J’adore les oranges. Elles sont sucrées. Elles donnent le meilleur de tous les jus.
En tant que mathématicien, j’adore les oranges car ce sont des sphères dont on peut faire des épluchures d’une seule pièce et les aplatir sur la table pour créer des formes géométriques aussi attrayantes que cette étoile à cinq branches ou cette élégante spirale. Si on les assemble, on peut même créer un chouette motif floral.
En tant qu’artiste, j’aime les oranges pour la façon dont ces courbes élégantes et ces formes organiques émergent à partir d’une simple sphère.
Un domaine d’étude fait cela, la cartographie. Au lieu d’oranges, les cartographes utilisent les mathématiques pour éplucher le globe et faire une carte plate du monde. Il y a un mot spécifique pour chaque façon dont le globe est aplati, les « projections ». Et les projections sont fascinantes.
En voici trois. C’est un fait mathématique, il n’ y a pas de projection parfaite. Toute projection ne peut être que déformée ou imprécise. C’est pourquoi les cartographes cherchent les moyens de réduire tel type de distorsion ou tel autre, ou de faire des compromis entre eux. Cela a donné la grande variété de projections cartographiques que nous connaissons désormais.
Pour ma part, j’ai pensé que ce serait une bonne idée de faire ma propre projection cartographique à partir de ce dessin de pelure d’orange. Alors je l’ai faite.
Comme j’ai trouvé le résultat plutôt plaisant, je l’ai mis en ligne. J’ai alors reçu quelques commentaires.
« N’est-ce pas un peu étrange d’avoir deux copies du monde sur une seule carte ? »... Je veux dire, je suppose que oui...
Un autre commentaire commençait par « Ici un cartographe. » (J’adore ça. Sur Internet, quand on veut parler avec autorité, on dit que l’on est ici) - « Ici un cartographe. Je n’ai jamais utilisé de projection de peau d’orange. D’ailleurs je ne connais personne qui l’ait fait. »
Au début, j’ai réfléchi : « Oh, il a raison, je perds mon temps. » Puis je me suis dit : « Non. C’est intéressant et je m’amuse. Qu’importe si ce n’est utile à personne ? »
J’ai réalisé à quel point nous nous sentons obligés d’apprécier les choses en termes de praticité et d’utilité. C’est comme si on portait des lunettes utilitaires. Mais ces lunettes nous empêchent de voir des choses fascinantes.
Je vais vous montrer ce que je veux dire. Voici quelques-unes de mes projections préférées. Elles se trouvent dans la section « divers » à la fin des livres consacrés aux projections. Un peu comme les feignasses qui traînent au fond de la classe. À côté de chacune de ces projections se trouve une petite note qui dit novelty, ou « projection fantaisiste » comme s’il s’agissait de simples curiosités. C’est un peu agaçant. Regardez pourtant, comme elles sont sympa.
La projection Werner a la forme d’un cœur. Ce serait parfait pour la Saint-Valentin. « Tu comptes pour moi, ma puce. »
La projection Guyou pourrait servir de papier peint sur votre mur. J’aimerais voir la projection de Winkel Tripel faire ça ! Bien sûr que non, ces projections ne doivent pas être rejetées comme des futilités.
Et puis j’ai vu cette projection. La projection de Berghaus en forme d’étoile. La note apposée à côté disait « à des fins artistiques ». OUI, enfin ! Quelqu’un avait retiré ses lunettes utilitaires et accepté l’idée qu’on puisse produire des choses parce qu’elles sont intéressantes, ou belles — bref, pour l’amour de l’art.
Et c’est de ça que je veux parler aujourd’hui : de projections cartographiques observées d’un point de vue créatif.
On ne peut pas parler de projections cartographiques sans parler de la projection de Mercator. Elle est tristement célèbre. On s’en prend à elle comme si elle était coupable d’avoir déformé la Terre. Certes, elle montre un Groenland d’une taille proche de celle de l’Afrique, alors que le Groenland est en réalité de la taille de l’Arabie saoudite. C’est parce que, plus on zoome près des pôles, plus la projection Mercator est grande.
Une fois qu’on a compris le problème, on laisse tomber la projection Mercator, et on se met en quête d’une projection plus appropriée. Mais on peut l’étudier un peu plus. Je veux savoir si je peux atteindre le fond. Jusqu’où la projection Mercator acceptera-t-elle de se laisser zoomer ? Allons le découvrir.
Vous pensiez que le Groenland était grand ? Regardez l’Antarctique !
Voici la station scientifique d’Amundson-Scott à quelques mètres du pôle sud. Un salut au passage à tous les scientifiques du pôle sud qui nous regardent.
Continuons à descendre. Là, on n’est plus qu’à quelques millimètres du pôle sud. Cette forme de plateau de backgammon que l’on voit est en fait le flocon de neige du pôle sud dont les six branches pointent vers le nord. Et on pourrait continuer, scruter l’atome de ce flocon de neige qui se trouve le plus au sud.
Pourquoi jusqu’ici personne ne m’a dit que la projection de Mercator est infinie ? Parce que ce n’est pas utile.
Si je veux faire quelque chose d’utile, voici comment procéder.
1. Tout d’abord, je me fixe quelques règles de bon sens. Je mets le nord et le sud à la verticale, l’est et l’ouest à l’horizontale.
2. J’en profite pour régler le problème de la projection Mercator, et je fais en sorte que chaque pixel de la carte corresponde au même nombre de kilomètres carrés dans la vie réelle.
Avec ces deux règles, j’aboutis à l’une des régions les moins imaginatives de la cartographie : la famille des projections cylindriques équivalentes. La seule chose que vous pouvez changer chez elles, c’est leur largeur. Imaginez-vous, artiste peintre, avec pour seule liberté de choisir la taille de votre toile !
Et pourtant, cela n’a pas empêché l’invention, au fil des ans, d’une suite de projections pour lesquelles la seule chose qui change est leur largeur. En 2002, deux personnes nommées Ho(ward) et Bo(b) ont passé commande au cartographe Mick Dyer d’une nouvelle projection basée sur ces principes. C’est la projection Hobo-Dyer, qui ne diffère des autres projections cylindriques équivalentes que par sa largeur. De l’argent a changé de mains pour ça, et ils ont donné leur nom à la projection. Ça m’échappe complètement.
En tout cas, c’est peut-être l’occasion de faire une projection qui porte votre nom. Choisissez un nombre, un nombre original ou même un nombre qui a déjà servi (l’autre devra simplement partager). Ajustez votre carte à cette largeur. Mettez votre nom dessus. Gloire et fortune vous appartiennent.
Mais pour moi, ce n’est pas très satisfaisant. Ce qui est satisfaisant, c’est d’inventer ses propres projections. Voici deux superbes projections. Et quand je dis superbes, ce n’est pas pour me vanter. Ce sont les mathématiques sous-jacentes qui sont magnifiques. J’ai juste mis les équations dans mon programme et regardé ce qui en est sorti.
Comme tout bon artiste — ou comme tout bon mathématicien — je me demande alors : « Que puis-je faire d’autre ? » Je ne suis pas contraint de cartographier seulement la surface de la terre. Je peux cartographier la surface de n’importe quelle sphère, par exemple un ballon de foot ou une balle de baseball.
Je peux aussi faire des panoramas sphériques. (Les panoramas sphériques sont des vues panoramiques horizontales à 360 degrés et de haut en bas, comme les images de Google Street View ou de réalité virtuelle. C’est une sphère d’imagerie qui s’emploie avec des projections).
Ce que j’aime dans la projection de panoramas, c’est que c’est une façon de personnaliser les choses et d’ajouter du sens.
Voici l’arbre de la maison où j’ai grandi. Et, à côté, mes deux fils quand ils étaient enfants. Pour moi, cela me donne un sentiment de stabilité et de permanence dans le temps.
Et celui-ci est le panorama d’un lieu du passé : la bien-aimée pyramide de barils de Seagram.
Ce panorama basé sur une pyramide m’a semblé approprié pour cette projection basée sur une pyramide. Une pyramide est un polyèdre. Par la suite je vais montrer comment créer une projection à partir d’un polyèdre, pour projeter des panoramas.
Voici la méthode. Commencez par votre polyèdre préféré. Je suis pour ma part un grand amoureux de l’hexacontaèdre pentagonal, du dodécaèdre rhombique et de l’icosatétraèdre deltoïdal. N’ayez pas trop peur de ces noms, ils ne sont pas plus difficiles que les noms de Pokémon.
Prenez ce polyèdre, et gonflez-le comme un ballon, pour une version sphérique de lui-même. Vous obtenez ainsi une sphère, que vous pouvez découper le long des bords, et aplatir en panoramas… comme ça.
J’aime à penser que lorsque je crée une nouvelle projection basée sur un polyèdre, c’est ma façon de les collectionner comme des Pokémon.
Je peux aussi faire des projections à partir de ballons de sport. Ce ballon de foot a ces faces incroyablement belles. Et celui-ci : on dirait un ballon de basket qui a explosé.
OK, ces projections c’est juste parce que je me suis laissé aller. Elles sont si complexes qu’on ne distingue plus le contenu sphérique. Ce ne sont plus que des explorations, des spirales, des gribouillis et des symétries sphériques que l’on obtient lorsqu’on épluche une sphère.
C’est le truc de l’art mathématique. Du côté de l’art, j’ai le sentiment de créer quelque chose, que ces formes viennent de mon cerveau. Mais j’ai aussi l’impression de découvrir une partie de la vérité mathématique sous-jacente, qui est là et attend d’être découverte. Je suis sûr que si quelqu’un d’autre joue au jeu du pelage de la sphère, il ou elle pourrait fort bien découvrir ces mêmes modèles.
Jusqu’à présent, je vous ai montré des équations, des algorithmes et des pixels. Pour ce dernier projet, j’ai voulu faire quelque chose de physique.
J’ai commencé par cette projection. Un joli gribouillis avec des pattes. Et un ami m’a dit que ça ressemblait à une grenouille. Alors j’ai dessiné une grenouille.
Puis j’ai utilisé ce dessin pour faire une gravure sur bois. La gravure sur bois est une technique d’impression maîtrisée par mon héros, le graphiste hollandais M. C. Escher. On prend un bloc de bois, on y sculpte une image. Ensuite, on l’encre et on imprime l’image sur du papier.
Mon fils et moi avons donc sculpté deux blocs, un bleu et un noir, puis nous l’avons imprimé. Cette technique récompense le spectateur qui porte un regard attentif. En regardant le dessin rapidement on pourrait dire : « Oh, une jolie grenouille. » Mais, attendez un peu, cet endroit ressemble à l’Afrique ! Au bout d’un moment, peut-être se rendra-t-on compte que, si on découpe ici, et qu’on ajoute une ou deux pattes, on peut monter ce dessin en forme de globe en papier ?
Chaque fois que vous êtes d’humeur créative — (disons, lorsque vous faites du crochet, une sculpture ou un bateau dans une bouteille) —, vous entendez cette voix à l’arrière de votre tête qui dit « Oh, c’est une perte de temps », ou on vous fait ce compliment à l’envers : « Quelqu’un a trop de temps sur les bras. » (De la part de gens qui ont regardé plus d’une saison de Game of Thrones.)… Chaque fois que cela se produit, n’en tenez pas compte. Donnez-vous la permission d’enlever ces lunettes utilitaires et de faire quelque chose au nom d’un artisanat, d’un passe-temps ou pour le bien de l’art. Vous serez surpris et ravi.
Ça va être génial.