L’atlas uniprojectionnel de Joseph-Victor Barbier : une utopie cartographique

#Précurseurs #Atlas #Projections

31 octobre 2017

 

par Alexandre Chollier

Géographe

I.

L’œuvre de rénovation de la cartographie entreprise par Élisée Reclus au tournant des 19e et 20e siècles ne fut suivie d’aucune réalisation concrète [1]. Bien qu’à l’époque il ait enthousiasmé nombre de commentateurs, le Grand globe au 1/100 000 ne vit le jour ni à Paris pour l’Exposition universelle de 1900 ni ailleurs, ni même sous une taille réduite, rendant ainsi « orpheline » sa première et colossale pièce, le Relief de la Suisse de Charles Perron. L’Atlas uniforme au 1/10 000 000, entreprise en apparence beaucoup plus modeste, conçu avec son neveu Paul Reclus, connut un sort analogue, tant dans sa version plane que dans sa version globulaire. Les tranches de globe au 1/5 000 000 que Reclus souhaitait voir orner les salles de géographie et d’histoire de chaque école restent à construire. Les cartes célestes concaves échappant à la perspective fuyante permettant de faire de l’observateur du cosmos son habitant à part entière itou.

Quelques traces de ce « rêve cartographique », que d’aucuns n’hésitent à qualifier d’utopique, sont toutefois parvenues jusqu’à nous, leur pouvoir d’évocation intact. Comme ces trois exemplaires de la Carte globulaire hypsométrique & bathymétrique de la Méditerranée occidentale réalisée par Émile Patesson, sous la direction d’Élisée Reclus. Exemplaires que je n’ai jamais manqué de manipuler lors de mes visites au Département cartes et plans de la Bibliothèque de Genève. Leur surface en métal peint, bien que cabossée et déformée, continuant jusqu’à aujourd’hui de façonner mon regard. Ou, de manière plus frappante encore, l’exemplaire du Relief de la Suisse ornant le hall d’entrée de l’Institut des Sciences de la Terre de l’École polytechnique fédérale (EPFZ) à Zurich, tel qu’il fut réalisé à l’occasion de l’Exposition nationale suisse de 1939 [ill. n°1].

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Illustration n°1. Relief de la Suisse peint sous la direction de Rudolf Staub (1939)
Source : A. Chollier, Les dimensions du monde : Élisée Reclus ou l’intuition cartographique, Paris, Genève, Éd. des Cendres, Bibliothèque de Genève, 2016, p. 60-61 [École polytechnique fédérale, Zurich, collections Sciences de la Terre]

Fixés à la verticale, les dix grands panneaux qui le constituent couvrent quelques 8,4 m² — l’équivalent dans la réalité de 84 000 km², une broutille par rapport à la surface du globe. Or devant cet objet hors du commun — et à son voisinage direct surtout, là où sa courbure devient perceptible — c’est bien toute la surface terrestre qu’on imagine parcourir en esprit. Devant ce relief bombé, ce sont alors notre vision et notre compréhension du monde, mais aussi la manière que nous avons de le représenter qui voient leurs contours évoluer, sinon remis en cause : troquant ici le plan pour la sphère, la petite échelle pour la grande, ne perdant jamais de vue le tout, ni la place qu’occupe la partie en question, aussi infime soit-elle. L’impression s’affirmant, s’arrimant plus solidement à nous, de façon paradoxale il est vrai, lorsque nous comprenons que les connaissances indispensables à sa réalisation sont aujourd’hui en partie obsolètes. Comme si à cette expérience rien ne pouvait être retranché.

La rencontre avec de tels artefacts m’émeut sans coup férir. Non contents de se planter face à moi, ils m’indiquent une direction ; servant alternativement de repère ou de balise, m’engageant à interrompre un instant mon cheminement ou me motivant au contraire de le poursuivre, ce sans crainte de me perdre. Mon travail sur les frères Reclus, Élie et Élisée, entamé il y a déjà quelques années, ne peut se comprendre sans eux.

Aujourd’hui que l’occasion m’est offerte de replonger dans le grand projet cartographique reclusien [2], projet aux nombreux linéaments et lignes de fuite, je suis persuadé que de nouveaux tracés vont s’offrir à moi. L’œil aux aguets, attentif aux idées qui dialoguent avec Reclus, qu’elles lui soient contemporaines ou non, qu’il me faille compulser les documents d’époque ou plonger tête baissée dans l’actualité.

Bien que cela soit difficile, il me faut pour l’instant laisser celle-ci de côté. J’avoue que la candidature française à l’organisation de l’Exposition universelle de 2025 et plus directement le globe au 1/100 000 portant 400 mètres de circonférence trônant au cœur du « village global » érigé pour l’occasion dans le centre de Paris interrogent le cartographe et le cartomane. Un globe ne figurant plus la terre proprement dite [ill. n°2] car l’ayant préalablement transformée, à l’aide du big data et de la réalité augmentée, en une expérience visuelle immersive, sur mesure, façonnée et calibrée pour s’extraire de l’usage cartographique commun :

Au cœur du dispositif, pas de pavillons nationaux, mais une sphère de 127 mètres de diamètre, une Terre au 1/100 000e, un objet connecté géant capable de recevoir des data venues du monde entier : chaque pays utilisera ainsi la réalité augmentée pour faire visiter ses paysages, ressentir ses climats ou entendre ses musiques. Ce globe s’inspire de celui, utopique, du géographe Élisée Reclus. Jamais une sphère de cette taille, vide mais aux parois connectées, n’a été construite [3]. »
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Illustration n°2. Sphère connectée du Village global (Projet Exposition universelle de 2025)

Si je quitte ce globe nourri aux big data, données dont on sait qu’elles suscitent d’immenses espoirs (et de plus grandes convoitises encore) et s’apprêtent en ce moment-même à pousser à ses limites la cartographie telle que nous la connaissons, sinon à la révolutionner ou carrément à la renverser, ce n’est point pour m’en débarrasser, bien au contraire. Je le garde plus que jamais en ligne de mire. Mais je ressens avant cela le besoin de me frotter à d’autres projets « utopiques », reclusiens ou non.

II.

Lorsqu’à l’automne 1895 sort à Bruxelles la brochure signée Élisée Reclus, Projet de construction d’un globe terrestre à l’échelle du cent millième (Éd. de la Société Nouvelle), les réactions dans la presse française se comptent par dizaines. Voilà Reclus propulsé en quelques semaines, presque malgré lui je suppose, comme candidat naturel pour la construction du « clou » de la prochaine Exposition universelle. À l’aune des projets déposés, il n’y a rien de chimérique dans celui de Grand globe. Rien en effet ne présage à ce moment son échec du printemps 1898. L’idée s’inscrit dans son époque de façon quasi naturelle, quant à sa validité scientifique celle-ci ne fait guère de doute. Qu’elle soulève des difficultés techniques, financières ou politiques, qu’elle serve de porte-voix à des opinions dissonantes, oui, mais l’idée n’en reste pas moins accueillie très favorablement. D’ailleurs la corporation des géographes n’échappe guère à cet attrait puisque autant qu’ailleurs le projet y trouve de fervents laudateurs. Comme si Reclus rendait tout à coup possibles leurs rêves les plus fous. Parmi ce « déluge » de réactions, une se dégage si nettement qu’elle fait signe sur le champ et met notre esprit en mouvement. Outre une mise en perspective bienvenue, le projet reclusien y gagne un horizon élargi.

Secrétaire général de la Société de géographie de l’Est depuis sa fondation en 1879, Joseph-Victor Barbier ne pouvait manquer de se rendre à Londres pour le 6e Congrès international de géographie (du 26 juillet au 3 août 1895) [4]. Et parce que parmi les interventions notables discutées lors de celui-ci figurait la proposition de Reclus de construire un globe au 1/100 000, il n’est guère étonnant qu’à l’automne 1895 il profite de la sortie de la plaquette signée par l’auteur de la Nouvelle géographie universelle pour lui écrire. Le moment est spécial. Voici un peu plus d’un an, la Commission technique de la Société de géographie de l’Est — dans laquelle il sert de rapporteur — a rendu son rapport sur la proposition énoncée à Berne lors du 5e Congrès international de géographie par un jeune professeur de géographie physique de l’université de Vienne, Albrecht Penck, à savoir l’établissement d’une Carte du monde au millionième. Par là Barbier répond à l’appel de la Société de géographie de Paris de « discuter cette proposition, de l’éclairer et de la faire progresser librement vers une solution plus ou moins prochaine » [5]. Mais ce n’est pas la seule tâche à laquelle il se consacre, car le voici également engagé dans un travail personnel de grande ampleur. Le premier volume de son Lexique géographique du monde entier [6] est en effet sorti il y a un peu plus d’un an, suscitant les louanges de ses pairs.

À l’automne 1895, c’est ainsi un géographe au faîte de son activité intellectuelle qui écrit à Reclus. Cette lettre paraît à Nancy dans le Bulletin de la Société de géographie de l’Est. Au vu de son importance, je la retranscris en entier :

À Monsieur Élisée Reclus, géographe.

Illustre Maître en géographie,

J’ai l’honneur de vous accuser réception de la plaquette intitulée : Projet de construction d’un globe terrestre à l’échelle du 1/100,000e que vous avez bien voulu adresser à la Société de géographie de l’Est.

Sans m’arrêter ici aux questions d’utilité et de “praticabilité” du projet, — que je me réserve d’examiner dans notre Bulletin [a], — je tiens à constater qu’il a pour point de départ une considération fondamentale dont je revendique la paternité. Je l’ai présentée moi-même, il y a quelque dix-sept ans, à l’appui d’un projet d’atlas “uniprojectionnel”, — néologisme créé pour les besoins de la cause, — et le projet Penck n’est, à son tour, que l’agrandissement du mien.

Vous dites, en effet, dès le début de votre exposé des motifs :

“L’habitude prise par chacun de nous d’étudier notre propre pays sur des cartes détaillées et les pays éloignés sur des cartes générales très sommaires, souvent aussi très inexactes, entretient chez le lecteur des illusions dont le plus savant n’arrive pas à se défaire : il faut que le Suisse, le Belge, le Hollandais ait recours aux statistiques officielles pour se persuader que telle contrée, représentée d’ordinaire dans les proportions de son pays natal, est cependant dix ou cent fois plus étendue...”

Or, vous trouverez à la seconde page de mon étude, — publiée en 1884, réédition de celle de 1878, — ce qui suit :

“Ainsi, bon nombre de personnes, et de celles même qui ont fait quelques études [b], n’ont qu’une notion absolument incomplète des étendues géographiques, que vous les étonneriez certainement en leur apprenant que l’île de Bornéo [ill. n°6], par exemple, est d’un tiers plus étendue que la France ; que l’île de Marajo, qui ferme l’embouchure de l’Amazone, est aussi grande que la Sicile ; que l’Arabie couvrirait en grande partie l’Europe occidentale ; que les possessions anglaises des Indes équivalent à huit fois les îles Britanniques, et maint autre exemple encore.

“À la vérité, les cartes les moins parfaites indiquent, ne fût-ce que par la distance de leurs parallèles, l’échelle à laquelle elles sont construites ; mais, sans compter la variété des systèmes de projections appliqués..., la multiplicité des échelles et des divisions dans les cartes, l’habitude de ne présenter aux yeux certaines contrées qu’à une échelle restreinte..., toutes ces causes entraînent inévitablement une connaissance inexacte de l’étendue relative et de la configuration des continents.”

À la pureté de style près, n’est-ce pas la même idée ? Il est fort probable que ma propre obscurité, que celle même de mon opuscule, — encore qu’il ait eu les honneurs du Bulletin de la Société de géographie de Paris, en 1878, — expliquent suffisamment votre ignorance et celle du Dr Penck à son endroit. Mon projet, d’ailleurs, est resté dans les limbes faute d’un éditeur assez hardi pour en entreprendre la publication. L’idée n’avait pas encore fait son chemin ; elle reparaît aujourd’hui sous le nom de deux illustrations : le vôtre et celui du Dr Penck, — mais avec des proportions qui en élargissent le cadre et en transforment le but.

Elle est pourtant restée la même et mon objectif plus restreint, plus à la portée de tous, — car il s’agit d’un simple atlas portatif (Hand-Atlas), — ne faisant double emploi ni avec la carte de Penck, ni avec le globe d’Élisée Reclus, répond peut-être à un besoin plus urgent, s’adresse à un public plus nombreux : plus modeste dans sa conception, c’est une œuvre plus considérable de réelle vulgarisation.

Cependant aucune n’est inutile et l’entreprise du Dr Penck ne saurait être trop louée. Notre opinion à son sujet s’est manifestée dans le Rapport que je vous adresse, et nous regrettons que, — à la légère, j’en demeure convaincu, — le Congrès de Londres en ait faussé une des données par l’adoption du système de division des cartes en 4° [de latitude]. Et, à en juger par les difficultés d’exécution qu’elle rencontrera, on se demande si celles qui attendent le projet d’un globe terrestre à une échelle dix fois plus grande pourront jamais être aplanies.

Veuillez agréer, illustre Maître, l’hommage d’admiration de votre serviteur.

J.-V. Barbier.

Cette missive nous situe dans les parages de trois projets cartographiques remarquables. Je dirais même à leur confluence. Les différences d’échelles (celle du Globe de Reclus étant dix fois plus grande que celle de la Carte de la terre de Penck, elle-même quintuplant celle de l’Atlas uniprojectionnel de Barbier) importent peu face au sentiment éprouvé : n’est-ce pas en effet la même idée qui les anime ? Leur destinée chaque fois unique, le fait que les deux premiers objets soient largement connus et que le dernier reste méconnu à ce jour importe peu, car nous voici interpellés dans la manière même que nous avons de les considérer. Il n’est plus possible de les tenir à distance les uns des autres, même si cette affirmation vaut tout particulièrement pour l’Atlas et la Carte. Car si cette lettre s’adresse à Reclus [7], c’est bien plus la proposition de Penck qui occupe Barbier.

Cette missive a une qualité supplémentaire, celle de nous rappeler une évidence : dans un 19e siècle foisonnant d’idées et de percées cartographiques, il n’est d’objet qui ne puisse trouver dans un autre une correspondance manifeste, qu’il s’agisse d’un, voire de plusieurs traits communs.

Reclus ne s’y est pas trompé et a dans son travail maintes fois dressé la carte de ce champ des correspondances. Il ne s’est ainsi jamais caché de l’impact causé par sa visite du Grand globe de James Wyld à Leicester Square (Londres) en 1852. Tout comme il évoqua (sans toujours les nommer) d’autres projets contemporains (le globe au 1/500 000 du cartographe écossais Thomas Ruddiman Johnston en faisant assurément partie [8]) [ill. n°3] cette fois afin de s’en distinguer de façon claire et nette. Cesare Pomba et Richard Proctor, respectivement auteurs durant les années 1880 d’un relief bombé de l’Italie au 1/1 000 000 et d’un atlas à échelle uniforme (The Student’s Atlas, 1889) furent tous deux salués, bien qu’un peu tardivement, pour la qualité de leur travail — dont on imagine qu’il fut pour Reclus et ses proches collaborateurs une source d’inspiration de premier ordre.

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Illustration n°3. Proposed Great Terrestrial Globe, par Ruddiman Johnston (1896)
The Scientific American, 8 août 1896. Université Cornell. Numérisé par Google.

Mais ce que cette lettre révèle sans détour, c’est qu’une correspondance n’a pas besoin d’être connue pour « fonctionner ». Si les projets de Penck et de Reclus sont dans une filiation directe avec celui d’Atlas uniprojectionnel, c’est apparemment à leur insu. Au 19e siècle, cette configuration est moins rare qu’il n’y paraît, aussi efficaces les réseaux scientifiques soient-ils, ceci même lorsque le point de départ est identique.

Quand, en 1877, le président de la société géographique d’Anvers, le lieutenant-colonel Henri Emmanuel Wauwermans, propose l’érection d’un monument en l’honneur d’Ortelius, le grand cartographe du 16e siècle [9] [ill. n°4], nous sommes bien dans ce cas de figure. Tout comme Reclus, Wauwermans a visité le Globe de Wyld. Et tout comme lui s’entiche-t-il probablement très vite de l’idée de construire un globe plus grand, s’en inspirant plus ou moins directement, attendant finalement que l’occasion se présente.

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Illustration n° 4. Monument à Ortelius (1877)
H. E. Wauwermans, « Discours du président autour d’un projet de monument à Ortelius », Bulletin de la Société royale de géographie d’Anvers, 1877, 1, en regard de la page 251.

Mais alors que Reclus opte deux décennies plus tard pour une variante convexe, Wauwermans reste fidèle en cette année 1877 à l’idée originale de Wyld et se prononce pour un globe concave que le public découvrirait de l’intérieur. L’échelle choisie est celle du 1/500 000, valable tant pour les surfaces que pour les hauteurs. Les deux hommes ne se rejoignent pas seulement sur cette question du relief vrai, puisque tous deux imaginent que le bâtiment accueille entre autres choses une bibliothèque et une mappothèque, que voisineraient des collections géographiques. Si le projet de monument à Ortelius ne voit pas le jour, s’il n’appose pas sa marque, directe ou indirecte, sur le projet reclusien, il donne naissance quelques années plus tard, grâce au concours de Paul Ghesquière, à un atlas monumental ornant les murs de la bourse d’Anvers ; atlas portant cinq échelles principales réparties sur trente-neuf cartes dédiées à la représentation — afin de faciliter le commerce — « [d]es bassins maritimes ou océaniques, et accessoirement [d]es terres et [d]es continents » [10].

Pris isolément, chacun de ces objets, resté à l’état de projet ou réalisé, suscite son lot de questions et de polémiques. Or, mis en relation avec d’autres, c’est l’horizon même dans lequel chacun s’insère qui s’ouvre et s’arrondit. Le projet de Barbier nécessite donc plus que jamais notre attention.

III.

C’est le 17 juillet 1878, dans les locaux de la Société de géographie de Paris, que Barbier présente pour la première fois son Atlas uniprojectionnel. Ce jeune négociant à la retraite de 38 ans vient de consacrer plusieurs mois à l’élaboration de son projet. Un opuscule de 12 pages, agrémenté de quelques schémas, vient par ailleurs de sortir à Nancy au printemps [11]. Il s’agit pour ce géographe en herbe et cartographe autodidacte de réaliser « un atlas fait sur un plan homogène, d’une méthode simple et uniforme » et pour cela d’appliquer une projection unique tout en l’unifiant « par la forme et par l’échelle, et par des divisions régulières pour toute la sphère » [12]. La méthode de développement choisie est celle de la projection conique dont la particularité est de respecter plus ou moins fidèlement la surface des contrées décrites sans « fausser sensiblement le calcul des distances » [13]. Barbier le sait, il ne peut échapper à l’inévitable : tout cartographe sait qu’« il n’y a aucun moyen d’aplanir une surface globulaire et de garder intacts tous les traits nécessaires que la carte est censée contenir » [14]. Aussi opte-t-il pour une méthode permettant de réduire au maximum l’existence de déformations : « Au point de vue de la configuration des continents, assure-t-il, [l’altération d’au maximum 1/60e] n’est pas assez sensible pour fausser l’appréciation à vue » [15]. L’échelle unique choisie est celle du 1/5 555 555, l’équivalent de deux centimètres par degré de latitude. Elle lui permet de couvrir tout le globe à l’aide de seulement 78 cartes distribuées le long de neuf zones coniques courant d’un pôle à l’autre de vingt en vingt degrés de latitude [ill. n°5].

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Illustration n°5. Développement des zones coniques pour un hémisphère, M. J.-V. Barbier (1878)
Cf. J.-V. Barbier, Atlas uniprojectionnel : Développement de la surface terrestre par zones coniques égales. Exposé de la méthode, Nancy, Impr. Berger-Levrault et Cie, 1878.

Plus que la projection et l’échelle choisies, c’est la question des divisions des feuilles de l’atlas qui forme le cœur de la démonstration. Si par sa conception même le globe échappe à cette difficulté, tant la carte que l’atlas s’y trouvent fatalement confrontés. Aussi doit-il tout d’abord prouver la pertinence de son choix en regard de l’inadéquation apparente entre découpage arbitraire et limites géographiques ou politiques. S’il a choisi tel mode de division, c’est pour à la fois permettre un déroulement panoramique de la surface terrestre et une comparaison raisonnée des contrées entre elles. La division choisie l’autorise, encore lui faut-il la rendre plus aisée. Il choisit alors d’inscrire des lignes de repère permettant au besoin l’ajout de parties des cartes adjacentes sur près de 3 ou 4° de largeur. Sachant de plus, en matière de comparaison, que « l’uniformité de projection qui limite en principe les cartes par des méridiens rectilignes en permet toujours la juxtaposition latérale exacte, et que, pour celles d’une zone à l’autre, la différence des courbes du parallèle qui leur est commun est si peu considérable dans la partie que l’on rapproche pour les consulter, que la configuration des contrées reste suffisamment intacte » [16]. Si par le déroulement panoramique l’atlas imaginé par Barbier s’approche d’un globe, la division raisonnée par feuilles le déborde ouvertement puisqu’elle permet la comparaison de toutes les contrées entre elles, alors que dans le cas d’un globe les contrées éloignées, et plus encore celles confinant aux antipodes, ne peuvent être comparées directement [17].

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Illustration n° 6. Comparaison des étendues respectives de la France et de l’île de Bornéo, par J.-V. Barbier (1878)

La question de l’adéquation (ou non) du découpage avec les frontières et celle d’une comparaison raisonnée étant « réglées », il faut à Barbier devancer deux autres critiques soulevées par un découpage arbitraire de l’ensemble de la surface terrestre. La première est relative à la place de facto laissée aux zones blanches de la carte et à l’intérêt (en apparence secondaire) qu’elles représentent. Prenant l’exemple de la cartographie alors très lacunaire de l’Afrique ou celui des contrées océaniques, en particulier celles du Pacifique, il a tôt fait de rappeler le pouvoir évocateur des cartes — en effet les marges de l’inexploré n’éveillent-elles pas « le désir ardent de connaître, de comparer, d’aller [...] à la recherche de l’inconnu » — et leur capacité dans le même temps à préparer un cadre, à ouvrir un champ pour « recueillir au fur et à mesure les futures conquêtes de la science » [18]. La seconde critique porte sur son exact contrepoint : l’Atlas ne permet plus aux contrées connues, européennes en particulier, de prendre le pas sur les autres, que ce soit par le nombre de cartes dédiées ou l’échelle choisie. Là est l’écueil principal de ce type d’atlas. Ceci explique peut-être pourquoi à ce jour il n’en existe toujours pas [19]. Barbier répond à ces critiques en rappelant que l’échelle choisie offre intrinsèquement de réelles possibilités et que les cartes contiendront en conséquence un luxe de détails. Mais à la manière de Reclus qui près de vingt ans plus tard allait affirmer que l’atlas uniforme pouvait contenir « telles autres cartes à plus grande échelle qui pourraient être jugées nécessaires » [20], Barbier n’exige pas que l’atlas doive réunir exclusivement des cartes à une seule et même échelle. Il envisage ainsi d’annexer à l’atlas quelques cartes spéciales mais, et c’est une précision d’une grande importance, « en se basant toujours sur l’unité de projection ». Schéma qu’il reprendra pour imaginer un atlas scolaire au 1/11 000 000 composé de 22 cartes (auxquelles s’ajouteront pour l’occasion 11 cartes au 1/2 500 000 couvrant l’Europe, la Turquie et les colonies françaises d’Afrique du nord).

La communication suscite un fort intérêt de la corporation et cette même année Barbier obtient une mention honorable à l’Exposition universelle pour le plan d’ensemble et les quelques cartes manuscrites qu’il y fait figurer. Mais l’atlas ne se réalise pas, les éditeurs reculant apparemment « devant de trop grands frais » [21]. Malgré cela, le projet continue d’occuper notre cartographe et en 1883, le 28 mars, il donne une nouvelle communication sur le sujet, cette fois-ci à la Sorbonne [22]. Sa structure se développe selon le même axe et sur les mêmes prémisses que cinq ans plus tôt, mais dans l’intervalle Barbier a affiné ses calculs, développé ses arguments, précisé certains points (tout en en modifiant très légèrement d’autres). L’échelle choisie passe par exemple, pour des raisons d’intelligibilité, au 1/5 000 000. Celle de l’atlas scolaire au 1/10 000 000. L’exposé est complété par différents documents, dont une table générale des cartes, zone par zone. Même si Barbier imagine qu’une mappemonde colorée indiquant les divisions de l’atlas serait plus efficace, la lecture de la table met clairement à jour sa logique ; chaque carte doit faire sens tant pour ce qu’elle montre dans son cadre, que sous l’angle du rapport qu’elle noue avec toutes les autres cartes qui le constituent. La division arbitraire et systématique selon des zones de latitude de 20° fait apparaître par exemple des rapports de surface très clairs entre zones polaires et zones équatoriales ou encore entre les régions elles-mêmes. Prenons, dans la zone du 50e au 30e parallèle nord, la carte n°12 qui rassemble France, Espagne, Suisse, Italie, Allemagne méridionale, Autriche occidentale, Maroc, Algérie et Tunisie. Et comparons-la outre équateur à la carte n°58 située dans la zone du 30e au 50e parallèle sud montrant pour sa part les îles Tristan-d’Acunha « perdues » dans le vaste Atlantique sud. Ou encore à l’assemblage composé par les cartes n°68, 69, 70, 71, 72 et 73 dédiées uniquement aux terres et à l’océan australs. Se pencher (par la pensée) sur pareille réunion de feuilles, les étudier et les comparer entre elles, confine à la visite effective d’un globe de 8 m. de circonférence.

Cette nouvelle communication n’apporte aucun changement conséquent et l’Atlas ne trouve toujours pas d’éditeur. Mais Barbier n’en a cure. Dans son atelier les cartes manuscrites s’accumulent, soulevant à leur tour de nouvelles questions, comme la nécessité d’adjoindre ou non à l’atlas un lexique géographique ou celle plus urgente de quelle orthographe géographique employer. Dans les premiers mois de 1885, alors qu’il travaille à la carte n°26 dédiée à la Chine méridionale, à l’Indochine et aux Philippines — « la planimétrie terminée, au moment de faire la lettre » [23] —, il se trouve tout à coup aux prises avec un problème apparemment insoluble : comment orthographier convenablement les noms géographiques, surtout lorsqu’ils n’utilisent pas au départ l’alphabet latin, et qui plus est quand les sources se contredisent entre elles ? La réponse le frappe comme une évidence : en tentant un travail de « phonétique comparée et quasi-universelle ». Barbier y consacre immédiatement un essai-fleuve de plus de cent pages qu’il présente à la fin de la même année devant l’Académie de Stanislas, à Nancy. Les échos qu’il suscite le poussent à le compléter et le prolonger par de nouvelles contributions [24].

Aussi c’est sans surprise qu’on le retrouve à Berne le 13 août 1891, lors du 5e Congrès international de géographie, ouvrant la séance consacrée à l’orthographe des noms géographiques. Le temps de l’allocution étant compté il s’agit de défricher le champ et de tenter d’identifier les problèmes. Le message qu’il délivre à ses pairs est très clair. Il est urgent de se départir de l’idée consistant à vouloir transcrire les noms comme on les prononce :

Prendre la prononciation pour base essentielle de l’orthographe des noms géographiques, c’est une utopie, parce que c’est une impossibilité résultant de la double incertitude, produite par les variantes locales de la prononciation ou les différences qu’elle présente avec l’écriture, et, bien plus encore, de l’impuissance de l’oreille, à saisir les sons de certaines langues que deux auditeurs perçoivent différemment, qu’un seul auditeur même perçoit souvent de manières différentes. » [25]

En d’autres termes, Barbier propose que l’on se base sur le mot écrit plutôt que sur le mot parlé, tout en se référant autant que possible aux sources officielles. Ou pour reprendre une métaphore cartographique, que l’on substitue à l’échelle 1/1 de la multiplicité quasi infinie de la langue parlée, l’échelle réduite (1/n) de la langue écrite telle qu’adoptée par les différents pays. Quatre autres contributions sur le sujet ainsi qu’une vive discussion amèneront, laborieusement il est vrai, les délégués à une résolution commune. Cinq ans plus tard, lors du Congrès de Londres, lorsqu’il s’agira de se retourner sur le degré de réalisation des différentes résolutions du précédent congrès, son président, M. Albert Gobat [26], n’hésitera pas à affirmer à propos de celle relative à l’orthographe géographique :

Nous pouvons, nous semble-t-il, nous féliciter de l’abandon du malheureux principe de la reproduction phonétique exacte, qui exigeait que chaque nom géographique, dans chaque langue, fût écrit différemment. Il est tenu compte ainsi de ce que, le plus souvent, nous ne lisons que les noms géographiques, tandis que nous avons très rarement l’occasion de les entendre prononcer. Espérons que cette règle orthographique ne tardera pas à être généralement suivie par les cartographes ; on remédierait ainsi à une véritable confusion. » [27]

Barbier aura ainsi réussi à imprimer sa marque sur cette question. Son idée d’Atlas uniprojectionnel allait-elle contre toute attente connaître une destinée comparable, plus de quinze ans après avoir été élaborée ?

IV.

Lorsque le 13 août 1891 Barbier prononce son discours sur l’orthographe géographique, voilà déjà trois jours que le congrès bruisse de discussions relatives au projet d’Albrecht Penck « Die Herstellung einer Karte der Erde im Masstab 1 :1,000,000 » (« L’établissement d’une carte du monde au millionième »). L’impact de ce dernier est si extraordinaire qu’il colore plusieurs résolutions coup sur coup, entre autres celles relatives au méridien universel, à la généralisation des unités métriques et bien sûr à l’orthographe géographique. Pour la Carte du monde au millionième c’est le début d’une longue aventure qui traversera une bonne partie du 20e siècle. Nombreux sont les auteurs [28] qui en ont retracé les principaux jalons mais ce n’est que très récemment, et ce grâce à William Rankin et à son magnifique After the Map [29], que l’on est capable d’en percevoir la portée et l’inscription réelles. Aussi abouti soit-il, ce dernier travail partage pourtant avec ses devanciers la caractéristique de ne s’être point penché sur la critique élaborée par Barbier entre 1894 et 1896, moment charnière entre tous pour ce qui est de la fixation des « contours » de la Carte du monde.

Au vu de ses propres projets (Atlas et Lexique) et des questions que ceux-ci soulèvent, il est en vérité peu surprenant que Barbier se retrouve en première ligne à l’heure de discuter la proposition du géographe viennois.

La première étape se situe au printemps et à l’été 1894. En compagnie de quatre autres membres de la Société de géographie de l’Est, il rédige un rapport de près de 45 pages en prévision de la tenue à Londres du prochain Congrès géographique. Une fois imprimé, le rapport est envoyé à de nombreuses Sociétés de géographie, également outre-frontières. Les attentes de la Commission sont extrêmement élevées, comme le montre un passage significatif de la lettre l’accompagnant, adressée pour l’occasion au secrétaire de la Société de géographie de Genève le 28 octobre 1894 :

En l’adressant ainsi à la personnalité qui, de par ses fonctions même, est notoirement la plus active de toute Société, notre Commission est convaincue que ledit rapport recevra la plus grande publicité ; qu’il sera examiné avec autant d’attention que de compétence par vous-même ou par telle commission à laquelle vous croirez devoir le déférer. De la sorte, soit dans les réunions générales préparatoires qui pourront avoir lieu dans chaque pays comme en France, soit au Congrès international de 1895, nos conclusions auront été mûrement étudiées et seront discutées en pleine connaissance de cause de manière à assurer la prompte réalisation du projet. » [30]

Le projet Penck a trouvé en la personne de Barbier un fervent partisan. Les points de divergence existent mais ne sont guère nombreux, et surtout ils ne le remettent aucunement en question. Une année plus tard, Eduard Brückner, secrétaire de la Société de géographie de Berne et président de la Commission internationale pour l’établissement de la Carte de la terre, ne manque pas lors du Congrès de Londres de s’appuyer sur le Rapport [31]. Plus notable pour notre propos est la place qu’occupe l’atlas uniprojectionnel, en particulier lorsqu’il est rappelé, en matière de projection, que le système tronconique proposé par Penck est à quelques différences près celui-là même élaboré par Barbier en 1878. Si un atlas de 78 feuilles ne peut être comparé avec une carte du monde en comptant plus de 2 000, tant son présupposé initial — la nécessité d’unifier l’échelle et la projection des cartes — que les questions soulevées par sa conception en font deux projets frères.

Peu avant la tenue du Congrès, plus précisément au début du mois de juillet 1895, la commission à laquelle participe Barbier se réunit à nouveau et produit une « Note additionnelle ». Les remarques et commentaires soulevés par le premier Rapport — dont certains de Penck en personne — appellent une révision partielle des desiderata contenus dans la conclusion écrite au printemps 1894. Le changement principal porte sur le méridien initial. Alors qu’elle avait proposé l’adoption d’un méridien océanique situé à l’ouest de Greenwich, la Commission revient à ce dernier. Elle abandonne en outre la division proposée auparavant : alors que Penck envisageait une division de la Carte de la terre en trapèzes de 5° de latitude sur 5° de longitude, générant 2 200 feuilles, Barbier et ses collègues lui avaient tout d’abord opposé un découpage plus fin, en nécessitant 3 800. Or c’est désormais une division de 4°30’ de latitude qui est proposée, sachant que l’amplitude de longitude choisie va croissant à mesure que l’on progresse vers les latitudes élevées [32], le tout affichant 1 668 feuilles. La raison de ce dernier choix réside dans une volonté de rapprochement avec le système des grades en vigueur chez les géodésistes (4°30’ équivalant à 5 grades). Bien que lue par Penck devant le Congrès, les conclusions de cette Note seront écartées de la discussion sous prétexte de n’avoir pas été soumises préalablement à l’avis de la Commission internationale.

Barbier est amer. Il regrette que les membres du Congrès n’aient pas daigné étudier, ce mardi 30 juillet 1895, les dernières propositions faites et que la résolution votée sans débat le samedi 3 août ne s’y réfère aucunement [33]. Qu’on ait, selon lui, reconnu « que la paternité du projet de figuration générale de la terre à la même échelle et du système de projection adopté par le Dr Penck, revient tout entière au rapporteur de la commission technique de la Société de géographie de l’Est » [34] n’y change goutte.

Et pourtant il consacre un dernier rapport à la Carte de la terre. À Londres le projet de Penck, bien qu’adopté de façon unanime, n’a pas suscité que des louanges. Le géographe allemand H. Wagner par exemple, prenant la parole peu après le géographe viennois, ne mâche pas ses mots et affirme, parce que le « projet ne correspond pas à l’état actuel de la science », que la « carte au 1/1 000 000 est un fantôme ». Quelques minutes plus tard lors de la lecture de la contribution du général russe Alexis de Tillo, on apprend — et ceci bien que de Tillo considérât la proposition de Penck exprimée en temps propices — que « l’échelle moyenne de nos connaissances actuelles du globe correspond [plutôt] au quatre millionièmes (sic). C’est donc cette échelle, ajoute-t-il, que nous devons avoir en vue par rapport à l’élaboration d’un atlas de la terre. » Pour affirmer ensuite, forçant davantage le trait, que si « [j]usqu’à présent il n’existe pas d’atlas géographique international[,] ce serait un atlas unifié à une échelle du dix millionième qui obtiendrait peut-être cette qualification. » [35] Barbier prend la défense de Penck et rappelle qu’il est périlleux de « subordonner l’échelle d’une carte au degré de connaissance que nous avons de la région représentée » et qu’il vaut mieux avancer aussi vite que possible dans « l’exécution de toutes les feuilles de la carte [afin] de préparer le cadre où viendront se fondre et s’adapter, à mesure qu’ils se produiront, tous les travaux géographiques » [36]. Puis, après avoir cité Franz Schrader, il précise son avis :

[Schrader] dit que “l’on a d’abord entendu préparer un réseau dans lequel viendraient, au fur et à mesure de l’augmentation de nos connaissances sur les différentes parties de la terre, s’inscrire les parties connues. On commencerait par inscrire ce qui est bien connu pour continuer par les découvertes reconnues accomplies, de même qu’on prouve le mouvement en marchant. (...) si l’on veut avancer, la première chose nécessaire est de faire un premier pas et c’est pour cela que nous vous demandons de le faire.” Nous demandons un peu plus, nous : nous demandons que, dans le cadre qui sera choisi, on enchâsse provisoirement ce que nous savons, tel que nous le savons, avec impression en pâle comme on fait un premier croquis au crayon. Ce croquis servira de point de départ aux voyageurs, de repère aux cartographes, lesquels compléteront ce premier schéma et enregistreront les progrès réalisés. » [37]

L’essentiel du second Rapport s’attache à cette veine pratique et concrète. Après les zones blanches de la carte — zones se remplissant au fur et à mesure que les marins, voyageurs, explorateurs et cartographes traversent et redessinent les espaces continentaux et les étendues océaniques [38] en question — ce sont les territoires connus, les pays proprement délimités, qui l’amènent à poser la question quant à l’usage et l’utilisation qu’un large public fera (ou non) de la Carte de la terre. Pour Barbier il va de soi que « la bonne répartition des feuilles doit rendre facilement accessible au public de chaque pays l’acquisition et l’assemblage des feuilles afférentes à ce même pays », aussi « ni le choix de la division des feuilles en longitude, ni celui du méridien initial de partage ne sont indifférents » [39]. Se servir de Greenwich comme point de coupe entre les feuilles reviendrait dès lors à perdre en lisibilité et en compréhension. Aussi revient-il à sa proposition initiale, celle d’un méridien océanique, situé dorénavant à 18° (c’est-à-dire 20g) à l’ouest de Greenwich. La carte qu’il annexe à sa communication [ill. n°7] met en évidence les différences engendrées par les deux scénarii [40]. Parce que l’exercice du découpage est très complexe mais surtout parce qu’il veut éviter de « mutiler » les pays, Barbier propose de faire usage d’emprises supplémentaires. Valant pour l’Europe, ce travail se doit selon lui d’être prolongé afin d’englober toutes les contrées de la terre.

La discussion autour du méridien d’origine agitera les réunions de géographes plusieurs années. En 1905, lors du 8e Congrès international de géographie à Washington, Penck est forcé de rappeler l’existence des trois principales variantes du méridien 0. L’anglaise (Greenwich), la française (Méridien de Paris) et l’allemande (4° à l’est de Greenwich) [41]. La ligne de l’équateur elle-même ne fait toujours pas l’unanimité comme parallèle d’origine, les Allemands optant pour une marque 2° plus au nord de celui-là. Ce n’est qu’à compter du Congrès international de géographie de Genève, 9e du nom (1908), que ces questions seront une fois pour toute réglées.

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Illustration n°7. Division provisoire de la Carte d’Europe, par J.-V. Barbier (1896)
J.-V. Barbier, « 2e Rapport présenté au Congrès de Lorient : de la nécessité de partager les feuilles de la carte du monde au 1/1,000,000e (projet Penck) [...] » Bulletin de la Société de géographie de l’Est, 18, 1896, en regard de la page 244. [Bibliothèque de Genève, cote BGE Fc 51]

V.

Barbier n’eut pas l’occasion de suivre très longtemps le travail de la Commission internationale de la Carte de la terre au millionième. Courant 1897 sa santé déclinait rapidement et il mourait brusquement le 7 septembre 1898. Ses dernières recommandations, guère suivies voire même entendues de son vivant, allaient disparaître complètement de l’horizon, précipitant dans un oubli total le projet d’Atlas uniprojectionnel.

Bien plus modeste que ceux de Grand globe et de Carte de la terre, l’Atlas partage ainsi le destin du premier alors qu’il aurait dû logiquement précéder la réalisation (qui s’avéra in fine incomplète) du second. Or, à l’heure où on s’apprête à construire un Grand globe gavé aux big data, à celle où les États scannent déjà leur territoire en 3D, enfin à celle où le GPS, capable d’une précision de l’ordre du centimètre, nous propulse dans un espace et dans un rapport au territoire inédits, il me plaît d’imaginer que l’Atlas répond à un besoin encore plus urgent qu’à l’époque où il fut conçu.

Il ne s’agit pas d’opposer la vision d’ensemble propre à la carte au positionnement spatial de type immersif offert entre autres par la technologie du GPS, mais plutôt de saisir la nature du changement en cours, non sans y résister il est vrai. Mais comme le rappelle Bernard Stiegler à propos de la data-économie, « il ne suffit pas de “résister”. Il faut inventer. Et pour inventer, il faut comprendre, ce qui nécessite de réfléchir, d’analyser et de critiquer pour proposer d’autres voies. » [42]

Pas de refus catégorique donc, encore moins une posture d’accommodation. Simplement la volonté de mettre à jour les logiques qui sous-tendent ce processus afin de l’infléchir et de lui donner de nouvelles coordonnées. En profiter pour tenter de mesurer la vitesse du phénomène, mais aussi d’identifier ses lignes de fractures possibles, d’estimer l’impact probable de ses implications, l’évolution de ses mutations. Mais pour cela faut-il avoir des points de repère.

Lorsqu’il est conçu de façon intelligente, un atlas est un repère à nul autre pareil. En simplifiant ses échelles ou mieux encore en se fixant sur une échelle unique, il accorde à cette dernière l’importance qui lui est due. Car sans échelle il n’est point de carte proprement dite. Sans échelle, carte et territoire ne peuvent se poser en véritables vis-à-vis, se soupeser l’un à l’autre. Sans ce commun qui les réunit, tant la « carte » que le « territoire » nous laissent déboussolés.

Dans son livre Après la carte, Rankin insiste à plusieurs reprises sur l’importance de l’échelle. À ceux qui n’ont de cesse de se référer à l’aphorisme de Borges pour fixer l’horizon ultime — ultime mais impossible — de la cartographie, il ne manque pas de rappeler que la carte à l’échelle 1/1 recouvrant littéralement le territoire, horizon chimérique par excellence de la cartographie, est déjà réalité [43]. Ou, plus exactement, que sous l’impulsion des géodésistes et des militaires, elle a au cours du XXe siècle pris la forme d’un réseau de coordonnées sur le terrain, sachant que pour Rankin un réseau [grid], « au contraire de la carte qui traduit et miniaturise le monde sur papier, [...] ne fonctionne que s’il laisse derrière lui le papier et s’installe directement dans le paysage à l’échelle 1/1 [full scale] » [44]. Donnant ainsi un caractère tangible aux propres mots de Lewis Carroll, tels qu’on peut les lire dans Sylvie et Bruno (Suite) : « Aussi nous utilisons le pays lui-même comme sa propre carte, et je vous assure que ça marche aussi bien. » [45]

Or, à force d’utiliser le pays comme sa propre carte, et là est la thèse de Rankin, l’usage des cartes devient lui-même superflu. Quant à notre perception du pays en question, sans compter celle du monde, elle est bousculée de fond en comble.

Sommes-nous préparés à cela ? Quel sens devons-nous donner à la « disparition » de l’échelle cartographique et de son jalon ultime, l’échelle 1/1 ? À partir de quel degré de précision le GPS (ou ses concurrents russe et européen) échappe-t-il à la perception humaine pour se confiner dans l’horizon réservé aux machines ? Doit-on regretter la carte ? Telles sont quelques-unes des questions que nous adresse à sa manière le projet utopique de Joseph-Victor Barbier. Un projet qui explore le possible, et nous repositionne.

↬ Alexandre Chollier.