En cette fin d’été, je profite des quelques heures de temps libre devant moi pour visiter une exposition au musée d’art brut de Lausanne. Lorsque je demande mon billet pour l’exposition du cartographe, la caissière a un moment d’hésitation :
— Vous voulez dire « Michael Golz » ?
Comme nombre d’artistes que le musée expose, Golz échappe aux catégorisations classiques. Découvert récemment, c’est un cartographe exceptionnel à la personnalité quelque peu excentrique. L’art brut désigne des créations d’« outsiders » qui n’ayant pas reçu de formation technique, ou peu, ne s’identifient pas toujours comme artistes. Ces œuvres révèlent le génie de personnalités marginales extrêmement inventives, souvent issues de centres pénitenciers, d’institutions scolaires, ou de résidences hospitalières. Michael Golz est l’un d’eux.
Dans les années 1960, alors qu’il n’est qu’un enfant, c’est avec l’aide de son frère Wolf qu’il entreprend la conception d’« Athosland ». Aujourd’hui, son œuvre regroupe des cartes, des dessins, des inventions linguistiques et un glossaire complet des expressions spécifiques à « Athosland ». Il a aussi publié une série de guides très détaillés dans lesquels il décrit les us et coutumes des créatures qui peuplent son univers.
La notice biographique de l’exposition a été écrite par la mère de l’artiste. Elle y raconte comment son fils a subi un dommage cérébral provoqué par un vaccin contre la variole. Après cinq jours d’une fièvre intense, elle s’est aperçue que l’état mental de son petit Michael avait changé, qu’il avait perdu son enthousiasme enfantin. Lorsqu’il avait pu enfin reprendre ses crayons, il se mit à créer des dessins très personnels. C’était comme s’il avait, au cours de cette période, développé un talent artistique très particulier.
Golz grandit et passe l’essentiel de sa scolarité dans un internat pour enfants handicapés, qui a nourri et encouragé son talent créatif. De retour à la maison pour les congés, il noircit les pages de ses carnets de vacances d’illustrations et de petites bandes dessinées.
Jeune adulte, il intègre un établissement spécialisé où il reçoit une formation de jardinier. Aujourd’hui, il vit toujours dans une structure d’habitat partagé où il participe à des ateliers artistiques. Depuis sa découverte par la commissaire d’exposition Alexandra Gersdoff-Bultmann, il a quitté son poste de jardinier pour « cultiver » Athosland à plein temps. Son œuvre a été présentée pour la première fois en 2012 à la galerie d’Art cru à Berlin et Golz a été nommé comme un des quatre récipiendaires du prix « euward 7 » de 2018, le prix le plus prestigieux de l’art brut.
On peut voir dans l’exposition de Lausanne un petit court-métrage dans lequel Golz livre au commissaire d’exposition des sacs en plastique pleins à craquer de cartes, pliées en tous sens et aux bords scotchés. Puis, avec l’aide de l’équipe du musée, il assemble la carte comme on assemble un puzzle. On le voit ensuite marcher en chaussettes sur l’œuvre de sa vie, pour ajouter une autoroute ici, une zone industrielle là. Comme beaucoup d’agglomérations, Athosland s’est bien développée depuis les années 1960. Golz a soigneusement dessiné, feuille par feuille, tous les détails topographiques à la même échelle. Ses premières cartes au format A4 datent de 1977, et la collection compte aujourd’hui 160 documents qui couvrent, une fois montés, une surface de 14 x 17 mètres. Cette immense carte composée est accompagnée de huit dossiers de 2 800 pages de dessins qui décrivent ce à quoi ressemble la vie à Athosland…
Le musée de Lausanne n’a finalement pu montrer qu’une partie de l’œuvre, la surface habillée par la totalité des cartes assemblées dépassant les dimensions de la galerie : elles auraient recouvert le sol, les murs et même le plafond.
L’imagination débordante de Golz semble lutter pour que l’œuvre soit contenue dans une seule pièce. Pour la visite, une passerelle en bois permettait de surplomber les cartes et de s’aventurer au-dessus d’Athosland ; et pour observer à distance, une paire de jumelles pendait à côté d’un panneau d’information – un clin d’œil à la taille de cet ambitieux projet cartographique.
Athosland est un peu plus qu’un univers fantastique : c’est le projet d’une vie qui se poursuit depuis plus d’un demi-siècle. Il représente une vaste région qui s’est développée à partir d’un petit centre en englobant les régions environnantes dans un mouvement progressif d’expansion urbaine. Les cartes sont accompagnées d’une série de dessins colorés aux feutres, crayons et surligneur rose fluorescent. Dessinés en perspective, ils montrent la vie quotidienne dans le monde magique d’Athosland. Ces illustrations nous invitent à pénétrer la vision photographique de Golz : un mélange de paysages prosaïque semi-industriels de l’Allemagne de la fin du XXe siècle, un idéalisme rural traditionnel et une bonne dose de fantaisie.
Les nombreuses villes moyennes et petits villages d’Athosland fournissent toutes les structures dont a besoin sa population. Maisons traditionnelles à colombages, rangées de vergers, églises, bureaux de poste, banques, cafés, magasins bio, cinémas, mais aussi… sex shops et discothèques. Finalement, quand Golz cartographie, il n’invente pas vraiment un monde imaginaire, il rend simplement tangible un monde qui existe très clairement et très précisément dans son esprit, et le retranscrit sur le papier. Depuis la création des premières esquisses, le paysage a subi des modifications. L’artiste revient sur certaines parties de la carte pour la mettre à jour et maintenir son exactitude, par exemple en déplaçant l’aéroport principal ou bien en rénovant un centre historique… Et toute personne potentiellement intéressée à acquérir ces cartes doit garder à l’esprit que Golz se réserve le droit de « rappeler » les pièces pour les modifier !
Aujourd’hui, Athosland est structuré autour d’un réseau complet d’autoroutes, de voies ferrées et de rivières qui serpentent dans les vallées, entre les montagnes. Michael Golz est capable de nommer la destination de n’importe quel train figurant sur la carte - et de vous dire s’il est à l’heure ! Et si la climatisation dans les trains tombe en panne, il a pensé à équiper toutes les gares de piscines pour que les passagers puissent se baigner et se rafraîchir.
Golz a également imaginé et décrit une série de traditions et de coutumes spécifiques à Athosland. Sa population vit dans un monde idéal ; on peut payer avec des boutons et s’il n’y a plus de boutons, on peut utiliser de l’herbe ou des feuilles. Il existe un bouton magique pour ressusciter les morts, et des robots qui permettent aux personnes actives de prendre de longues vacances. Les autochtones peuvent se prélasser au bord de la rivière à côté des carrés de légumes où des hamsters se chargent du désherbage. Ici nul besoin de porter de vêtements et tout le monde a les cheveux longs. Le jus de pomme a un goût d’urine et les saucisses un goût d’excrément. C’est une version « brute » d’une des nombreuses utopies de l’Allemagne des années 1960.
Golz a le don pour rendre familier ce qui est étrange, et rendre bizarre ce qui est familier. Dans son univers, il y a, par exemple, un échangeur autoroutier qui s’ouvre sur un monde de saucisses géantes (appelées « Cratschwurst ») qui distribuent du bouillon, lequel est utilisé comme carburant par les grosses voitures à plusieurs étages (appelées « Butato ») et équipées de chambres à coucher. Golz mentionne aussi l’existence d’animaux (appelés « Brucktiere ») de la taille d’un éléphant et dont la bouche est assez grande pour contenir entre dix et vingt personnes.
Il y a aussi des grands méchants à Athosland ! On en parle dans certains des huit gros dossiers où sont rassemblés les dessins et les descriptions des méchants monstres (appelés « Teufels-ö-Ifiche » ou « Glätschviecher » - monstres des glaciers en français) qui terrorisent la population. Il y a aussi des usines gigantesques, les « Bübsfabriken », qui polluent l’environnement avec leurs fumées nauséabondes. Markus Landert, directeur du musée d’art de Thurgovie, écrit qu’à Athosland, « il y a des ateliers pour les handicapés, où tout est moche, où de la musique kitsch est jouée en boucle, et où des bâches noires sont accrochées devant les fenêtres pour empêcher la lumière de pénétrer, ce qui a pour effet de donner un horrible mal de tête à tout le monde. »
Athosland est un espace autobiographique qui reflète les fantasmes et les peurs de l’artiste. Dans son glossaire, Golz utilise un mot particulier pour évoquer ses vieux souvenirs d’enfance. Il les appelle « Dotschsachen ». La production des guides en bandes dessinées remonte à des voyages d’été en famille : les nombreuses villes mentionnées portent des noms de personnes qui étaient proches de lui, une petite amie, un tuteur dans son école, ou un chien.
Mais aujourd’hui Golz a inventé une autre technique pour nommer les lieux de son glossaire : « Je développe le réseau autoroutier en écoutant de la musique : si un mot est répété plusieurs fois dans le même morceau de musique, comme par exemple “Börldaun”, j’en fais une localité. Si le morceau de musique dure cinq minutes ou plus, je construis une section d’autoroute de 50 km jusqu’à la prochaine ville. »
Dans cet univers original, Michael Golz est le maître inventeur d’un conte sans fin. Ses cartes, ses images et ses mots inventés donnent vie à des histoires à travers lesquelles il nous guide et nous perd dans une fantaisie analogique faite de papiers et de crayons. Pénétrer l’esprit de Michael Golz est une perspective passionnante et intimidante qui place l’art brut au centre de la cartographie imaginaire et cognitive.
↬ Alice Hertzog.
Sources et bibliographie :
Exposition : Michael Golz « Voyages dans le Pays d’Athos » 9 juin- 1er octobre 2017, Musée de l’Art Brut, Lausanne.
Film : Athosland, by Philippe Lespinasse et Andress Alvarez (33 minutes, en allemand sous-titré en français), co-produit le musée d’Art Brut et le musée d’art de Thurgovie.
Publication : Michael Golz, Athosland, Le pays d’Athos, musée d’art de Thurgovie, 2017, 63 p. avec des textes de Markus Landert, Christiane Jeckelmann, Michael Golz & Renate Golz Fleischman.
Michael Golz est représenté par la galerie d’Art Cru de Berlin
À consulter en complément : « Les cartes magiques de Jerry Gretzinger », Philippe Rekacewicz, 21 mai 2016.