Alexander von Humboldt (1769-1859), naturaliste et géographe, a imaginé des modes de représentation originaux, telles les « coupes biogéographiques » (coupes de végétation), la pasigraphie et les isolignes, technique révolutionnaire pour l’époque [1]. Ces innovations témoignent du foisonnement de ses travaux de recherche en topographie et en sémiologie graphique.
À ces cartes et représentations visuelles, d’une facture assez classique, Humboldt va adjoindre, ce qui est peu commun, des éléments sensibles et subjectifs. Sur les cartes et coupes de son voyage américain (1799-1804), il inscrit non seulement les informations cartographiques traditionnelles (altitude, toponymie, couvert végétal, etc.) mais aussi des éléments propres à son expérience sur le terrain, à son ressenti ou à ses émotions. Plusieurs cartes extraites de l’Atlas géographique et physique du Royaume de la Nouvelle Espagne (connu aussi sous le nom de Mexico-Atlas), publié en 1811, et de l’Atlas géographique et physique des régions équinoxiales du Nouveau Continent, édité en 1814 pour la première fois et republié en 1869, témoignent de cette pratique originale.
À partir de ces deux ensembles cartographiques, il est possible de montrer cette expression de la subjectivité dans le travail iconographique d’Alexander von Humboldt. Cette pratique disparaît dans les ouvrages ultérieurs, qui ne rendent pas directement compte de la présence de Humboldt sur le terrain [2].
Vu sur la route
Humboldt procède de différentes manières pour exprimer à même la carte les expériences personnelles qu’il a vécues sur le terrain. Il peut ainsi utiliser les cartes et les coupes comme des rappels de l’itinéraire emprunté. Assez fréquemment, on retrouve aussi mention des difficultés du voyage. Parfois, ces informations se superposent les unes aux autres ; le plus souvent, elles se surimposent aux données de nature topographique ou toponymique.
Souvent, on observe l’entretien d’une certaine ambivalence entre carte topographique et carte d’itinéraire, comme le montre la « Carte générale de l’Orénoque » (fig. 1), qui contient plusieurs types d’information : des toponymes, des indications sur le relief et le couvert végétal des bords du fleuve. En plus de cela, Humboldt a ajouté le long du cours d’eau les dates de l’expédition : « Bivouaque le 23 avril » ou « Bivouaque le 28 mai ». Par ailleurs, la carte contient aussi la mention étonnante d’un « nous » (« Nous avons vu sur les bords du Rio Vichada des troncs de Laurus Cinamomoides »), se référant aux observations réalisées sur place par les voyageurs. Ce « nous » rappelle la présence de plusieurs personnes lors de l’expédition : Humboldt lui-même, son compagnon de voyage, le botaniste Aimé Bonpland (1773-1858), ainsi que leurs porteurs. D’autres mentions, comme des observations sur la couleur des rivières (« Les eaux du Rio Negro, du Malaveni et de l’Atabapo sont noires (Rios de Aguas Negras) ») contrastent avec les usages cartographiques en vigueur à cette époque.
Sur cette carte, Humboldt semble utiliser les informations liées à sa propre présence sur le terrain comme un élément supplémentaire d’administration de la preuve, la subjectivité se plaçant au service d’une objectivité scientifique centrale dans son approche scientifique. Car si Humboldt place le contact immédiat avec le monde comme un préalable au travail scientifique, il n’en délaisse pas moins la question de la transmission des informations collectées et des éléments de compréhension du monde. Son programme scientifique vise autant à comprendre le monde qu’à le donner à comprendre. C’est aussi en ce sens que l’on peut lire le report de ces éléments sur cette « Carte générale de l’Orénoque ».
Saigner des yeux…
Ce procédé, Humboldt le reprend dans d’autres cartes, comme celle relative à son ascension du Chimborazo (Andes). Sur la figure 2, adossés au Chimborazo, des commentaires transcrivent, pallier par pallier, les impressions des grimpeurs. De bas en haut, à mesure de l’ascension, on lit ainsi : « Les voyag. ont commencé à saigner des yeux, des lèvres et des gencives », puis « Lecidea geogr. sur des rochers nuds de brachyte » et enfin « Crevasse qui empecha les voyageurs d’atteindre la cim. Bar 167. 2 lignes. Term. -2°,7C (3016 toises) ». Ces informations sont de plusieurs natures et surimposent plusieurs registres de données. On trouve des observations qui sont de l’ordre du carnet de voyage, comme le fait d’observer des végétaux sur des rochers, mais aussi les résultats des mesures barométriques et thermométriques faites in situ, ainsi que l’altitude précise sur un point de passage (fig. 3).
Humboldt fournit, ici aussi, des informations relatives à l’expérience des voyageurs, que ce soit sur les obstacles rencontrés en chemin ou sur les effets physiologiques de l’ascension. Témoignant d’un « j’étais là », Humboldt place aussi la lectrice ou le lecteur dans la situation vécue par les marcheurs pour mieux leur faire ressentir le monde. C’est justement le scientisme propre à son approche qui le pousse à noter ces éléments intimes : les effets de l’altitude sur les tissus sont, au même titre que la présence de plantes ou les relevés de pression et de température, des données à compiler parce qu’elles renseignent sur le Chimborazo et sur les effets du milieu sur les êtres vivants.
Humboldt procède à des relevés d’informations les plus exhaustifs possibles pour documenter les espaces traversés, mais aussi dans le but d’identifier des lois générales de fonctionnement de la nature. Noter que les voyageurs ont commencé à saigner des yeux, des lèvres et des gencives ne relève ni de l’anecdote, ni d’une recherche de sympathie, mais s’inscrit dans un questionnement général sur les lois de la nature. La subjectivité de l’expérience sert la recherche d’objectivation du monde.
Un maillon du progrès scientifique
À d’autres occasions, nous trouvons un « je » par lequel l’auteur se fait non plus un arpenteur du monde, mais un acteur de l’histoire des sciences. Humboldt inscrit ainsi son travail en tant que jalon dans l’histoire des savoirs géographiques, à un moment précis du progrès scientifique. Cela transparaît nettement dans plusieurs cartes de l’Atlas géographique et physique du Royaume de la Nouvelle Espagne. Dans la figure 4, par exemple, Humboldt assortit sa carte de l’Isthme de Tehuantepec d’un petit paragraphe :
Le point de partage des eaux dans l’Isthme de Caoxocoalco a fixé, dès les tems de Cortez, l’attention du Gouvernement Mexicain. (Essai pol. Ed. de 1805, T. I, p. 123, 209 . T. II. P. 350 T. IV, p. 49, 306.). La carte, tracée à l’Etat major en 1827, se fonde sur les observations du Général Dr. Juan de Orbzgozo, faites en 1825. Elle remplace le croquis que j’ai donné dans le Tableau des communications projetées entre les deux mers (Atlas du Mexique Pl. 4) et qui était fondé sur les premiers itinéraires des Ingénieurs Dr. Agostin Cramer et Dr. Miguel der Corral, rédigés sous le Viceroi Revillagigedo. Mr. Orbegoco trouve Tehuantepec, par des éclipses de Satellites de Jupiter de o° u’ plus oc. du Mer de Mexico que l’indiquait ma carte : il y fixa la var. magn. De 9°E. Humboldt.
Dans ce commentaire, il explique comment il a construit sa carte, non pas matériellement ni sémiologiquement, mais épistémologiquement, en expliquant l’origine des données qui la composent et ont permis de la réaliser. Il s’assigne ainsi lui-même une place dans la chaîne de scientifiques qui contribuent à l’avancée des connaissances topographiques, ce qui engendre des révisions cartographiques. Derrière la recherche de la plus grande véracité possible apparait la pleine conscience que ces cartes pourront être amendées, voire contestées, par de futures informations.
Cette pratique est récurrente dans l’Atlas géographique et physique du Royaume de la Nouvelle Espagne. Sur la figure 5, on en trouve un autre exemple, tout aussi frappant même si cette fois-ci le « je » de l’auteur n’apparaît pas. Humboldt note sur la carte elle-même plusieurs éléments qui fournissent des éléments explicatifs sur la manière dont elle a été produite. En bas à gauche, on lit : « Tout ce pays depuis la Mission de Zuñi jusqu’aux Indiens Cobaji a été visité par le Père Pedro Font 1775. » Humboldt indique ainsi l’antériorité des visites et donc des sources scientifiques ayant déjà fourni des informations sur cette région. Ce faisant, il inscrit son travail dans une lignée de travaux scientifiques, comme il le fera également dans son Histoire de la Géographie du Nouveau Continent et des Progrès de l’Astronomie Nautique aux Quinzième et Seizième Siècles (1836-1837).
Sur cette carte de la Nouvelle-Espagne, on peut également lire, suivant le tracé du Rio des las Piramides sulfureas : « On ignore où débouche cette Rivière ». Ici, Humboldt note les limites intrinsèques à la carte et indique ainsi un manque ou une piste de recherche à explorer. En signifiant les progrès restant à accomplir, il signale une validité scientifique limitée, contextualisée dans le temps et dans un moment scientifique bien circonscrit.
La carte ne vaut ainsi pas comme une simple transcription de la réalité, il ne s’agit pas du « monde tel qu’il est », mais elle porte en elle les modalités mêmes de sa production, ses difficultés, et reflète ainsi le degré de progression passée et future des savoirs géographiques.
Humboldt ne se contente donc pas d’apposer des informations topographiques ou toponymiques sur ses cartes, il leur confère une véritable valeur épistémologique, il leur donne autant de valeur scientifique qu’au texte qu’elles accompagnent. Dans un récent article, Ulrich Päßler a montré comment ces procédés se retrouvent également sur les cartes humboldtiennes produites sur les espaces asiatiques à la suite de son voyage russe. Les connaissances sur le monde ne sont pas définitives, les cartes évoluent et ne portent en elles que l’état des savoirs à un moment donné.
Ainsi, la présence d’une subjectivité savante dans l’espace même de ses cartes montre que Humboldt est conscient de la temporalité scientifique. Si l’attestation d’une présence sur place à un moment donné sert autant à mettre en scène le « je » du savant qu’à attester de la véracité des informations qu’il transmet, elle rappelle surtout que tout voyageur s’inscrit dans un temps long, pluriséculaire, et que son apport n’a pas valeur d’éternité.
↬Laura Péaud
Bibliographie
Heinrich Berghaus, Physikalischer Atlas, Cotta, Gotha, 1838-1848.
Alexander von Humboldt, Atlas géographique et physique des régions équinoxiales du Nouveau-Continent, Schoell, Paris, 1814.
Alexander von Humboldt, Histoire de la Géographie du Nouveau Continent et des Progrès de l’Astronomie Nautique aux Quinzième et Seizième Siècles, Paris, Gide, 3 vol., 1836-1837.
Alexander von Humboldt, Kosmos. Entwurf einer physischen Weltbeschreibung, Cotta, Tübingen, 1845.
Alexander von Humboldt, Atlas géographique et physique du Royaume de la Nouvelle Espagne ou Mexico-Atlas, première édition 1811, Hanno Beck et Wilhelm Bonacker, Stuttgart, Brockhaus, 20 tableaux, 1969.