Quand la rivière rouge devient bleue

21 décembre 2024

 

Les premières civilisations se sont formées le long des fleuves et des rivières pour les avantages qu’elles offraient. Mais aujourd’hui, le rôle des rivières s’est diversifié. Nous allons essayer d’expliquer ici comment le fleuve Ambalanga (dans la commune d’Itogon dans le nord des Philippines), autrefois connu pour sa biodiversité foisonnante, est aujourd’hui en train de mourir lentement des effets de l’activité minière. Il ne suffit pas de blâmer les petits exploitants miniers, mais il faut aussi considérer l’inaction des décideurueses politiques qui ont le pouvoir d’agir pour améliorer l’état de la rivière.

Ce texte est proposé dans le cadre du projet Embodied Ecologies mené par l’université de Wageningen, et qui consiste en une grande enquête collaborative pour comprendre comment les gens perçoivent et ressentent les expositions aux produits toxiques, comment les corps humains interagissent quotidiennement avec une multiplicité de ces produits, et tentent d’en minimiser les effets.

par Shania Lucyao

Chercheuse en anthropologie

Localiser le lieu

Lorsqu’on me demande d’où je viens je réponds « Gumatdang », et on me demande alors dans la plupart des cas où se trouve cette ville. Pour faciliter la localisation de ma ville natale sans trop d’explications, je dis généralement : « C’est près de Barangay Tuding ». Si beaucoup ne connaissent pas mon barangay (le barangay correspond à la plus petite unité administrative des Philippines), iels connaissent souvent la municipalité et ses autres barangays.

Ce que les gens ignorent souvent, c’est que Gumatdang est le barangay-mère d’Ucab, bien connu pour sa production d’or. De plus, Gumatdang a été l’un des sites de la première société américaine d’exploitation de mines d’or, Atok-Big Wedge.

Selon les anciennes, il était une fois un homme riche nommé Pacalso qui possédait beaucoup de bétail et organisait fréquemment de grands festins, au cours desquels il dépeçait plusieurs bovins ; pour conserver la viande, ses serviteurs la faisaient sécher en la suspendant. C’est cette pratique qui a inspiré le nom de l’endroit.

Lorsque les gens demandaient aux serviteurices de Pacalso où iels allaient, iels répondaient : « Undaw ak shi shashangan », ce qui signifie « Je vais à l’endroit où nous suspendons et séchons la viande ». Au fil du temps, l’endroit est devenu connu sous le nom de Gumatdang.

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Figure 1 - Distance entre la maison de Paula et les maisons voisines
de la zone de broyage et du champ d’épuration, ainsi que de la rivière
Cartographie : Shania Lucyao, 2024

Que représente l’exploitation minière pour la communauté ?

À l’heure actuelle, plus aucune grande entreprise n’opère à Gumatdang - seuls des mineurs tentent, à petite échelle, de traiter les minerais laissés par les entreprises. L’extraction de l’or est considérée comme le gagne-pain de presque toutes les familles de la communauté. Elles dépendent entièrement de la production de l’or qui finance l’ensemble des dépenses quotidiennes, y compris les frais de scolarité. Beaucoup de mes voisines ont pu obtenir un diplôme universitaire grâce aux revenus de leurs parents. Bien que tout le monde ne dispose pas d’un revenu suffisant, certaines enfants sont contraintes d’abandonner l’école et se retrouvent finalement dans les mines sombres et étroites.

Les négociantes en or achètent un gramme d’or de haute qualité entre 1 000 et 1 500 pesos, tandis que l’or de faible pureté peut être vendu entre 500 et 900 pesos. Cette activité prometteuse a attiré les habitantes des provinces voisines pour travailler dans ce barangay.

Le fleuve Ambalanga

La plupart des personnes qui visitent la région sont fascinées par le nombre de ponts suspendus : il y en a 24, les cours d’eau sont très nombreux dans la région. Malgré l’abondance de cours d’eau, presque toute l’attention est dirigée vers la rivière Ambalanga. C’est d’autant plus remarquable que la route principale suit le même tracé que le fleuve. L’Ambalanga est le plus grand fleuve de la région, car toutes les rivières et tous les ruisseaux s’y jettent. On remarquera qu’une partie de l’eau qui s’y écoule provient d’endroits proches comme Baguio.

D’après les anciennes, la rivière doit son nom à sa couleur. En langue Ibaloi, ambalanga signifie rouge. Ils ont expliqué que, dans le passé, si quelqu’un regardait la rivière, il avait l’impression que l’eau qui coulait était rouge ce qui est difficile à imaginer aujourd’hui. Peut-être l’eau était-elle autrefois claire, et sa couleur rouge provenait des grosses pierres rouges présentes dans le lit de la rivière.

Traversant la rivière presque tous les jours, j’ai observé que la couleur de l’eau change constamment, parfois grise, verte, brune, orange, bleue ou rouge, bien que le jaune soit la couleur la plus courante. Certains jours, la rivière apparaît rouge, en particulier juste après une forte pluie, lorsque l’eau est claire et que les pierres rouge foncé sont visibles.

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Figure 2 - La rivière Alambaga en nuances de couleurs.
Photo : Shania Lucyao, 2024.

La couleur de la rivière est souvent le signe d’une pollution. À cela s’ajoutent la présence de plastiques le long de la rivière, et parfois une odeur désagréable provenant de l’eau. Les personnes qui passent pour la première fois le long de la rivière disent qu’elle sent « le métal et la terre ».

Les petits exploitants miniers sont généralement tenus pour responsables de la pollution de l’eau, en raison de leur gestion irresponsable des déchets miniers. On suppose souvent que si l’eau change de couleur, c’est que les mineurs y ont déversé des déchets miniers.

Qu’est-ce qui pollue la rivière ?

L’une des principales sources de revenus du barangay, outre l’agriculture, est l’exploitation minière à petite échelle. La structure de la plupart des maisons reflète leur lien étroit avec l’extraction de l’or. Elles sont souvent construites sur deux étages ; le premier est en général utilisé pour le traitement du minerai ; on y trouve habituellement une fraiseuse alimentée par l’électricité pour broyer le minerai. Cet étage contient également des bassins de lixiviation, où les minerais broyés sont trempés dans des produits chimiques afin d’extraire complètement les particules d’or, car la méthode manuelle, le lavage à la batée, ne permet pas de capturer toutes les particules. Le deuxième étage sert de logement à la famille.

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Figure 3 - Organisation spatiale d’un lieu de travail.

Pour les maisons de style bungalow, c’est souvent dans une zone à proximité que se fait le traitement du minerai, à quelques mètres seulement de la maison. Ceci permet de surveiller facilement les étapes du traitement, en particulier le broyage, pour lequel il est essentiel de respecter le temps imparti. Est ainsi mise en évidence la vulnérabilité des habitantes face aux risques sanitaires liés aux produits chimiques qu’iels utilisent, ainsi que la vulnérabilité de la rivière par rapport à la pollution. Les produits chimiques utilisés dans l’extraction de l’or sont le cyanure, le carbone, le borax, la chaux, la poussière de zinc et l’acide nitrique - on ne prend pas en compte ici les produits chimiques utilisés à l’intérieur des mines. Ces substances peuvent avoir des effets néfastes sur la santé humaine et l’environnement (Organisation internationale du travail, 2024). Par exemple, le cyanure est très toxique, il peut avoir de graves répercussions sur l’environnement et présenter des risques pour la santé publique s’il contamine la zone environnante (Earthworks, sans date).

Les déchets miniers, connus localement sous le nom de duyot (résidus de minerais traités chimiquement, à la texture fine, qui ne contiennent plus d’or), sont stockés dans des sacs et empilés dans des espaces ouverts à proximité. Cependant, certaines habitantes, faute d’espace de stockage, jettent les résidus dans la rivière - ce qui est pratique puisque la plupart des zones de broyage et des bassins de décantation se trouvent à proximité de sources d’eau. Cela entraîne souvent une décoloration de la rivière.

En 2017, un citoyen du barangay, concerné, a pris une photo de la rivière avec de l’eau bleue et l’a postée sur les médias sociaux. L’incident a suscité diverses réactions et a attiré l’attention du Bureau des mines et des géosciences (BMG [1]), l’agence gouvernementale principalement responsable de la conservation et de la gestion des ressources minérales et de la supervision des questions de ce type. Le Bureau a soupçonné que la couleur bleuâtre était due à une réaction entre le cyanure et le sulfate de fer (ABS-CBN, 2017).

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Figure 4 - Un incident, et la rivière Ambalanga devint bleu.
Source : photos extraites de la page FB du barangay Gumatdang.

Le cas de Tulibeng

J’ai pu m’entretenir avec Paula (ce n’est pas son vrai nom), une mère de trois enfants dont le voisin possède une zone de broyage et un champ d’épuration à proximité. Elle a exprimé sa consternation face à la forte odeur d’acido (acide nitrique) : « Je leur crie d’arrêter. L’odeur est trop forte, je ferme la fenêtre », a-t-elle déclaré. Elle a ajouté que les maisons voisines sont parfois dérangées par le bruit du laminoir, surtout la nuit. Selon Paula, c’est une source fréquente de tension entre elleux, en particulier entre les ménages qui ne sont pas impliqués dans l’exploitation minière et ceux qui le sont. Des personnes qui, comme Paula, sont troublées par ces problèmes, expriment souvent leur inquiétude quant aux risques potentiels pour la santé.

Le courage dont Paula a fait preuve en interpellant son voisin n’est pas courant dans ma région, car mes voisines sont aussi mes proches ; c’est donc difficile de se confronter directement, même si nous sommes réellement gênées par l’odeur des produits chimiques de l’exploitation minière. L’un de mes cousins finance des opérations minières et, bien que son usine et son bassin de lixiviation ne se trouvent pas dans notre localité, il fait parfois venir ses ouvriers dans notre région pour « cuire » l’or, un procédé consistant à utiliser de l’acide nitrique pour le purifier. Nous craignons que le fait d’en parler n’entraîne des querelles familiales, alors nous fermons nos fenêtres. Il est également rare que des plaintes officielles soient déposées au barangay concernant la forte odeur des produits chimiques miniers, bien qu’il y ait eu des cas d’empoisonnement du bétail ou des chèvres qui avaient bu de l’eau contaminée par des bassins de lixiviation à ciel ouvert.

Lorsque je me suis rendu sur place, les résidus séchés étaient placés à deux mètres à peine de l’aire de lixiviation, allant presque jusqu’à la rive. Les résidus avaient simplement été pelletés en tas, sans être placés dans des sacs, formant quasi une petite colline. Les membres de la communauté croient généralement que les produits chimiques absorbés par les résidus se dissiperont au bout d’un certain temps. Les mineurs pensent que les résidus pourraient être utilisés comme terreau pour planter des légumes, car ils contiennent de la chaux, élément couramment utilisé par les agriculteurices pour cultiver leurs terres.

Situation dans les communautés en aval

L’eau de la rivière qui traverse les territoires du barangay n’est absolument pas utilisée, c’est pourquoi elle ne nous affecte pas dramatiquement. Cependant, la pollution de l’eau est dramatiquement ressentie par les communautés en aval. Les barangays Tinongdan et Dalupirip servent de bassin de réception des eaux polluées ; ce n’est pas seulement l’eau de la rivière Ambalanga qui est dirigée vers ce barangay, mais aussi d’autres cours d’eau qui passent par d’autres communautés minières comme Loacan, Ucab et Poblacion.

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Figure 5 - Immédiatement après que la photo de la rivière Ambalanga devenant bleue est apparue sur les médias sociaux, le BMG a ordonné l’arrêt de l’exploitation de huit mines et du traitement des minerais dans le barangay.
Photo : Shania Lucyao, 2024

Les communautés minières en amont ont tué nos moyens de subsistance. C’est ce qu’a déclaré l’un des dirigeants locaux des barangays situés en aval. Il a expliqué qu’iels avaient l’habitude d’élever des tilapias le long des rivières, ce qui constituait leur source de revenus, mais que les tilapias ont été empoisonnés et que les habitants ont donc dû cesser de s’occuper des poissons. En conséquence, à l’heure actuelle, certaines élèvent encore des tilapias, mais seulement celleux qui disposent d’un vaste terrain où iels peuvent aménager leurs enclos. Iels ont également répertorié un certain nombre de chèvres et de chats morts empoisonnés après avoir bu de l’eau de la rivière.

Les chefs locaux ont écrit des lettres aux bureaux municipaux, y compris aux bureaux gouvernementaux concernés, à propos de ces incidents d’empoisonnement, mais aucune action n’a été mise en œuvre pour la prévention de l’empoisonnement. L’un des responsables locaux a déclaré :

J’ai écrit des lettres huit fois au sujet de l’empoisonnement. Je les ai soumises au BMG et à d’autres bureaux concernés. Iels m’ont simplement conseillé d’aller dans les différents barangays et de leur parler. Pourquoi ? Est-ce la fonction d’un dirigeant local que de surveiller les mineurs qui jettent des déchets toxiques dans la rivière ? Est-ce même mon travail ? C’est comme s’iels disaient que je n’ai pas de travail mais que je ne fais que surveiller ».

Cette préoccupation particulière est également une raison pour que ces deux communautés forment une nouvelle municipalité connue sous le nom de Colos. Pour approuver une telle demande politique il faut qu’elles aient le contrôle de leurs propres territoires. Cela inclut la création d’ordonnances appropriées et la mise en œuvre de politiques existantes qui pourraient leur être réellement bénéfiques en tant que communautés affectées.

Ce qui se passe actuellement, c’est que tout le monde se montre du doigt. Les communautés en aval accusent les mineurs en raison des produits chimiques qu’ils utilisent. Les mineurs eux-mêmes le nient en disant que seuls les mineurs qui traitent l’or à l’aide de la méthode de la plaque de lixiviation devraient être blâmés. Certains mineurs pratiquent simplement la méthode traditionnelle, qui n’utilise pas de produits chimiques lourds. Les mineurs qui utilisent en outre des produits chimiques se défendent en disant qu’ils gèrent bien leurs déchets.

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Figure 6 - Rochers dans la rivière teintés de couleur orange.
Photo : Shania Lucyao, 2024

Les mineurs à petite échelle ont également le sentiment que « si l’exploitation minière est considérée comme la cause de cette “pollution environnementale”, c’est l’ensemble de l’opération qui devrait être attaquée : pas seulement les mineurs à petite échelle, mais aussi les entreprises ». Les communautés situées en amont disent de leur côté qu’elles ne devraient pas être accusées car elles sont également victimes de la pollution, puisque l’eau qui traverse leurs régions est déjà polluée par des produits chimiques toxiques provenant de villes voisines comme Baguio. En outre, il est également difficile de déterminer que la cause de la mort des poissons est due aux déchets miniers présents dans la rivière. En effet, certains rapports indiquent que les tuyaux d’évacuation des déchets de certains ménages dans les communautés en amont aboutissent directement dans la rivière.

Le sentiment des dirigeantes des collectivités locales des communautés minières sur les raisons pour lesquelles iels ne peuvent pas arrêter l’exploitation minière est également ajouté à la scène. Cela répond aussi directement à la question du chef du gouvernement local de la communauté en aval. Il a déclaré : « Il est préférable de voir mes électeurs travailler dans les mines plutôt que de les voir voler. Je ne les empêcherai pas d’exploiter les mines. Je n’ai pas d’argent pour les nourrir ».

Il existe également une tension interne au sein de la communauté concernant l’exploitation minière. Les colons d’origine ont leur mot à dire sur la présence de colons non autochtones dans la région. Oryang, un ancien, a déclaré avec audace :

Les « colons non-autochtones » exploitent des mines chez nous. Ils peuvent creuser des trous et utiliser des produits chimiques qui nuisent à notre environnement. Ils ont de la chance parce qu’ils ont un lieu d’origine où retourner lorsque tout est détruit chez nous. »

Que faut-il faire ?

Juste après la publication dans les médias sociaux de l’image montrant la rivière Ambalanga devenant bleue, le BMG a émis un ordre d’arrêt de l’exploitation de huit mines et de la transformation des minéraux dans le barangay. De nombreux mineurs ont été touchés par cette mesure, en particulier ceux qui n’utilisent pas de bacs de lixiviation pour poursuivre le traitement de leurs minerais. Cette mesure a en fait affecté de nombreuses bouches puisqu’un nombre important de familles dépendent de l’exploitation minière.

Ce scénario montre comment une simple action peut avoir des graves conséquences. Il invite tous les acteurs et les actrices concernées à adopter une approche holistique de la question, qui permette de concilier les avantages économiques de l’exploitation aurifère à petite échelle avec la protection de l’environnement et le bien-être des personnes. Une approche de la gestion des produits chimiques miniers fondée sur les droits humains est nécessaire. Des droits tels que le droit à la vie, à l’information sur la santé, à un environnement sûr, propre et durable, à l’eau potable, à des conditions de travail sûres et à la participation doivent être respectés pour protéger les mineurs et les communautés rurales de l’exposition aux produits chimiques (Groupe des Nations unies pour le développement durable).

La rivière rouge qui devient bleue est liée à des aspects politiques, économiques et sociaux. Dans ce contexte, la question reste de savoir qui doit être tenu pour responsable.

Références