Utilisation de produits chimiques et culture des fraises à La Trinidad, aux Philippines

21 décembre 2024

 

L’utilisation de produits chimiques agricoles chez les producteurs de fraises de La Trinidad, à Benguet, est considérée comme une nécessité. Mais cette nécessité n’est pas sans risque car elle expose les producteurices comme les consommateurices à des toxicités.

Ce texte est proposé dans le cadre du projet Embodied Ecologies, mené par l’université de Wageningen. C’est une grande enquête collaborative sur la manière dont les gens perçoivent et ressentent l’exposition aux produits toxiques, sur la manière dont les corps humains interagissent avec une multiplicité de ces produits au quotidien et sur la manière dont ils tentent de minimiser leurs effets.

par Elvie Nang-is

Chercheuse, université de l’État de Benguet (Philippines)

J’ai rencontré Manang Mirna (ce n’est pas son vrai nom) un après-midi du mois de novembre, dans sa petite exploitation agricole, pour mener des entretiens, et en même temps travailler avec elle. C’était la première fois que je maniais des produits chimiques agricoles. Je portais un pantalon long, des manches longues, des bottes, un chapeau et un masque. Elle portait les mêmes vêtements, mais elle avait apporté en plus des gants en polyéthylène. Au début, elle m’a montré comment elle mélangeait les produits chimiques en poudre avec de l’eau avec des gants en polyéthylène pour se protéger. Elle a admis plus tard que l’utilisation de gants n’était pas un usage régulier parce que ce n’était pas très pratique.

Elle a rempli la bonbonne avec le mélange, l’a mis sur son dos et a commencé l’épandage. Après avoir demandé plusieurs fois, elle m’a autorisé à pulvériser les deux parcelles de fraises. La bonbonne était lourde et l’odeur du produit chimique insoutenable. Mais pour elle, ce n’était plus lourd, et l’odeur ne la dérangeait pas... Elle a bien rigolé en me voyant pulvériser de façon si maladroite, en utilisant trop de produit pour une parcelle et, de fait, en n’ayant pas assez pour la seconde !

Après l’épandage, nous nous sommes entretenues sur le fonctionnement de l’exploitation. Le ciel s’est assombrit, et avant qu’il ne pleuve, nous nous sommes empressées de protéger les plantes avec du plastique. L’odeur pestilentielle des produits chimiques agricoles persistait.

La culture des fraises est l’un des principaux moyens de subsistance agricole de la municipalité de La Trinidad, capitale de la province de Benguet aux Philippines. Introduite par les états-uniennes dans les années 1900 comme culture expérimentale, elle a ensuite été reprise par les agriculteurices locaux. Grâce à ce développement progressif, La Trinidad a été surnommée les « champs de fraises des Philippines » des années 1990 à nos jours (La Trinidad Municipality, 2020). D’une valeur économique prometteuse, la production de fraises s’est également étendue aux différentes municipalités de Benguet, faisant de La Trinidad, de Kibungan, de Mankayan, de Tuba, de Tublay, de Buguias et de Atok les sept premiers producteurs de fraises de la province entre 2016 et 2020 (OPAG Benguet, 2022).

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Fig. 1 - Production de fraises dans la province de Benguet en 2020.
Projet d’amélioration de la réactivité au genre et de la croissance des entreprises de transformation de la fraise, 2022.
Cartographie : Elvie Nang-is, 2024.

Comme dans de nombreuses autres communautés agricoles, l’utilisation de produits chimiques agricoles dans la production de fraises est courante. Ils sont utiles pour produire des fruits de « première classe » (Sidchogan-Batani, et. al, 2013) que les consommateurices achètent. Les produits de première qualité sont ceux de forme, de couleur et de goût « parfaits », comme les définissent les agriculteurices et les transformateurices de fraises de la région. C’est le résultat de la dynamique du marché dans ce contexte agricole, où les intermédiaires dictent le prix des produits, d’une forte concurrence avec d’autres fournisseurs venant de l’extérieur de La Trinidad, jointes à des apports agricoles coûteux, et bien sûr des problèmes de parasites et de maladies (Mangili, 2014). Les produits chimiques agricoles couramment utilisés par les producteurices de fraises sont les insecticides, les fongicides, les acaricides et les inducteurs floraux, en fonction de la saison.

Comprendre les produits chimiques agricoles

Les étiquettes des pesticides sont généralement le principal mécanisme de communication des risques et d’utilisation des informations par les utilisateurices finaux (Rother, 2018). Chaque étiquette représente un niveau de toxicité dont les agriculteurices doivent être conscientes. Les catégories suivies aux Philippines vont de I à IV, où I contient des produits chimiques extrêmement toxiques et IV des produits chimiques légèrement toxiques :

  • La catégorie I est Danger : Vénéneux avec une bande de couleur rouge (extrêmement toxique) ;
  • La catégorie II est Avertissement : nocif avec une bande de couleur jaune (hautement toxique) ;
  • La catégorie III est Prudence avec un bandeau de couleur Bleu (modérément toxique) ;
  • La catégorie IV avec une bande de couleur verte (légèrement toxique).
    Source : Pesticides Regulation Division, 2020.

Ainsi, la plupart des produits chimiques agricoles utilisés par les producteurices de fraises sont signalés par des mots tels que « Danger », « Avertissement » et « Attention », ainsi que par des bandes de couleur.

La plupart des producteurices de fraises interrogées dans le cadre de cette étude ont révélé qu’iels utilisaient des produits chimiques agricoles avec une bande de couleur verte, qu’iels appellent communément des produits « étiquetés verts ». Lorsqu’on leur demande pourquoi, iels répondent que c’est ce qui est exigé par la direction et que c’est aussi une question de santé pour les plantes, les consommateurices et les agriculteurices elleux-mêmes. Cependant, les résultats des entretiens et des discussions de groupe ont révélé le contraire. Les agriculteurices, qu’iels en soient conscientes ou pas, ont utilisé des types de pesticides plus puissants avec un symbole de bande de couleur bleu et jaune. Cela s’explique par la nécessité de produire des fraises de premier choix. Comme le décrit l’un des agriculteurs : « Isunga din dosage di usaren da sin mamingsan... katapi da et. Imbis nga esa, kaitapi da et si duwa. » ("C’est la raison pour laquelle le dosage d’une fraise est plus élevé que celui d’une fraise. Au lieu d’une, iels en ajoutent deux").

L’organisme pour comprendre la toxicité

Les agriculteurices sont conscientes de la toxicité des produits chimiques agricoles. La plupart de leurs connaissances proviennent de leur propre expérience et de celle de leurs collègues agriculteurices sur le terrain. D’autres informations proviennent de « techniciennes » ou de promoteurices de produits qui leur rendent visite sur leur exploitation et leur présentent brièvement les avantages, les choses à faire et à ne pas faire avec leurs produits. Les expériences de leurs co-exploitantes constituent une base importante de leurs pratiques sanitaires. Un participant à la recherche a partagé l’expérience de son co-agriculteur en disant :

« Way udom ay ammok, kaikiwar sin takkay na, aga di nanbu-an na. Sin 2000 en ay nailak ay binmala di sakit na ay complicated ay naala na sin chemical. Tan kaman na di ngarud, uray nu inbabado na ay kaman nina, ngem nan-spray met baw, us-usaren na baw metlang nu man-ubla si sabali, nu sumaa sya ladta di ».
(Je connais quelqu’un qui remuait de ses mains les produits chimiques. En 2000, j’ai vu que sa maladie s’était aggravée du fait des produits chimiques. C’est comme ça, même s’il porte ces manches longues, il pulvérise, il porte le même vêtement pour d’autres travaux, jusqu’à ce qu’il rentre chez lui).

Cependant, les agriculteurices jugent la toxicité des produits en fonction de l’effet immédiat des produits chimiques sur leur propre corps, en particulier leur nez et leurs yeux. Lorsqu’iels ressentent une douleur ou une gêne à ce niveau, ils savent que le produit est toxique. La sensation de brûlure dans les yeux et la forte odeur des produits chimiques agricoles inhalés à l’ouverture des sacs ou pendant le mélange sont quelques-uns des indicateurs leur permettant de savoir que les produits qu’iels utilisent sont toxiques. Dans ce cas, ils font une pause et se rincent les yeux ou le nez, mais continuent à appliquer le produit lorsque la sensation d’inconfort s’estompe, car iels pensent que c’est ce dont la plante a besoin. D’autres, en revanche, cesseraient de l’utiliser et chercheraient d’autres marques qui ont le même effet mais ne leur causent pas de dommages immédiats et évidents. La figure 2 illustre le schéma corporel d’un cultivateur de fraises et indique les parties du corps les plus douloureuses lors des différentes tâches agricoles, en mettant l’accent sur le nez et les yeux (colorés en noir) en raison de l’exposition à des produits chimiques toxiques.

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Fig. 2 - Schéma corporel d’un cultivateur de fraises illustrant les parties du corps les plus douloureuses lors des activités agricoles.
à partir d’entretiens avec des cultivateurs de fraises.
Cartographie : Elvie Nang-is, 2024.

La carte du corps illustre également d’autres maladies ou douleurs que les agriculteurices ressentent lorsqu’iels effectuent d’autres activités agricoles. La tête, les épaules, le bas du dos et les genoux sont sujets à de fortes douleurs ; pour les mains et les pieds il s’agit d’une douleur légère due au travail ou aux « équipements de protection individuelle » (EPI) qu’ils utilisent ; tandis que le corps entier est coloré en rouge clair pour indiquer la fatigue due à tous les travaux agricoles. Les agriculteurices s’efforcent donc d’éviter l’exposition aux produits toxiques. Les produits chimiques agricoles puissants, tels que les insecticides, sont utilisés avec précaution, car ils piquent ou provoquent une gêne dans les yeux, le nez et, dans de rares cas, sur la peau des agriculteurices.

Comme iels savent que les produits chimiques agricoles peuvent être toxiques pour la santé, les agriculteurs ont adopté des stratégies pour assurer leur sécurité, tout particulièrement avec les insecticides, les acaricides et les herbicides, ou ceux qui irritent immédiatement les yeux et le nez. Iels utilisent des équipements de protection individuelle » comprenant généralement des masques, des gants et des bottes. Lors de l’application de doses concentrées ou plus élevées de pesticides, iels n’exposent pas leurs cheveux et leur peau pendant la pulvérisation, d’où la nécessité de porter des manches longues, des pantalons longs et des casquettes ou chapeaux. Mais, souvent, iels n’ont pas de lunettes ou de protections oculaires.

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Fig. 3 - Équipements de protection individuelle (EPI) couramment utilisés par les producteurices de fraises lors de l’application de produits chimiques agricoles (chapeau, masque, manches longues, pantalon long, bottes et gants)
Photo : Elvie Nang-is, 2022.

Les jours ordinaires néanmoins, les agriculteurices n’utilisent généralement pas ces EPI, en particulier les gants car, selon leur expérience, ils irritent les mains et il est difficile de travailler avec. En outre, la confiance dans la non-utilisation des EPI vient de l’idée que les produits chimiques agricoles étiquetés verts sont « moins toxiques » et n’entraînent pas d’inconfort avant et pendant l’application. Certaines agriculteurices diplômées en agriculture étaient même confiantes dans l’utilisation de produits chimiques agricoles « labellisés verts », comme les fongicides.

Selon des études, les pesticides pénètrent dans l’organisme principalement par la peau (Pangili et al, 1995). Les fongicides ont une toxicité aiguë qui peut entraîner une irritation de la peau et des yeux. Des études montrent que ce produit chimique cause également l’empoisonnement aux fongicides et la mort (Nendick et al, 2022). Des techniciennes en chimie qui ont rendu visite aux agriculteurices pour promouvoir leurs produits ont déclaré lors d’entretiens que même pour les fongicides et les produits portant un label vert, les agriculteurices doivent utiliser strictement leurs EPI, même s’iels ne ressentent pas d’effets négatifs immédiats sur leur santé, car ces effets s’accumuleraient et pourraient causer des dommages à long terme.

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Fig. 4 - Carte du corps illustrant les équipements de protection individuelle (EPI) les plus courants utilisés par les agriculteurices, et l’exposition possible aux produits chimiques en l’absence d’EPI.
Cartographie : Elvie Nang-is, 2024.

La figure 4 illustre dans quelles zones et de quelles façons les cultivateurices de fraises continuent à être exposées aux produits chimiques agricoles, même lorsqu’iels utilisent leurs EPI. L’exposition peut se faire par les parties découvertes du corps, y compris, mais pas uniquement, les yeux, les oreilles, le cou et les mains.

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L’eau est prélevée de la rivière (dans laquelle sont rejetées les eaux usées sans traitement) pour irriguer les cultures.
Photo : Projet Embodied Ecologies, 2024.
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Plants de fraises surélevés pour éviter les inondations. La laitue est plantée en dessous pour maximiser l’espace.
Photos : Projet Embodied Ecologies, 2024.
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Plants de fraises surélevés pour éviter les inondations. La laitue est plantée en dessous pour maximiser l’espace.
Photos : Projet Embodied Ecologies, 2024.
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Fraisiers avec et sans protection.
Photos : Projet Embodied Ecologies, 2024.

Les agriculteurices du champ de fraises des marais considèrent les produits chimiques agricoles comme un élément important de leur production. Principalement du fait de leurs pratiques, iels savent que ces produits sont dangereux ; la détection par le nez et les yeux étant le moyen principal pour connaître la toxicité. Cependant, même avec ces connaissances et cette expérience, il existe un certain niveau d’exposition aux produits chimiques toxiques, du fait de l’utilisation d’EPI incomplets et, parfois incomplètement utilisés. Les agences et les institutions liées à la culture des fraises et responsables de la production de ces produits chimiques doivent informer les agriculteurices de ces modes d’exposition à la toxicité, en leur donnant les moyens de se protéger et de protéger leurs familles.

↬ Elvie Nang-is.

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Références :

  • Office of the Provincial Agriculture (2022). Strawberry production (Metric tons) in the Municipality of Benguet, 2016-2020.
  • Pesticides Regulation Division (2020). Policies and Guideline (3rd ed). Fertilizer and Pesticide Authority, Department of Agriculture. FPA Building, Bureau of Animal Industry Compound, Visayas Avenue, Diliman Quezon City.
  • Rother, H. A.(2018). Pesticide labels : Protecting liability or health ?–Unpacking “misuse” of pesticides. Current Opinion in Environmental Science & Health, 4, 10-15.
  • Sidchogan-Batani, R., et al (2013). Pansig’dan : Promoting Well-being in an Agricultural Community in Northern Luzon, Philippines : Understanding Suicide in the Context of Cash Crop Farming., Benguet State University, La Trinidad, Philippines.