Depuis des décennies, la cartographie « traditionnelle » revendique le statut de « science exacte » s’appuyant sur des données « fiables ». Elle se targue de fournir une image neutre et fidèle de la réalité. Pourtant, cette approche fait l’impasse sur l’utilisation politique et sociale de la carte, et sur son rôle tant de propagande que de contestation.
La pratique de la géographie et de la cartographie critiques et radicales s’est développée au tournant des années 1960 sous l’impulsion, entre autres, des géographes David Harvey, et William Bunge avec Gwendolyn Warren [1]. Après quelques années de silence, cette pratique cartographique dite « radicale » ou « critique » — riche combinaison revendiquée d’art, de sciences, de géographie, de politique et d’activisme social — a « réémergé » de nouveau au début des années 2000, de manière très informelle, et dans un désordre plutôt sympathique et créatif.
La rencontre « radicale » de Berlin
Une des premières rencontres publiques de cartographie radicale eut lieu en 2003 au Hebbel Theater de Berlin. Ce fût une rencontre originale, organisée par Alice Creischer et Andreas Siekmann (artistes et enseignant [2] proposait de produire une version contemporaine mise à jour de l’Atlas social et politique (Gesellschaft und Wirtschaft. Bildstatistisches Elementarwerk, 1930) d’Otto Neurath et de son équipe ; des géographes représentant la revue allemande, malheureusement disparue, An-Architektur [3] ; les artistes argentin es du Grupo de Arte Callejero ; les artistes de Bureau d’études, Léonore Bonaccini et Xavier Fourt, ainsi que Philippe Rekacewicz qui présentait les approches radicales des atlas géopolitiques publiés à l’époque par le Monde diplomatique.
es), intitulée « D’autres cartes pour voir le monde différemment » (Pläne zum Verlassen der Übersicht) ; elle réunissait des géographes, des urbanistes, des artistes et des activistes qui, dans une ambiance plutôt joyeuse et informelle, pour ne pas dire euphorique, se réjouissaient de partager, de confronter et de croiser leurs « actions cartographiques ». Il y avait là une grande diversité d’actrices et d’acteurs : une équipe de l’université de LüneburgLa qualification d’actrices et acteurs n’est d’ailleurs pas usurpée, puisque les présentations avaient lieu sur la scène d’un théâtre et qu’elles étaient très largement jouées par les participantes et participants.
Les cartographes orthodoxes ont vu naître avec beaucoup de méfiance les premiers projets exploratoires qui bousculaient, voire cassaient, les codes. « On peut “crobarder” des schémas réducteurs donnant l’illusion de la synthèse, et en faire des figures de style prétentieuses », s’effrayait un cartographe professionnel en écho à l’une des toutes premières expositions de cette nouvelle mouvance. « La carte géographique, ce fantastique outil de savoir et d’appréhension de l’espace et du monde, se voit ravalée au rang de simple outil de prestidigitation », concluait-il.
C’est peu dire que le symposium « Art and Cartography — Cartography and Art », organisé par l’Académie des beaux-arts et l’Université technique de Vienne (Autriche) en février 2008, a été le théâtre d’intenses discussions, où s’exprimèrent des positions inconciliables.
La cartographie engagée a trouvé la voie d’une forme de résistance au service de la justice sociale, dénonçant des pratiques politiques et économiques contestables. Elle est un exercice libre de structruction de l’espace et des phénomènes sociaux, via lequel les protagonistes se permettent de pervertir les conventions les plus classiques. Les premièr
es à s’en emparer furent des artistes, mais aussi des architectes, des urbanistes et des militant es, rejoint es plus tard par des géographes.Les projets, individuels ou collectifs, se sont surtout multipliés en Argentine, aux États-Unis, en Suisse, en Allemagne et en France, couvrant un champ thématique assez large (finance, surveillance et sécurité, marketing, environnement, organisation des territoires, pour ne donner que quelques exemples), et profitant largement de la puissance des outils de la cartographie participative et des réseaux sociaux. La cartographie « déconstruite » des réseaux de vidéosurveillance à Manhattan au début des années 2000 en est une illustration emblématique.
Circuler sans être vu
e à ManhattanCette carte a été imaginée et conçue collectivement par des activistes — défenseurs et défenseuses des libertés civiles — regroupé
es au sein d’un improbable « Institut d’autonomie appliquée » (Institute for Applied Autonomy) en collaboration avec le New York Surveillance Camera Project, une émanation de la New York Civil Liberties Union. Ce collectif s’est organisé pour identifier et cartographier les milliers de caméras de vidéosurveillance qui filment l’espace public de la ville, y compris les caméras sur les bâtiments, celles qui surveillent les distributeurs automatiques de billets et les feux de circulation.Les trajets les moins surveillés à Manhattan aux environs de 2001
Carte de Steve Rowell,
Institute for Applied Autonomy (IAA) avec Site-R
C’est ce qui a permis aux new-yorkais es de pouvoir circuler dans la ville « sans être vu es ». La carte guide les citoyens et citoyennes qui souhaitent circuler de manière discrète par les itinéraires qui évitent les caméras de surveillance. Ce document sert donc celles et ceux effrayé es à l’idée d’être « surveillé es » en permanence par une multitude d’« yeux anonymes et invisibles », potentiellement pervers. Dans une entretien accordé au journal Wired en 2001 [4] un des concepteurs de la carte expliquait :La tendance avérée des opérateurs de télévision en circuit fermé (CCTV) à observer par exemple les minorités ethniques, ou à jouer les voyeurs en matant les seins et les fesses des femmes en gros plans, donne à la population des raisons légitimes de vouloir éviter les caméras de surveillance publique. »Quelle est donc la clientèle visée par l’Institut d’autonomie appliquée (IAA) ? De toute évidence, les militant es politiques qui souhaitent distribuer des tracts tranquillement, peindre des graffitis, ou se lancer dans tout autre acte de désobéissance civile ; les personnes un peu trop basanées, fatiguées d’être trop souvent contrôlées ; ou les femmes qui en été, légèrement vêtues, sont légitimement irritées de se savoir observées.
L’IAA a conçu cette carte comme un projet artistique pour attirer l’attention de la collectivité sur les problèmes de protection de la vie privée liés à l’omniprésence des caméras. Dès le début des années 2000, les pouvoirs publics prônaient la mise en place d’une surveillance accrue, alors que planaient déjà des menaces sur les garanties en matière de droits civils. C’était une manière d’alerter en même temps les citoyen es et les décideurs et décideuses politiques. Personne n’a envie qu’un jour il soit possible de parcourir des bases de données vidéo publiques dans lesquelles n’importe qui pourrait retrouver ses conjoint es, ses voisin es, dans des actes de la vie privée [5].
Déchiffrer pour dénoncer, mettre en images des processus peu visibles qui concourent à confisquer l’espace public (voire des biens publics), à compromettre les libertés individuelles, à détourner des lois : tels sont les principaux objectifs des celleux qui promeuvent la cartographie radicale. Dans cet esprit, informer n’est qu’un début (Phase 1). L’étape suivante de la démarche reste l’action pour le changement sur le terrain (Phase 2). Largement informelle, cette approche se reconnaît quelques affinités avec les mouvements de résistance tels celui des « indigné
es » (« Occupy » aux États-Unis).Ainsi, le collectif d’artistes argentin [6].
es Grupo de Arte Callejero ne s’est pas contenté de dénoncer les bourreaux de l’ancienne dictature en cartographiant les lieux de leur paisible retraite : il a aussi organisé des itinéraires « touristiques » qui passaient par leurs domiciles, et mené une campagne sur des panneaux publicitaires dans l’idée de les faire arrêter et condamnerLes génocidaires vivent ici
C’est en 2001 que le groupe d’activistes artistes Grupo de Arte Callejero se lance dans le projet « Aquí viven genocidas » (Les génocidaires vivent ici), un triptyque composé d’une affiche, d’une vidéo et d’un journal dans lequel iels publient les résultats de leurs recherches sur le terrorisme d’État ainsi que la carte des lieux d’habitation des bourreaux. Sur cette carte de la ville, reproduite en grand sur l’affiche, les adresses des bourreaux sont surlignées en rouge. Dans le journal, on trouve leurs numéros de téléphone et leurs adresses, et la vidéo montre leurs maisons et les quartiers où iels habitent.
Source : Site Internet du Grupo de Arte Callejero
Pour visionner les vidéos :
Le projet « Duty Free Shop » (DFS), que j’ai mené entre 2008 et 2022, s’inscrit de plain-pied dans ce mouvement pétillant, en ce qu’il se propose de déconstruire, rendre lisible et donc fragiliser un processus d’aliénation des citoyen nes dans un espace public.
Duty free shop (DFS), l’espace forcé
Le Monde diplomatique a publié une synthèse de mi-parcours du projet « DFS » en février 2013, dont le dossier est disponible ici :
Aéroports, de l’espace public à l’espace privéL’aéroport est un territoire entre deux mondes, un interstice, une sorte d’ailleurs. De l’enregistrement à l’embarquement, les passagèr
es suivent un parcours initiatique. On les force dans un monde paradoxal et fascinant, un monde tortueux, un monde de confusion dans lequel iels perd tous leurs repères. On peut dès lors faire n’importe quoi d’elleux. On les prive autant qu’on les tente, on les précipite là où iel n’ont pas choisi d’être : des lieux appétissants dont iel se laisseront délester.
Projet Duty free shop : l’évolution du terminal de l’aéroport d’Oslo, 2005-2007
Ce triptyque montre l’inexorable grignotage de l’espace dédié au public — couloirs, fontaines d’eau potable, sièges et zones de repos — par les espaces commerciaux.
Philippe Rekacewicz
Lire aussi
- Routes of Least Surveillance par Erik Baard, Wired , 28 novembre 2001.
- iSee : Paths of Least Surveillance, Noema, without date.
- A new map of NYC’s cameras shows more surveillance in Black and brown neighborhoods, by Tate Ryan-Mosley, 14 février 2022.