres. Mais ici, ils nous connaissent. Ils savent qui nous sommes. Même à l’école où va mon fils, ils me l’ont dit.
On se plait par ici. Mon gamin s’est marié et on a pris l’habitude. J’ai trouvé du boulot depuis l’année dernière, à la cantine, dans les écoles. C’est pas loin, c’est ça qui est bien.
— ALR As-tu beaucoup voyagé ?
— BW Dans le sud, beaucoup. Dans le nord. C’est notre vie qui est comme ça. Oh oui, j’ai voyagé. Mais on attrape de l’âge, alors on veut moins rouler. Et j’ai perdu mes parents, et on voyage moins, à cause de ça aussi. On va plus souvent au cimetière. On va sur les tombes. Chez nous. Souvent.

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— Diego S. Ça fait 18 ans que l’on est ici. Avant, j’étais chez mes parents. J’allais à l’école. Puis j’ai passé mon permis, avec quelques difficultés d’ailleurs. Maintenant, je travaille tranquillement. Je suis déclaré. Comme d’habitude, on chine. On est appelé chez des gens. On prend les véhicules, tous mes métaux et on emmène cela à la ferraille. Je mets parfois trois jours pour remplir mon camion.
— Toutoune S. Regarde, j’ai un camion là-bas. Ça fait au moins deux semaines qu’il est là. Celui-là, on l’a bien rempli. Nous, la ferraille, on la tasse. Si on ne la tasse pas, on ne gagne rien du tout. Et là, on a un petit billet chacun. On est content. On peut se nourrir.
— DS Tout le monde croit qu’on gagne des fortunes. Les Gitans ont des Ferrari. Les Gitans ont des grosses caravanes. Si par exemple, je prends un Français qui n’est pas Manouche. Il a un appartement à Paris. Il lui coûte combien, cet appartement ? Au moins 80.000 euros. Il a fait un crédit pour cela. Les Gitans, c’est pareil. Toute la fortune qu’ils ont leur sert à acheter une caravane et un beau camion et une belle voiture. Et ce sera là tout leur matériel. Les Gitans, ils n’ont pas de maison. Moi, par exemple, j’ai peut-être une belle caravane. Elle vaut 15.000 euros. J’ai un camion, une caravane de cuisine et ma voiture. Mais je n’ai pas de maison. Je peux avoir une belle voiture, mais je n’ai pas de maison.
— DS Moi, je n’ai pas le choix d’être ici. C’est vrai. Si je pouvais avoir un crédit et m’acheter une maison. Sans parler de maison mais un terrain où je peux vivre. Je le ferais.
— ALR Que vous manque-t-il sur les aires d’accueil ?
— DS Ce n’est pas une vie d’être ici. Faire la vaisselle dehors quand il gèle. Les toilettes et les douches séparées.
— TS Hier, je prenais une douche. Pour en sortir, j’ai enfilé au moins deux paletots. Tu es obligé. Il gèle tellement là-dedans.
— DS Ce qu’il y a de bien, ce sont les champs autour. C’est juste ça.
— TS On aime bien parce que ce n’est pas clos.
— DS Il nous manque un lampadaire qui resterait allumé toute la nuit. Je crois bien que c’est le plus important. Parce que bientôt, ma petite fille ira à l’école. Et l’hiver, il fait nuit lorsqu’on se lève. Il fait vraiment noir. Dès qu’il fait jour, tu es tranquille. Être dans le noir, ce n’est pas une vie.

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— John D. On se déplace quand même beaucoup, à cause du travail. Parce que si on reste sur place, le travail est de plus en plus dur. Il faut quand même pas mal bouger pour voir plus de régions, pour pouvoir faire plus de porte-à-porte. On est natif de la Mayenne. Ça fait plus de cent ans. De père en fils, on a des maisons. On a tout. On est sédentaire quand même. Après c’est notre vie qui est le voyage. C’est le métier qui fait ça aussi.
— Nadia D. On aime bien voyager. On ne saurait pas rester en maison, année après année.
— ALR Quelle est le territoire de vos itinérances ?
— JD C’est tout l’ouest. Le Maine-et-Loire, la Sarthe, la Bretagne, la Loire-Atlantique aussi. C’est à peu près tout. L’ouest de la France. On ne part jamais très loin, parce qu’on a nos clients. On est connu. On a nos maisons, nos familles. On ne fait pas les quatre coins de la France.
Ce serait pas rentable non plus.
— ND Par exemple, avant d’arriver ici on était à Château-Gontier. Quand on va partir d’ici, on peut aller sur Segré, sur Pancé.
— JD Sur Rennes.
— ND On ne va jamais bien loin.
— JD Il y a des aires d’accueil où les tarifs sont très chers. C’est 3 euros l’emplacement, par jour ; le m3 d’eau, ça doit être 4 euros et quelque, puis 20 centimes le courant électrique. Ça revient à un loyer. Par mois. Sans compter la caution. Il y a 100 euros de caution à donner. On paie en espèces. Ils ne veulent pas autre chose. Pas de chèque.
— ND Certaines aires d’accueil sont chères. En plus de cela, elles ne sont pas aux normes. C’est sale.
— JD Elles sont parfois trop éloignées des villes et des bourgs. Par exemple : pour aller faire les commissions, au magasin, pour emmener les petits au médecin. On en a vu certaines à 3 ou 4 km du bourg. Ça fait loin. Ma femme n’a pas le permis. Quand je pars travailler le matin, c’est juste. On est jamais seul, mais quand même. Pour faire 1 km, ça va. Parfois on est en pleine campagne. Et là, ce n’est pas terrible.
— ALR Vous sentez-vous jugés dans votre manière de vivre ?
— JD Je trouve qu’il y a des gens qui sont peut-être plus à l’écoute, qui comprennent, qui sont de plus en plus curieux. Et sans voir les mauvais côtés. Mais les préjugés, ils sont tout le temps là. Ils seront tout le temps là. On fait notre vie tranquillement quand même. On s’occupe de personne. Ce n’est tout de même plus comme dans le temps, les voleurs de poules, les machins. Dès qu’ils voient un camion. Ça y est. Les voilà ! On fait avec.

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