Prologue
Aujourd’hui, la majorité de la population humaine vit dans des zones urbaines. L’urbanisation et la suburbanisation sont des phénomènes courants du monde contemporain, souvent liés à divers types de pollution, de dégradation naturelle, d’émissions de CO2 et d’inégalités spatiales. La croissance continue de la population urbaine entraîne une augmentation de l’activité humaine qui se traduit par de nouvelles constructions, des systèmes de transport et des déplacements de véhicules, autant de facteurs qui entraînent divers types de pollution (Steffen et al., 2015).
La manière dont l’espace urbain est produit et développé affecte la vie des citadins qui sont en contact permanent avec divers types de pollution et de produits chimiques. Cet article fait partie d’une recherche qui examine comment les expériences des personnes qui vivent et travaillent dans des environnements pollués peuvent être une source d’information, et comment leur perception de la pollution dans leur environnement de vie peut être une nouvelle façon d’étudier la relation entre l’espace urbain, la pollution et les toxicités.
Percevoir la pollution grâce à la cartographie sensorielle
Les approches cartographiques alternatives sont un moyen efficace pour appréhender la pollution à travers la perception des citadins. En effet, elles remettent en cause les normes et les biais des représentations cartographiques conventionnelles, et mettent souvent en évidence des inégalités spatiales non visibles (Harris et Hazen, 2005). Grâce à la cartographie sensorielle, il est possible d’imaginer de nouvelles façons de voir la ville et de reconnaître les relations socio-spatiales complexes qui façonnent l’espace urbain (Dalton et Stallmann, 2018), en particulier dans le contexte des environnements urbains pollués.
Dans l’étude de cas de Grenoble, la cartographie sensorielle a été utilisée pour souligner la dimension spatiale de la pollution et la façon dont elle affecte les déplacements des personnes dans la ville et leur utilisation des espaces publics. Cette approche a permis de retracer la relation entre sécurité et pollution dans l’espace urbain, et d’esquisser des solutions possibles de réduction de la pollution. La cartographie sensorielle a permis aux participants d’exprimer leurs sentiments de manière créative, a fourni d’importantes représentations visuelles de la pollution à Grenoble et a montré l’importance d’analyser les expériences individuelles d’un problème qui a une dimension collective.
Méthodologie
Nous avons mené une recherche ethnographique entre février et juin 2023 par le biais d’entretiens approfondis avec 16 participants, tous vivant à Grenoble. Au cours des entretiens, les participants ont été engagés dans un exercice de cartographie sensorielle : il leur a été demandé de donner des informations spatiales sur leur expérience personnelle de la pollution dans leur quartier, ainsi que dans d’autres parties de la ville.
L’exercice était guidé par des questions spécifiques sur :
- les types de pollution,
- les endroits où elle est plus ou moins perceptible,
- son intensité et les effets psychologiques ou physiques qu’elle engendre.
Les cartes sensorielles collectées ont été analysées, comparées et interprétées graphiquement pour donner de nouvelles cartes contenant des informations supplémentaires. Plus précisément, les cartes sensorielles ont été juxtaposées afin de retracer dans l’espace les différences et les similitudes entre les expériences des participants dans l’espace urbain et leurs perceptions de la pollution. De nouvelles cartes numériques ont été créées à partir de l’analyse et de la comparaison des données collectées.
Grenoble dans son contexte géographique
Grenoble est située dans la chaîne des Alpes et présente une topographie très intéressante (Fig. 1). Son territoire soit plat, mais elle est située à l’intersection de trois chaînes de montagnes : Belledonne, Vercors et Chartreuse (Largeron et Staquet, 2016). La pollution reste un problème important dans la ville, bien que de nombreuses stratégies aient été mises en œuvre par le conseil municipal, la métropole et le département de l’Isère, à côté de plusieurs initiatives citoyennes en faveur de la durabilité [2]. Le type le plus important de pollution est celle de l’air, dont les facteurs principaux sont la topographie naturelle de la région, l’activité industrielle dans le département de l’Isère et l’urbanisation qui conduisent à des niveaux élevés de pollution de l’air (Largeron et Staquet, 2016).
En raison de la topographie naturelle de Grenoble, la pollution atmosphérique, principalement produite par les industries du département de l’Isère, est « piégée » dans la vallée par les montagnes qui entourent la ville (Largeron et Staquet, 2016). De plus, le phénomène météorologique d’inversion de température aggrave la situation lorsque les masses d’air chaud empêchent la diffusion verticale des polluants atmosphériques (Aix et al., 2022). Du fait de l’étalement urbain, il existe une source secondaire de pollution de l’air : le trafic routier sur les grandes autoroutes autour de la principale zone urbaine (Largeron et Staquet, 2016). Cependant, selon les mesures de l’indicateur de qualité de l’air ATMO Auvergne Rhône-Alpes, en 2021, les niveaux de pollution de l’air à Grenoble étaient plus bas que par le passé [3]
Les principales sources de pollution de l’air dans la plupart des zones urbaines sont anthropogéniques : le trafic routier, la combustion de combustibles fossiles et les émissions des ménages (Aix et al., 2022). Dans la ville de Grenoble, les principales concentrations de polluants sont les particules (PM10 et PM2.5) et le dioxyde d’azote (NO2) (ATMO Auvergne Rhone Alpes, 2023). Même si la pollution atmosphérique est le type de pollution le plus important dans la ville, elle affecte fortement la qualité du sol et de l’eau, car les polluants atmosphériques se déposent sur le sol et se diffusent dans les cours d’eau (Agence européenne pour l’environnement, 2023). Enfin, la pollution sonore est également un problème à Grenoble et elle est principalement liée au transport et à la circulation (ATMO Auvergne Rhône Alpes, 2023).
Analyse de la cartographie sensorielle
Les 16 participants - différents en termes de sexe, d’âge, de pays ou de ville d’origine, de durée de séjour à Grenoble et de profession (Fig. 3) - vivent dans différents quartiers de Grenoble (Fig. 2) et ont été interrogés sur la manière dont ils perçoivent les différents types de pollution et sur l’endroit où ils les perçoivent. Leurs origines diverses et le fait qu’ils vivent dans différents quartiers de la ville ont fourni des informations variées, voire contradictoires.
Les principales différences concernant la perception de la pollution ont été observées entre les participants qui vivent à Grenoble depuis longtemps et ceux qui sont dans la ville depuis peu de temps, e.g. les étudiants internationaux. Pour le premier groupe, dans certains cas l’exposition constante à la pollution de l’air a affecté leur santé physique et mentale avec des symptômes comme fatigue, allergies ou essoufflement. Afin d’éviter les niveaux élevés de pollution atmosphérique et sonore dans leur vie quotidienne, les participants qui vivent en permanence à Grenoble choisissent de s’évader régulièrement dans les montagnes voisines.
Lorsque nous en avons l’occasion le week-end, nous essayons d’aller à la montagne. »
De même, la perception de la pollution et de son intensité semble différente entre les participants qui ont vécu par le passé dans des zones rurales ou des villes françaises plus petites, et ceux qui viennent de villes d’Europe du Sud ou du Sud global.
Je suppose que tout est relatif lorsqu’on parle de pollution. J’ai entendu dire que Grenoble était très polluée, mais c’est la quatrième ville de France pour la pollution de l’air. Paris est la première, mais elle est beaucoup moins polluée que n’importe quelle ville, même petite, du nord de l’Italie. »
Par rapport à ma ville au Brésil, Grenoble n’est pas bruyante. »
Cependant, la majorité des personnes interrogées ont des expériences similaires en ce qui concerne les principaux types de pollution et leur intensité, ainsi qu’une perception commune de l’espace urbain et de la manière dont il est affecté par la pollution. En effet, la pollution de l’air et la pollution sonore sont des facteurs qui modifient la façon dont ils se déplacent dans la ville, les espaces publics qu’ils fréquentent ou qu’ils évitent.
On peut sentir la pollution de l’air avec les allergies, et on peut même la voir quand on ouvre sa fenêtre ou quand on se promène. Vous pouvez penser qu’il s’agit de brouillard, mais c’est la pollution de l’air. »
Je trouve que le bruit des voitures me déconnecte d’une partie de moi-même. Je trouve cela triste et stressant. De tous les types de pollution, c’est peut-être celui qui m’affecte le plus. »
Les cartes sensorielles créées au cours des entretiens mettent l’accent sur les zones les plus et les moins polluées de la ville selon l’expérience des participants. Ils ont différencié les types de pollution à l’aide de couleurs et ont été encouragés à dessiner de différentes manières et à s’exprimer librement sur les cartes. Les cartes sensorielles et les entretiens montrent que les types de pollution les plus importants sont la pollution de l’air et la pollution sonore (Fig. 5 et 6).
La carte de la pollution de l’air montre une corrélation claire entre les principales artères de la ville et les niveaux les plus élevés de pollution de l’air. Pour la carte de la pollution sonore, la plupart des participants ont mentionné un lien étroit entre l’intensité du trafic routier et les niveaux élevés de bruit.
Sur les routes autour de la ville et sur les grands boulevards, il y a beaucoup de bruit. »
Pour une meilleure compréhension des sources de pollution atmosphérique et sonore et de leur dimension spatiale sur les cartes sensorielles, deux nouvelles cartes ont été créées, où l’information initiale est interprétée graphiquement de manière plus synthétique, en rapport avec une carte conventionnelle de la ville (Fig. 7 et 8).
Afin de comprendre les différences et les similitudes dans la perception spatiale de la pollution selon les 16 participants, les cartes sensorielles ont été superposées et une carte sensorielle « collective » de la pollution a été créée (Fig. 9). Cette superposition crée une représentation élaborée de leur expérience dans la ville et met en évidence leur perception collective des espaces pollués et non pollués. La plupart des dessins se sont concentrés sur les mêmes parties de la ville, créant une densité visuelle dans des zones spécifiques sur la carte sensorielle collective finale.
L’information la plus importante donnée par cette carte concerne la pollution de l’air, ensuite les espaces verts publics, considérés comme sûrs et moins pollués. Ces deux éléments contradictoires ont été soulignés par tous les participants sur leurs cartes sensorielles individuelles, et ressortent donc sur la carte collective. Presque tous les participants s’accordent à dire qu’ils se sentent très à l’aise et en sécurité dans les parcs et les espaces verts. La densité des formes et des couleurs sur le côté gauche de la carte indique la perception de niveaux de pollution plus élevés dans l’ouest de la ville, tandis que le côté droit de la carte est plus clair, indiquant la perception de niveaux de pollution plus faibles.
La carte sensorielle suivante (Fig. 10) représente les espaces verts publics de Grenoble que les 16 participants ont représentés sur leurs cartes sensorielles individuelles. Les participants choisissent de se rendre fréquemment dans ces zones spécifiques parce que selon eux il y a moins de bruit, que la pollution atmosphérique y est moins perceptible et qu’il y fait moins chaud pendant les mois d’été. En outre, ces espaces verts publics leur permettent d’interagir avec d’autres personnes, de participer à des événements ou des activités communautaires et de se sentir plus proches de la nature. Cette carte présente une utilisation beaucoup plus créative et ludique des lignes et des formes, surtout si on la compare aux cartes sensorielles de la pollution atmosphérique et sonore, dont les expressions sont plus « strictes » et « simples ».
Bien que les participants aient souligné l’importance - et généralement l’absence - de parcs dans leurs quartiers respectifs, ils choisissent le plus souvent de visiter les grands espaces verts situés au nord et à l’est de Grenoble. La raison de ce choix est soit la proximité de leur domicile s’ils vivent dans le nord-est de la ville, soit le fait que ces espaces verts sont plus agréables et de meilleure qualité que les parcs plus petits. L’exclusion des petits parcs de la représentation des espaces verts sur les cartes initiales pourrait bien être l’expression du besoin et de la volonté des participants de disposer d’espaces verts publics plus vastes, où le bruit est considérablement réduit en raison de la nature dense et de l’absence de rues. Dans la figure 11, les espaces verts publics que les participants choisissent de visiter sont complétés par les petits parcs de la ville qui n’ont pas été mentionnés ou notés sur leurs croquis.
D’après les participants, les zones perçues comme moins polluées ainsi que les espaces verts publics les plus visités sont situés près de l’Isère. La perception par les participants des niveaux élevés de pollution de l’air et les espaces verts publics qu’ils visitent le plus fréquemment sont présentés dans une carte originale (Fig. 12) mettant en évidence leur relation spatiale. Il apparaît que les zones les plus polluées sont perçues comme étant situées à l’ouest de la ville, près de la gare. Ces quartiers sont d’anciennes zones industrielles, aujourd’hui résidentielles et commerciales. Au nord et à l’est de la ville, l’Isère crée une barrière naturelle pour l’environnement bâti et permet des espaces verts plus nombreux. Les berges du côté est sont des zones piétonnes avec beaucoup d’arbres, tandis que les berges plus touristiques du côté nord mènent à la Bastille, l’un des espaces verts les plus grands et les plus visités de Grenoble.
La figure 13 présente une fragmentation de la ville en deux parties, en considérant d’une part les niveaux de pollution atmosphérique et sonore, et d’autre part la disponibilité d’espaces verts publics.
Deux éléments principaux s’opposent : les zones très polluées (ouest-sud) et les espaces verts publics moins pollués (nord-est). Les quartiers perçus comme les plus pollués par les participants n’ont pas d’espaces verts à proximité. Même si Grenoble possède de nombreux espaces verts, leur distribution spatiale n’est pas équilibrée, ce qui affecte la qualité de vie des habitants, en particulier dans les quartiers ouest de la ville. Les quartiers perçus comme les plus pollués sont ceux qui, par rapport au reste de la ville, présentent une plus grande diversité sociale, économique et culturelles.
Il y a de grands parcs à proximité, on peut accéder à la nature assez facilement et rapidement. (Habitant de l’Île-Vert, quartier situé à l’est de la ville) ».
Nous avons l’habitude de nous promener près de l’Isère où c’est calme. (Habitant de Championnet, quartier situé au centre de la ville) ».
Mon endroit calme est un petit parc de mon quartier, qui est accessible à pied. Mais pour être honnête, il est assez bruyant. (Habitant de Saint Bruno, un quartier situé à l’ouest de la ville) ».
Epilogue
La pollution est un problème qui touche la plupart des zones urbaines et qui a des effets négatifs sur le bien-être, la santé physique et mentale des personnes et sur l’environnement naturel. Afin de trouver des solutions et d’améliorer l’environnement urbain, il est important d’étudier et de comprendre non seulement les sources de pollution mais aussi ses impacts sur les habitants. Cette étude montre que la perception de la pollution par les habitants est un outil efficace pour mieux comprendre les défis qui se posent dans les villes très polluées, et les problèmes auxquels les habitants sont confrontés au quotidien, en relation avec les différents types de pollution.
L’analyse des cartes sensorielles montre clairement que les participants ont une perception commune de la pollution dans l’espace urbain de Grenoble. La pollution atmosphérique et sonore affecte, voire modifie, la façon dont ils se déplacent dans la ville, les endroits où ils se sentent en sécurité ou non et, par conséquent, les zones qu’ils choisissent de visiter ou d’éviter.
Les données recueillies lors des entretiens et sur les cartes sensorielles montrent que les participants s’accordent sur la géographie de la pollution, se concentrant sur les mêmes zones lorsqu’ils sont interrogés sur leur représentation de la pollution, ce qui témoigne d’une expérience collective de la pollution de l’air et du bruit.
Ainsi, la cartographie sensorielle permet non seulement aux participants d’exprimer leur expérience personnelle et leur donne l’occasion de discuter de leurs préoccupations concernant leur cadre de vie, mais elle peut également fournir aux chercheurs et aux professionnels des informations importantes sur les préoccupations des habitants en la matière.
Bibliographie
– Aix, M. Petit, P. Biscout, D. « Air pollution and health impacts during the COVID-19 lockdowns in Grenoble », Environmental Pollution, 303(7):119134, 2022.
– ATMO Auvergne Rhone Alpes. Bruit, 2023.
– Dalton, C. Stallmann, T. « Counter-mapping data science », The Canadian Geographer, 62(1) : 93-101, 2018.
– Agence Européenne de l’environnement, 2023, « Pollution », consulté le 12/6/2023,
– Agence Européenne de l’environnement, 2022, « Qualité de l’air en milieu urbain », consulté le 12/6/2023.
– Green Grenoble 2022. Why is Grenoble a green capital ?
– Grenoble. 2023. Suivre et améliorer la qualité de l’air.
– Harris, L. Hazen, H. « The power of maps : (Counter) mapping for conservation », ACME An International E-Journal for Critical Geographies, 4(1) : 99-130, 2005.
– La Branche, S. « Étude sociologique sur la pollution due au chauffage au bois dans l’agglomération grenobloise : synthèse des principaux résultats », Pollution Atmosphérique : climat, santé, société, 2016
– Largeron, Y. Staquet, C. « Persistent inversion dynamics and wintertime PM10 air pollution in Alphine valleys », Atmospheric Environment. 135, 92-108, 2016.
– Steffen, W. Richardson, K. Rockström, J. Cornell, S.E. Fetzer, I. Bennett, E.M. Biggs, R. et al., « Planetary Boundaries : Guiding Human Development on a Changing Planet », Science, 347(6223), 2015.
– Wageningen University, ERC Advanced Grant for Embodied Ecologies, consulté le 10/3/2023, 2022.