Si l’actualité nucléaire ne nous laisse aucun répit, elle n’offre en revanche que peu de prise à la réflexion. La cartographie peut-elle être un outil pour prendre la mesure d’une menace aussi fondamentale pour la survie de l’humanité ?
« Chaque seconde de chaque jour, les armes nucléaires mettent en danger tous ceux et celles que nous aimons et tout ce qui nous est cher.
Nous ne devons plus tolérer cette folie. »
Setsuko Thurlow,
survivante du bombardement d’Hiroshima,
recevant pour l’ICAN le prix Nobel 2017
Depuis que Pyongyang a relancé ses essais nucléaires, des journaux publient régulièrement des cartes animées sur le thème « Sommes-nous à portée de tir ? », et dont nous proposons ici une version sous forme d’exercice de style :
Cette projection orthographique, donnant à supposer qu’on a devant les yeux une vue exacte du globe, présente une carte centrée sur Pyongyang. Placez le curseur sur l’essai du 28 novembre et une sphère virtuelle rouge clair recouvre plus de la moitié de la superficie du globe. Il faut, avec la souris, exercer une rotation de la carte-globe pour comprendre que seule une partie de l’hémisphère sud demeure hors de portée.
À la probabilité de voir un missile nord-coréen partir en direction de l’Amérique du nord (ou d’ailleurs), s’ajoute celle de voir le président des États-Unis décider de frapper le premier. On se rappelle l’annonce de Donald Trump le 8 août dernier, promettant « le feu et la colère, comme le monde ne l’a jamais vu jusqu’ici » (fire and fury like the world has never seen). Ou encore celle du 19 septembre, cette fois devant l’Assemblée générale des Nations unies, affirmant que si les États-Unis sont menacés, ils n’auront pas d’autre choix que de détruire totalement la Corée du Nord (no choice but to totally destroy). Toutes deux témoignent, si besoin était, de l’arrogance et de l’inconscience du personnage qui commande désormais l’arsenal nucléaire le plus vaste de la planète.
L’information a beaucoup circulé ces dernières semaines, laissant entendre tout d’abord que Trump pouvait, en vertu d’une procédure datant des années 1970, décider seul du déclenchement d’une attaque nucléaire. Des membres du Sénat s’en inquiétèrent et tentent depuis de l’amender (pour l’instant sans succès). Puis on apprit avec soulagement qu’un ultime garde-fou demeurait : le général John Hyten, commandant de la STRATCOM (U.S. Strategic Command) est habilité à s’opposer à un ordre présidentiel qu’il jugerait illégal. Affirmation aussitôt contredite par l’épreuve des faits, comme nous le rappelle Medhi Hasan dans un article de The Intercept : l’ensemble de la chaîne décisionnelle peut être révoquée par le président, et même si elle ne devait pas l’être rappelons-nous qu’il s’est trouvé peu de généraux pour remettre en cause l’invasion de l’Irak décidée par George W. Bush en 2003, ou encore déclarer illégales les frappes aériennes ordonnées par Barack Obama en 2011 en Libye...
Sans oublier que le distinguo entre « légal » et « illégal » est en soi inapplicable à l’arme nucléaire. L’avis de Beatrice Fihn, directrice du siège de l’ICAN, la Campagne pour l’abolition des armes nucléaires, récipiendaire du Nobel de la paix en 2017, ne laisse aucune place au doute : « Les armes nucléaires sont illégales. Menacer d’en user est illégal. En avoir, en posséder, en développer est illégal ». Faire usage du feu nucléaire, ou s’y préparer, revient immanquablement à sortir du droit international et nous laisse sans aucun garde-fou face à l’éventualité d’un conflit.
Mais, aussi précises soient les informations sur la portée potentielle de tel ou tel missile — ou sur la difficulté inhérente à toute tentative de l’abattre en vol —, aussi grandes soient nos craintes quant au comportement des dirigeants nucléocrates, nous demeurons encore aveuglés.
« À cause de la guerre, il n’y a plus de géographie. »
(For war, there is no geography left.)
William Bunge
Il n’y a qu’à penser à l’étonnante facilité avec laquelle l’arsenal nucléaire mondial a été gommé de notre esprit (environ 15 000 ogives dont 4 100 prêtes à l’emploi en 2017 selon la FAS !). Que son existence réelle ne ressurgisse qu’à l’heure où volent les provocations en dit long sur notre incapacité à mesurer l’ampleur de la menace.
Depuis septante ans il existe pourtant un outil conçu pour rappeler son existence à notre attention. La Doomsday Clock est une horloge imaginée par des scientifiques pour indiquer la distance virtuelle nous séparant de l’apocalypse nucléaire. En janvier 2017, le Bulletin of the Atomic Scientists annonçait que l’horloge avait été avancée de 30 secondes, la ramenant à un niveau jamais atteint depuis les années 1950 : deux minutes et trente secondes avant minuit. Et c’était il y a onze mois. Quel sera leur diagnostic pour 2018 ?
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Bien que des savants s’évertuent depuis 1947 à nous ouvrir les yeux, bien que l’existence de l’humanité demeure sous le signe de la Bombe, nous sommes restés, pour reprendre les termes du philosophe Günther Anders, de véritables « analphabètes de l’angoisse ». Reconnaissons que la tâche est d’envergure, car la menace nucléaire est de celles qui n’ont de cesse de déborder notre imagination, à l’instar du dérèglement climatique et des changements qu’il commence à provoquer. Leur échelle, qu’elle soit spatiale ou temporelle, nous met pourtant au défi de la comprendre.
Dans L’obsolescence de l’homme, livre paru il y a plus de soixante ans, Anders dressait à traits acérés le portrait de la menace suspendue au-dessus de son époque, sachant justement qu’à compter d’août 1945 toute menace nucléaire devait être comprise comme une menace sans fin, valant pour toutes les époques :
J’ai lu dans un journal : “Quelle bénédiction que la bombe ne soit pas aux mains de nihilistes.” Mais ce soupir de soulagement était celui d’un inconscient.
Sans doute est-il décisif de savoir entre les mains de qui elle se trouve ; surtout quand celui entre les mains duquel elle se trouve s’en sert vraiment. Mais s’il ne s’en sert pas, cela n’a en réalité aucune importance.
Car la bombe n’est pas seulement suspendue au-dessus de nos têtes à nous, hommes et femmes d’aujourd’hui. La menace n’aura jamais de fin. Elle ne pourra être que repoussée. Ce qui a pu être évité aujourd’hui ne le sera peut-être pas demain. Demain, la bombe sera suspendue au-dessus de la tête de nos enfants. Personne ne pourra plus s’en débarrasser. Aussi loin dans le temps qu’iront les générations à venir, où qu’elles fuient pour lui échapper, elle les accompagnera dans leur fuite. Elle ouvrira la marche, comme si elle connaissait le chemin ; à moins qu’elle ne soit le nuage noir qu’ils traîneront derrière eux sous tous les cieux. Et même si le pire ne devait pas se produire, même si elle devait rester perpétuellement suspendue au-dessus de nos têtes sans jamais être larguée, il reste que nous sommes désormais des êtres condamnés à vivre à l’ombre de cette inévitable compagnie. Sans espoirs, sans projets, sans rien y pouvoir. »
Si vivre en compagnie de la bombe est la marque de notre époque et notre destin, tout n’est pas perdu pour autant. Car l’humanité, nous dit Anders, a la possibilité de se ressaisir et de prendre une décision. Une décision, mais laquelle ? Le philosophe reste peu disert sur ce point, si ce n’est qu’il rappelle une condition préalable : il faut que nous consentions
à éduquer l’imagination morale, c’est-à-dire à essayer de surmonter le “décalage”, à ajuster la capacité et l’élasticité de notre imagination et de nos sentiments à la disproportion de nos propres produits et au caractère imprévisible des catastrophes que nous pouvons provoquer, bref, à mettre nos représentations et nos sentiments au pas de nos activités. »
Dit autrement, il s’agit toutes affaires cessantes de mettre nos représentations, et par là nos sentiments, au diapason de nos actions et de nos machines. Puis de s’accrocher coûte que coûte à cette volonté pour répondre à chaque nouvelle avancée, c’est-à-dire à chaque nouvel accroissement du décalage en question, par une imagination mise en demeure de le résorber.
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Un géographe y a dédié une bonne partie de son œuvre : William Bunge (1928-2013). Reconnu comme une des figures-clés de la révolution quantitative en géographie dans les années 1960, il est surtout célèbre pour ses travaux sur la ville de Detroit, qui lui ont valu pas mal d’inimitiés à l’intérieur de l’académie comme hors de celle-ci. Mais il est également l’auteur d’un grand nombre de textes et de cartes sur la question nucléaire. Plus que quiconque, Bunge eut conscience de l’énormité de la tâche, mais comme il l’avouait lui-même, dans un âge nucléaire on ne peut faire marche arrière (we cannot go back — aux antipodes du « yes we can » de Barack Obama). Son Nuclear War Atlas, paru en 1982 sous forme de posters, puis édité en 1988 chez Basil Blackwell (Oxford), reste une lecture obligée. S’y déploie une analyse bousculant complètement le discours dominant, battant en brèche par exemple le scénario usé « une ville/une bombe », tout en donnant à saisir concrètement ce à quoi ce dernier pourrait réellement ressembler. Grâce à lui la guerre nucléaire apparaît sans fard : chose gigantesque par ses proportions, abyssale par ses conséquences.
La guerre nucléaire en effet n’est pas à l’échelle du monde. Pour le dire avec les mots de Bunge : « La planète est bien assez grande pour la paix, mais trop petite pour la guerre. » Qui formule pareille idée affirme haut et fort sa volonté de se confronter à la terreur et de la terrasser. Qui formule pareille idée sait que la question nucléaire nous propulse littéralement hors de la géographie. Nous pouvons refuser cette évidence et vivre plus ou moins tranquillement dans un monde devenu pour l’occasion factice, sans réelles coordonnées géographiques ni points de repère. Mais nous pouvons aussi l’accepter et comprendre que la seule issue est de refuser cet exil et de réagir. Voilà pourquoi toute possibilité d’action se trouve dans la question de la démesure devant être malgré tout mesurée, dans le « How big is it ? » Une question à laquelle l’atlas tente d’apporter des réponses.
Comme dans le schéma « Nuclear Firepower » qui indique la puissance de feu totale des arsenaux nucléaires pour l’année 1982. L’unité de mesure de celui-ci se situe dans le point central. Il s’agit d’imaginer que s’y trouve condensée toute la puissance de feu déversée durant la Seconde guerre mondiale (Hiroshima et Nagasaki compris). Puis, partant de là, de se rappeler qu’un seul sous-marin Poséidon (trois points encerclés en haut à droite) développe une force de frappe trois fois plus importante ! Peut-être éprouvera-t-on, à défaut de comprendre, l’invraisemblable puissance de feu accumulée à ce moment précis de l’histoire.
Cette myriade de points donne plus encore le tournis quand on apprend qu’à mesure que l’arsenal augmente ou se renouvelle — et il le fait en 1982 à hauteur de huit à dix bombes à hydrogène chaque jour — les cibles diminuent en taille. Dans le scénario d’une guerre nucléaire classique on sait que les métropoles et les capitales sont très largement visées (jusqu’à vingt bombes H par métropole !), mais sous le poids du nombre ce sont en vérité bon nombre de villes de moindre taille qui voient une bombe pointée sur elles — ainsi dans le plan de guerre mis au point durant les années 1980 par les stratèges états-uniens près de 80 % des villes soviétiques de plus de 25 000 habitants sont visées.
Quand il veut ramener dans l’ordre du sensible la puissance d’une seule bombe H de 20 mégatonnes, Bunge se sert d’images communes. En l’occurrence celle d’un convoi de trains chargé de TNT s’étirant sur toute la largeur des États-Unis, reliant ainsi sans interruption les côtes pacifique et atlantique du pays.
À la puissance brute de l’arme nucléaire s’ajoute la virulence de la radioactivité induite. Si l’échelle de la première défie la compréhension, celle relative à la seconde est proprement renversante. Afin de planter le décor, Bunge commence par rappeler qu’une livre de plutonium, « distribuée efficacement, est suffisante pour tuer, sur une période de vingt à trente ans, chaque homme, chaque femme et chaque enfant sur terre ». Pour ensuite souligner un fait d’importance : s’il y a une limite à la destruction — en effet on ne peut détruire ce qui vient d’être détruit —, il n’y en pas pour ce qui est de la quantité de radioactivité déversée. Selon cette logique, l’arsenal peut augmenter sans limite, l’efficacité de frappes démultipliées faisant encore sens. Tout comme ferait sens celle de frapper une centrale nucléaire et d’aggraver par un facteur 20 le pire scénario d’accident connu (fusion du cœur et explosion). Même si en vérité ceci n’est qu’une partie du problème car au final reste le vent, le plus formidable véhicule de radiations qui soit. Un véhicule strictement autonome, dont les effets peuvent à tout moment se retourner contre l’assaillant, comme dans le cas de l’essai chinois du 9 mai 1966. Un « effet boomerang », qui équivaut à épauler un fusil dont le canon recourbé serait posé contre notre tempe.
Face à une géographie opérant de telles pirouettes, effaçant les distances comme les directions, Bunge peut sans contradiction aucune affirmer que « les Russes et les Américains pourraient tout autant faire exploser des bombes dans leurs propres arrière-cours ». Sachant qu’« il est impossible de construire un vent contrevent (an anti-wind wind) ». Sachant aussi que la planète bleue peut tout autant être nommée la planète du vent.
Le récent épisode de dispersion de ruthénium 106 dans l’atmosphère nous l’aura rappelé.
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Pour en revenir à la carte indiquant la portée des missiles nord-coréens, il faut reconnaître que si elle rend plus perceptible la menace planant au-dessus de nous, elle ne le fait qu’au prix d’un aveuglement supplémentaire. Et ceci pour la bonne raison qu’elle respecte encore la logique géographique commune, alors que la menace nucléaire, elle, bat cette dernière en brèche et ne peut que brouiller les frontières. Situation mise en évidence dans la carte The Closest neighbours ever.
Lorsque les points de référence manquent à l’appel, lorsque les confins s’effacent et que la démesure conteste toute idée de mesure, le géographe conseille d’opter pour une échelle d’analyse plus fine, c’est-à-dire relative à un lieu et à un temps donnés, historiquement et géographiquement déterminés. Bref à une situation concrète, la nôtre par exemple.
En 2017, évoquer la question du nucléaire, c’est penser aussitôt à Kim Jong-un et Donald Trump, mais c’est en vérité vers Barack Obama qu’il faudrait d’abord se tourner. En 2009, l’année où il reçoit le prix Nobel de la paix, il avalise un programme visant à moderniser le système anti-missile censé protéger les États-Unis et ses alliés. Puis, vers la fin de son second mandat, il signe un nouveau programme de modernisation de l’arsenal nucléaire pour un montant faramineux de mille milliards de dollars sur trente ans.
Il faut n’y voir aucune contradiction. On peut être président des États-Unis, affirmer qu’on lutte pour un monde sans armes nucléaires et, dans le même temps, rappeler, comme Obama le fit lors de son discours de Prague le 5 avril 2009, que tant qu’il existera des armes nucléaires les États-Unis maintiendront un arsenal sure, secure and effective (certain, sûr et efficace) capable de dissuader n’importe quel adversaire.
Comme l’a fait remarquer dans un entretien récent Noam Chomsky, cette posture relève bien plus d’une logique offensive que d’une logique défensive. Les dits adversaires des États-Unis ne sont point dupes. Sous couvert d’un programme de modernisation censé améliorer la sécurité et la fiabilité de leur arsenal, les États-Unis ont effectivement et de façon très notable augmenté leurs capacités militaires. Tout en « respectant » le traité New Start signé avec la Russie en février 2011 exigeant une réduction des arsenaux nucléaires...
En pensant que l’on puisse gagner une guerre nucléaire, en particulier si l’on est le premier à frapper, les États-Unis tentent devant nous d’échapper à la nature même du conflit nucléaire mise en évidence par le travail cartographique de Bunge. Aveuglés par leur désir de puissance, ils sont en passe d’oublier l’évidence : tel conflit ne peut connaître de vainqueur. Plus grave encore, cette stratégie nourrit la prolifération et la modernisation de l’arsenal nucléaire mondial, augmentant d’autant la probabilité d’un conflit.
Si l’on a pu et si l’on continue d’affirmer, comme Yves Lacoste, que « la géographie sert d’abord à faire la guerre », l’impensable nucléaire nous oblige aujourd’hui à réviser notre jugement. Il faut commencer à imaginer que la géographie sert d’abord à empêcher la guerre. À condition de ne pas être aveuglés, et de ne jamais oublier que si l’éventualité d’une guerre nucléaire est réelle, son contraire, la dénucléarisation totale et définitive, l’est tout autant.
↬ Alexandre Chollier.
Écouter William Bunge
Presentation by William Bunge on his “Nuclear War Atlas.” Intended for viewing at the 1983 Annual Meeting of the Association of American Geographers. (En anglais)