Les usines de Fortune

Une vignette ethnographique à Marikina (Grand Manille, Philippines)

21 décembre 2024

 

Dans la banlieue de Marikina City, une ville aux Philippines, se trouve le Barangay [1] de Fortune, où la population vit « en symbiose » avec une multitude d’ateliers et d’usines très polluantes.

Ce texte est proposé dans le cadre du projet Embodied Ecologies mené par l’université de Wageningen, et qui consiste en une grande enquête collaborative pour comprendre comment les gens perçoivent et ressentent les expositions aux produits toxiques, comment les corps humains interagissent quotidiennement avec une multiplicité de ces produits, et tentent d’en minimiser les effets.

par Francesca Mauricio

Anthropologue, chercheuse pour le projet Embodied Ecologies project

Visite à pied

Zenaida m’accueille avec empressement. Elle est un peu plus grande que moi, mince, avec des mèches grises dans les cheveux. C’est l’une des femmes que j’ai rencontrées lors de mes recherches sur le terrain l’année dernière dans la ville de Marikina, aux Philippines, dans le cadre du projet Embodied Ecologies. Elle est mère et grand-mère et a vécu à Fortune presque toute sa vie. Elle s’est installée ici dans les années 1970, après que sa famille ait été contrainte de déménager du fait de l’élargissement des berges. Depuis lors, elle réside dans le barangay. Pour celleux qui ne sont pas familières avec cette notion, le barangay est l’unité administrative la plus petite aux Philippines. Chaque ville ou municipalité du pays est composée d’une multitude de ces unités. Chaque barangay varie en taille, mais doit compter au moins 2 000 habitantes (voir le PhilAtlas). Selon le Recensement de 2020 Fortune, où habite Zenaida, compte 38 000 habitantes.

Zenaida me précède pour me faire visiter son barangay et le barangay voisin, Parang. Nous étions convenues de nous rencontrer devant l’école de sa petite-fille, un après-midi de septembre. Nous passons devant un nombre impressionnant d’usines, toutes différentes en termes de taille et de produits. Au fur et à mesure que nous avançons dans les rues étroites, elle nous raconte de petites anecdotes historiques. Parang et Fortune formaient un seul barangay avant d’être scindé en deux. Elle ne m’explique pas pourquoi. J’apprendrai plus tard que la séparation a eu lieu en 2007. Fortune était une sitio (une petite partie d’un barangay) de Parang. Elle doit son nom à la gigantesque entreprise de fabrication de cigarettes, Fortune Cigarettes, qui y a installé sa base d’opérations.

JPEG - 1.8 Mio
Entre deux usines
Photo : Francesca Mauricio, 2024

Zenaida m’entraîne dans des rues secondaires que je n’ai jamais explorées auparavant. Habituellement, je visite Fortune en jeepney [2] depuis le bayan (centre-ville) de la ville, et je n’ai donc jamais eu l’occasion de marcher de Parang à Fortune, comme nous le faisons maintenant. Elle m’indique avec empressement deux grandes usines - l’une d’elles est un autre fabricant de cigarettes. Elle me dit que le nom est « Redrying ». Comme à plusieurs reprises, je l’entends mal, je lui demande de me l’épeler. Elle n’est pas sûre non plus. Lorsque j’essaie de le retrouver par la suite, je découvre qu’il ne s’agit pas d’un autre fabricant de cigarettes, mais d’un entrepôt de séchage pour Philip Morris. Elle m’explique que beaucoup de gens de son quartier travaillaient ici à l’époque. Mais aujourd’hui ils et elles sont tous mortes.

Outre l’entrepôt, nous passons devant une école locale, quelques petits magasins et plusieurs maisons. Elles sont belles, bien plus que celles que j’ai l’habitude de voir à Fortune. Elles ont de grands portails et sont recouvertes d’une couche de peinture fraîche. Zenaida me le fait remarquer, un soupir d’espoir sur les lèvres : « Ang ganda ng mga bahay dito, ’no ? (Les maisons ici sont belles, n’est-ce pas ?) », murmure-t-elle avec nostalgie. Je pense à sa propre maison que j’avais visitée un an auparavant - coincée entre plusieurs autres maisons et n’ayant qu’une seule fenêtre et une seule porte.

Nous finissons par trouver un endroit qui m’est plus familier en empruntant Fortune Avenue, l’artère principale du barangay. Lors de mon précédent travail sur le terrain, c’est ici que passait la jeepney et que je descendais le long de cette route. Ici, Zenaida m’indique d’autres endroits que je connais bien, comme l’usine d’une marque locale de chocolat. J’en vois la structure, mais au fur et à mesure que nous nous en approchons je commence à la sentir et à l’entendre. L’odeur est douce, comme le sucre, mais elle n’est ni délicieuse ni appétissante. Le bruit ressemble à celui d’une centaine de ventilateurs qui tourneraient à plein régime.

Zenaida raconte que c’est typique des usines : elles ont un son, et souvent une odeur. Blessy m’avait dit la même chose l’année dernière.

Blessy est l’une des autres femmes que j’ai rencontrées lors de mon travail sur le terrain l’année dernière. Elle est veuve depuis peu et mère de quatre enfants. Selon elle, les usines ont un ugong (un son qui résonne). Et bien sûr il y a aussi souvent une odeur comme celle de la chocolaterie, une odeur sucrée qui donne la nausée. D’autres fois, ce n’est pas aussi agréable. Certaines usines sentent la fumée ou le caoutchouc brûlé. Les habitantes de Fortune vivent si près des usines qu’ils et elles ne peuvent que les entendre et les sentir, en plus de voir leurs énormes sites qui dépassent de leurs humbles maisons en béton, comme des pouces endoloris.

Nous continuons notre marche, passant devant des sites familiers. Ici, les usines sont nombreuses. Zenaida nous en indique quelques-unes, mais elle ne sait pas exactement ce qu’elles produisent. Elle s’arrête parfois pour me permettre de prendre des photos. Alors que nous nous aventurons plus loin, j’en aperçois une grande au loin : « Fortune Cigarettes, ’yan, (C’est Fortune Cigarettes) », déclare Zenaida.

Je pensais que Fortune Cigarettes n’existait plus - plusieurs personnes m’ont dit qu’elle n’était plus en activité. Mais Zenaida me dit le contraire. D’après elle, on y fabrique encore des cigarettes. Je me renseigne et j’apprends plusieurs choses. Fortune Cigarettes a été rachetée par Philip Morris International, de sorte que le fabricant s’appelle désormais PMFTC, abréviation de Philip Morris Fortune Tobacco Corporation. Le site de production de Marikina est l’un des deux présents aux Philippines, le second se trouvant à Tanauan City, dans la province de Batangas, à quelque 70 kilomètres de celui-ci.

JPEG - 2.5 Mio
Fortune Cigarettes
L’homonyme de barangay
Photo : Francesca Mauricio, 2024

Au vu de sa taille, on comprend pourquoi le barangay a été baptisé du nom de l’usine. Même de loin, j’ai pu constater qu’elle était grande. Elle dominait le barangay de manière presque menaçante. L’année dernière, lorsque j’ai découvert Fortune, je me souviens d’avoir été frappée par l’idée qu’une usine de cette taille puisse fonctionner si près de l’endroit où vivent les gens.

Vivre avec les usines

Pour être honnête, il n’y a pas beaucoup de couleurs à Fortune. Les maisons sont souvent en béton inachevé dans de tristes nuances de gris et de noir, à cause de la suie et de la poussière. De temps en temps, rarement, une chose lumineuse - souvent un portail ou une porte grossièrement peinte en rouge, bleu ou vert vif ; parfois un tricycle garé peint en rose, pour correspondre à la couleur standard de l’association des chauffeurs. Il y a peu de plantes, ou même de terre, car la plus grande partie de l’endroit est en béton. De la mousse vert foncé s’accroche aux murs humidifiés par la saison des typhons de cette année, plus ou moins épaisse au fur et à mesure que je m’aventure dans le complexe. Un petit ruisseau passe sous plusieurs maisons. Il a une couleur trouble indescriptible, quelque part entre le gris et le vert, et dégage une odeur désagréable. Les clôtures qui bordent les usines sont grises elles aussi, et beaucoup plus hautes que les maisons dans lesquelles vivent des gens comme Zenaida.

La vie à Fortune est ainsi faite depuis longtemps. Ici, les usines comme la chocolaterie et le fabricant de cigarettes sont une évidence. La pollution est une certitude. Les gens ont dû s’en accommoder. D’après les conversations que j’ai eues avec des résidentes de longue date, les usines existent ici depuis au moins les années 1970, à côté des petits villages qui abritaient des centaines de personnes.

Blessy et plusieurs autres femmes rencontrées à Fortune m’ont dit que les usines étaient une présence désagréable dans leur barangay. Camz, une autre mère de Fortune, m’a raconté que les bruits de l’usine empêchaient souvent ses quatre jeunes enfants de dormir. La fumée rendait les enfants du barangay malades, avec des écoulements nasaux constants, de la toux, voire de l’asthme. Difficile pour une mère d’élever des enfants en bonne santé dans ces conditions, d’autant qu’elle ne disposait pas des ressources financières nécessaires pour des solutions plus saines.

Mais il n’y a pas que la fumée qui dérange les habitantes. Janice, une autre femme ayant participé au travail de terrain l’année dernière, vivait dans une maison à deux étages qu’elle partageait avec sa mère. Derrière leur maison coule un ruisseau. Elle s’est plainte qu’à certains moments, une odeur désagréable parvenait jusqu’à leur maison, dont elle blâmait le ruisseau. Elle soupçonnait l’une des usines voisines d’y déverser ses déchets de fabrication.

À en juger par l’aspect de l’étendue d’eau, elle ne s’est pas trompée.

JPEG - 3 Mio
Eau trouble qui passe sous et à travers les maisons
Photo : Francesca Mauricio, 2024

Les usines de Fortune contaminent l’air et les cours d’eau. Les habitantes comme Zenaida, Blessy, Janice et Camz reconnaissent que tout cela n’est pas bons pour leur santé - à la fois la leur en tant qu’individus, celle de leur famille et celle de leur communauté. L’exposition constante à l’air pollué entraîne des problèmes respiratoires. C’est un fait prouvé par la science, mais aussi par les expériences vécues par les habitantes. Les cours d’eau pollués, comme le ruisseau derrière la maison de Janice, sont source de malaises et, plus largement, peuvent devenir un lieu où se reproduisent des parasites nuisibles et porteurs de maladies, tels les moustiques.

Lors d’entretiens précédents, les femmes m’ont dit qu’il n’y avait pas grand-chose à faire pour remédier à leur situation actuelle. L’espoir de déménager, loin du barangay pollué, est mince. Le loyer mensuel moyen dans la ville va de cinq mille à vingt mille pesos, en fonction de la taille et de l’emplacement du logement. Zenaida m’a déjà dit qu’elle n’avait payé que mille cinq cents pesos pour son petit studio. Pour les ménages à faibles revenus, un loyer modéré prime sur la sécurité.

Comme il est hors de question de déménager, les habitantes de Fortune n’ont pas grand-chose à faire. Camz me dit qu’en tant que mère, elle n’a parfois pas d’autre choix que de garder ses enfants à l’intérieur. C’est à la maison qu’ils et elles sont à l’abri du monde pollué de l’extérieur. Ici, elle peut tenir ses enfants à l’écart de l’air ou de l’eau nocifs. Elle peut les protéger de la pollution du monde extérieur. Les maisons sont considérées comme un sursis face aux périls d’un monde pollué. Les mères comme Camz peuvent limiter l’exposition de leurs enfants à la toxicité en régulant la qualité de l’air intérieur par une meilleure ventilation. La recherche d’espaces plus ouverts et plus « verts », tels que les parcs, permet aussi de réduire l’exposition à l’air pollué.

Cartographie

Sur la base de ces conversations et observations, j’ai créé la carte suivante :

JPEG - 121 kio
Usines et résidences à Fortune
credit

Elle détaille l’emplacement de certaines usines à Fortune et dans certaines parties de Parang. Les zones résidentielles sont également indiquées. J’ai supprimé tous les noms de lieux et les éléments d’identification pour protéger la vie privée des habitantes.

La carte s’appuie sur plusieurs éléments : outre ma propre expérience du lieu, j’ai également approfondi mes recherches sur l’urbanisme et le développement de Marikina. Je n’ai pas pu trouver la dernière carte de zonage, mais j’en ai trouvé une datant de 2016[Analyse et leçons de la décentralisation et de ses implications pour la planification et la gestion environnementales locales aux Philippines]. Certains éléments ont peut-être changé, mais Fortune y est représentée avec précision comme une zone industrielle lourde (I3-Z). Selon l’ordonnance de zonage de 2006 de la ville [3], les zones industrielles lourdes sont désignées comme des « établissements de fabrication et de transformation hautement polluants/non dangereux ; hautement polluants/extrêmement dangereux ; non polluants/extrêmement dangereux ; polluants/extrêmement dangereux ».

Le troisième volume du Plan intégral d’utilisation des sols (CLUP) (Vol. 3) [4] indique aussi explicitement que les processus industriels ne doivent pas avoir d’effets négatifs sur l’environnement. Bien que le document ne qualifie pas nettement ce qui est considéré comme effet négatif, il va sans dire que la pollution de l’air et des cours d’eau doit être considérée comme un dommage infligé.

En outre, selon le guide CLUP (Vol. 1) [5] ont expliqué comment le fait de vivre à proximité de risques environnementaux peut contribuer à « une santé plus mauvaise et à des résultats disproportionnés en matière de santé ». Leur étude consistait en une analyse documentaire des travaux antérieurs sur la corrélation entre la proximité des risques et certains problèmes de santé, notamment les affections respiratoires. Ils et elles en ont conclu que, même si les études différaient souvent sur le plan méthodologique, il existait suffisamment de preuves pour établir « des relations significatives entre la proximité résidentielle des risques environnementaux et les effets néfastes sur la santé ». En d’autres termes, vivre à proximité de polluants environnementaux peut avoir et aura des répercussions sur la santé.

JPEG - 2.5 Mio
Entre les résidences et les usines à Fortune.
Francesca Mauricio, 2024

L’article se termine par un message fort dont je me fais l’écho : « Même en l’absence de preuves scientifiques exhaustives, il existe suffisamment de preuves de l’existence d’un préjudice potentiel pour justifier la prise de mesures visant à s’attaquer au problème et à protéger le public contre des expositions potentiellement dangereuses, lorsque toutes les preuves existantes indiquent un risque plausible. » Le risque potentiel devrait être suffisant pour inciter les autorités locales à agir pour la protection de leurs administrées.

Les conversations que j’ai eues avec les mères de Fortune indiquent toutes qu’il y a des risques - air pollué, cours d’eau souillés. Ce n’est pas l’endroit idéal où élever une enfant en bonne santé. L’existence de ce genre d’endroits, où les gens vivent avec la pollution au quotidien, nécessite un débat plus large sur l’exposition intempestive à la toxicité. Les habitantes de Fortune subissent davantage de pollution en raison de leur proximité avec la source - les usines. Dans les barangays plus aisés, tels le quartier voisin de Marikina Heights, on ne signale pas ce genre de plaintes ou de problèmes, car ils sont plus éloignés des usines.

Fortune illustre parfaitement l’inégalité de l’exposition à la pollution dans la vie quotidienne. Mais Fortune reste chez soi. C’est toujours une communauté - une communauté qui mérite mieux que des usines qui polluent la vie.

↬ Francesca Mauricio.

#écologies_incarnées #Philippines #Marikina #pollution #toxicité