Introduction :
pour un recensement des situations « d’accueil »
La catégorie administrative « gens du voyage » existe depuis 1969 en France [1], pour autant elle est le résultat d’une histoire de plusieurs siècles. Si à la fin du XIXe siècle l’État français entreprend les premiers recensements de « bohémiens » [2], ce n’est pas sans but. Comment contrôler une population qui est (en majorité) mobile tout au long de l’année ?
En 1912 le statut de « nomade » [3] est assorti d’une détention obligatoire d’un « carnet anthropométrique » et d’un « livret collectif » extrêmement contraignants et forcément stigmatisants [4]. Le statut de « nomade » est héréditaire et seul un Préfet peut décider qu’une personne en sorte.
Chaque individu doit ainsi obtenir un visa permettant le stationnement dans une commune, qui est forcément limité dans le temps. Les véhicules des « nomades » sont marqués d’une plaque d’immatriculation spéciale, une plaque bleue portant mention de la lettre « N » en capitale. Quant aux « livrets collectifs », ils condamnent leurs porteurs à vivre avec le même groupe de personnes ad vitam æternam. Ce système n’organise pas la possibilité du voyage, mais plutôt une logique d’errance perpétuelle dans la mesure où les visas délivrés ne permettent guère souvent un stationnement de plus de 48 heures.
La création du statut de « nomade » est assortie de critères juridiques qui ne peuvent légalement faire trace explicite de caractéristiques ethniques. Pourtant l’époque — marquée par l’essor de l’anthropologie raciale — définit un périmètre d’application qui a pour vocation précise de contraindre les modes de vie des collectifs manouches, gitans, sintis, roms ou encore yéniches.
Dès les années 1930 les premiers projets de sédentarisation suivent l’esprit de vocation civilisatrice que la France met en œuvre dans ses colonies. Sous la IIIe République, le 6 avril 1940 un décret-loi pris par le président du conseil Paul Reynaud ordonne l’assignation à résidence de tous les « nomades ». Ce décret-loi est augmenté en octobre 1940 par l’ordonnement d’internement des « nomades » en « camp de concentration ». Camps administrés par le gouvernement de Vichy.
Suivront des centaines de déportations dans les camps allemands, notamment trois convois marqués « Zigeuner » partant du nord de la France et des centaines de déportés politiques, exterminés à l’est. Cette période s’achève à l’été 1946, après une première phase d’épuration en août-septembre 1944, pendant laquelle plusieurs localités françaises furent le théâtre de massacres de familles entières de « nomades » [5]. En 1946, le dernier interné libéré des camps français est un « nomade ». Tout un symbole.
Après les spoliations de la guerre, une majorité des collectifs catégorisés « nomades » se trouvent dans la plus grande misère, la loi change en 1969, on se pare du juridique pour effacer l’ethnique. Les « nomades » deviennent des « gens du voyage », les « carnets anthropométriques » deviennent des « carnets » ou « livrets de circulation ». Plusieurs types de livrets existent, et permettent de distinguer les simples « itinérants » des anciennement « nomades ». Le fichage ethnique continu avec un pointage régulier au commissariat, un contrôle de la circulation et du stationnement.
Dans les années 1970 les premiers « plans de sédentarisation » voient le jour, certains portent encore des effets aujourd’hui, ainsi au Plan de Grasse dans les Alpes Maritimes existe un « hameau tsigane ». Ces plans qui ont une vocation économique dans un premier temps permettent de fixer une main d’œuvre peu couteuse et discrète pour les industriels. Ainsi au Plan de Grasse les personnes vivant dans le « hameau tsigane » constituent les ressources humaines principales pour la cueillette de fleurs utile à l’industrie du parfum.
Les premières expérimentations de lieux dédiés aux « gens du voyage » voient le jour à peu près à la même période. Avant 1983 le droit désigne ces lieux comme des « lieux désignés ». Les collectifs y vivant les appellent rapidement « place désignée » ou « terrains désignés ».
En arrivant dans une ville après avoir fait « tamponner son livret » la mairie désigne un lieu, souvent une simple plaque de goudron, à l’écart, cachée, parfois sans eau, ni électricité. En 1990 la Loi Besson I [6] contraint les communes de plus de 5 000 habitants de disposer de tels lieux. En 2000 la Loi Besson II [7] organise ce qui est aujourd’hui l’un des plus grand système d’encampement d’Europe, par l’obligation de construction « d’aire d’accueil des gens du voyage » [8].
La loi Besson II prévoit un « équilibre entre les droits et devoirs des parties ». En somme les communes de plus de 5 000 habitants doivent se pourvoir d’une « aire », les personnes catégorisées « gens du voyage » doivent quant à elles y vivre. Le législateur prévoit en 2000 d’autres critères justifiant l’obligation de stationnement (donc de vie) sur une « aire d’accueil ».
Trois axes sont mis en avant : l’accès à l’éducation, l’inclusion professionnelle et l’accès à la santé. Pourtant cette logique juridique qui a première vue semble équilibrée est bien différente dans son application. D’une part le système d’accueil en France est assorti d’un ensemble de lois contraignant la circulation de telle sorte qu’aujourd’hui seule une minorité des personnes catégorisées « gens du voyage » voyagent réellement. D’autre part l’application de la loi, où après une première phase d’évitement (en raison de l’hostilité des populations locales et des maires, seule une petite partie des recommandations des « schémas départementaux d’accueil des gens du voyage » a été effectivement mise en œuvre), le législateur a souhaité rééquilibrer la logique. Ainsi on donne des gages aux Maires et EPCI en charge de l’accueil, désormais être en conformité avec les « schémas départementaux d’accueil des gens du voyage » offre la possibilité de prononcer des expulsions administratives sans passer par le juge, dans un délai de 48 heures. De plus les communes ont désormais la possibilité de prononcer des interdictions de territoire communale pendant 7 jours [9]. Ce qui n’est pas sans conséquence sur le travail, l’accès à la santé ou à l’éducation. Imaginons l’effet d’une interdiction de territoire sur une ville de la taille de Marseille…
Ces « aires d’accueil » censées accueillir font en réalité fi de cette logique, au profit d’une autre qui cherche la mise à l’écart des collectifs et le contrôle de leur circulation (donc de leur stationnement) qui est aussi dans le cas des « voyageurs », un contrôle social. Ainsi les parcours de voyage qui conditionnaient jusque là les schémas économiques et sociaux des personnes catégorisées « gens du voyage » s’en trouvent complètement bouleversés et renforcent les situations d’isolement et de précarité. S’il faut attribuer à Michel Agier cette notion d’« encampement » [10], les géographes ont d’autres rôles à jouer. Notamment celui de démontrer le caractère systémique du contrôle et de l’exclusion dans le choix des localisations des « aires d’accueil » en France.
C’est ce que je tenterai de faire, non pas en tant que géographe, mais comme simple juriste anciennement catégorisé par le droit administratif de « gens du voyage ». En 2012 la loi de 1969 est en partie invalidée par le Conseil constitutionnel et les « livrets de circulation » deviennent illégaux [11]. Les personnes catégorisées « gens du voyage » n’ont plus à faire face au critère de domiciliation qui par exemple, les empêchait jusque là d’avoir accès au droit de vote. Mais dans les faits, l’appellation « gens du voyage » n’a pas disparue, et d’autres lois sont venues remplacer ces mesures discriminatoires.
La localisation des aires d’accueil est donc un enjeu politique. Lorsque l’on a vécu sur ces aires [12], une partie ou toute sa vie, on sait que la majorité de ces lieux est située près des déchèteries, des stations d’épuration, d’usines chimiques, d’autoroutes, de voies de chemin de fer, dans des lieux isolés du tissu urbain et pollués. Lorsque l’on a vécu sur ces « aires », on a expérimenté l’enfermement sur ces lieux, on a expérimenté l’isolement, l’impossibilité de se rendre à pied nulle part, la surveillance des « médiateurs » (appelés « gardiens » par les « voyageurs »), les perquisitions à répétition facilitées par l’absence de statut de « zone d’habitation », le pré-paiement de l’eau et de l’électricité à un tarif souvent prohibitif, le paiement de loyer bien trop élevés en comparaison de l’offre de confort, l’impossibilité d’accès aux aides au logement… On a expérimenté la surveillance vidéo 24h/24, le dialogue avec les « gardiens » qui se fait parfois à travers les barreaux de son guichet, les sociétés de gestion privées qui se comportent trop souvent comme des gardiens de camps.
Bref, la France n’accueille que rarement ses « gens du voyage ». La France garde ses « gens du voyage ».
Régulièrement je ferai donc le point département par département des situations « d’accueil ». Aucune étude globale de ce type n’a encore été achevée. Il n’existe pas de chiffres opposables aux pouvoirs publics sur l’isolement des « aires d’accueil » ou leur rôle dans les inégalités environnementales sur l’ensemble du territoire français.
Aujourd’hui après 10 départements étudiés et près de 230 aires d’accueil recensées, il m’est déjà possible d’affirmer que sur cet échantillon, plus de 90 % de ces dernières sont isolées du tissu urbain, plus de 70 % subissent un environnement dégradé et que seules 3 % d’entre elles ne sont ni isolées, ni polluées.
L’étude que je vous propose intègre également le traitement médiatique fait autour de ces aires, le discours politique qui accompagne leur création ou leur refus, les pétitions de riverains anti-aires d’accueil qui sont quasiment inhérentes à chaque nouveau projet d’aire, mais aussi les nouvelles logiques d’évitement de l’accueil déployées à l’échelle locale (qui sont en constante évolution). Un seul chiffre est aujourd’hui connu, celui de l’espérance de vie des personnes catégorisées « gens du voyage » : elle se situe autour de 67 ans, 15 ans inférieure à la moyenne nationale [13].
↬ William Acker