Sous un gilet jaune, il y a... Charles

#gilets_jaunes

24 mai 2019

 

Suite de notre petite radioscopie de la France qui se réveille, avec une série de portraits sans retouche de gilets jaunes.

Aujourd’hui : Charles.

4. Charles

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Photo : Nepthys Zwer, 2019.

Charles, 35 ans, pacsé, secrétaire médical, de nationalité belge, vit en Alsace depuis 2006.

Pourquoi je porte le gilet jaune ?

Très sensible à la question environnementale, je me suis toujours interrogé sur l’origine de la quasi indifférence des politiques à traiter cette question. Il s’agit pourtant de notre avenir à tous et il est menacé dans un futur proche.
Pourquoi notre société, dite « démocratique », s’en préoccupe-t-elle si peu ?

En lisant quelques ouvrages, j’ai découvert qu’à l’issue de la Révolution française, le terme de démocratie a été détourné de son sens premier : « Le pouvoir du peuple par le peuple ». Les Grecs anciens considéraient que l’élection était une pratique à bannir, ils désignaient leurs représentants par tirage au sort, gardaient un contrôle très strict sur ceux-ci, et tous les citoyens et citoyennes votaient ensemble les lois dans les agoras. À l’issue de la Révolution française, les élites républicaines, constatant la popularité du terme « démocratie » (qu’ils méprisaient pourtant) ont réussi, à coups de rhétorique, à associer la démocratie à l’élection pour détourner ce terme à leur avantage. C’est ainsi que depuis 200 ans, notamment au travers de l’école, nous sommes endoctrinés à une injonction paradoxale : voter, c’est n’est plus décider, mais voter, c’est élire.

À première vue, il semble évident que nous devons choisir nos représentants, sans quoi nous tomberions dans un système monarchiste ou dictatorial. Pourtant, si on regarde de plus près le mécanisme de l’élection, il s’agit avant tout d’une compétition. Cette compétition va inciter les plus ambitieux à utiliser les stratégies qui reposent sur l’émotion : les divisions, l’image, la communication, le mensonge, la manipulation de l’information… Nous sommes, au final, forcés à choisir un camp. Cette situation ne laisse pas la place à un débat d’idées, sujet par sujet, qui puisse aboutir à une décision raisonnée et éclairée. Au contraire, cela va développer une méfiance vis-à-vis de ceux qui ne pensent pas comme vous, refouler la solidarité (pourtant un héritage génétique humain) et favoriser l’idée que « l’homme est un loup pour l’homme ».

L’aspect compétitif de l’élection va mettre au pouvoir un « gagnant ». Pas étonnant alors que cela favorise majoritairement des personnes déconnectées du peuple. L’élu va estimer que sa position lui donne la légitimité de prendre des décisions en ignorant les revendications populaires. Notre système est donc bien une aristocratie (littéralement : le pouvoir des « meilleurs ») et non une démocratie (littéralement : le pouvoir du peuple).

L’élection a trois autres vices :

 Plus on a d’argent, plus on a de chances de gagner. Se pose donc la question du conflit d’intérêt : à qui l’élu doit-il rendre des comptes : aux financeurs ou aux électeurs ?

 On est obligé de prendre tout le « packaging » du programme électoral. Nous n’accepterions jamais, quand nous faisons nos achats, qu’on nous impose un choix de caddies pré-remplis dont on sait qu’une grande part des produits sont trompeurs ou ne correspondent pas à nos besoins, sans pouvoir effectuer des adaptations produit par produit. Pourtant, en politique, tout le monde trouve cela normal.

 Un élu n’aura jamais besoin de s’inquiéter des conséquences de ses décisions. Encore moins des conséquences à long terme puisque ses responsabilités s’arrêtent à la fin de son/ses mandat(s).

Conséquences sur les citoyens : nombreux sont ceux qui renoncent à faire entendre leurs revendications sachant que leurs efforts peuvent être balayés d’un revers de la main, d’autres vont estimer que de toute façon, « on ne peut rien y faire », d’autres vont sentir qu’il est plus confortable de laisser quelqu’un tout décider à leur place pour ne pas avoir à endosser la responsabilité de participer directement à la prise de décision, et d’autres sont toujours aveuglés par l’espoir qu’un jour, un élu envoyé par la providence apportera les bonnes réponses.

C’est donc la combinaison d’une pseudo-légitimité conjuguée à des conflits d’intérêt qui inscrit l’impuissance du peuple et a mené à la situation inégalitaire dans laquelle nous nous trouvons. À force d’exploiter les failles du système, ceux qui ambitionnent le pouvoir ou l’argent ont causé les fractures sociales et environnementales que nous connaissons aujourd’hui. Et comme nous ne disposons d’aucune institution permettant au peuple de réécrire lui-même les règles de fonctionnement du pouvoir (par une modification de la constitution), on ne doit pas s’attendre à ce que le système change de l’intérieur.

Je crois qu’il est essentiel, aujourd’hui, de remettre en cause tout notre système politique. Par exemple, si vous croyez encore que les termes « développement durable », « transition énergétique », « recyclage » sont ceux de l’avenir, je pense que vous vous bercez d’illusions. Le développement durable implique une montée exponentielle de l’exploitation des ressources. Une transition énergétique ne s’est jamais faite dans l’histoire du monde : on a toujours cumulé les différentes formes d’énergie, mais une énergie n’en a jamais totalement remplacé une autre. Tout comme le recyclage, qui n’est qu’un moyen de se donner bonne conscience, c’est avant tout la « descente énergétique » qu’il faut amorcer, c’est-à-dire faire mieux avec moins. Et cette descente énergétique n’est pas compatible avec un système qui prône la compétitivité. Malheureusement, comme nous l’avons vu plus haut, l’esprit de compétition est l’essence même du système électoral.

Pour ceux qui s’interrogent sur la manière par laquelle nous pourrions vivre autrement, je leur recommande de s’intéresser à la permaculture. Plus que des techniques de production agricole, il s’agit d’une philosophie basée sur une éthique et des principes (voir à ce propos David Holmgren et Bill Mollison) qui permettent à l’humain de retrouver sa place dans le monde, tout en démontrant comment tirer parti de la diversité et de la créativité !

La question de la modification des institutions est une question de survie pour tous !

Pas besoin d’être spécialiste pour comprendre que nous n’aurons pas de ressources infinies pour maintenir le système « mondialiste ». Les conséquences climatiques et environnementales de notre mode de vie nous attendent au coin de la rue. Notre civilisation pourra parfaitement s’effondrer lorsque la base ne sera plus en mesure de supporter les inégalités imposées par les élites. Une société hiérarchique (donc inégalitaire) ne va pas résoudre le problème de la gestion des communs : personne ne va vouloir faire des efforts tant qu’on n’est pas sûr que chacun joue le jeu.

Je voudrais ici faire un parallèle avec le travail de Jared Diamond, auteur du livre Effondrement : Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie. Il y présente l’effondrement des Pascuans (qui habitent l’île de Pâques), qui aurait été provoqué par un mode de vie compétitif. La volonté de chaque clan de créer une statue toujours plus grande que celle du clan voisin aurait eu raison des ressources de l’île. A contrario, le livre présente l’île de Tikopia et les hautes terres de nouvelle Guinée qui ont réussi, par une gestion horizontale, à s’imposer des mesures de contrôle des ressources et de la population parce qu’ils étaient totalement conscients des limites de l’île. Pour eux, l’effondrement n’a pas eu lieu.

Malgré une prise de conscience écologique, notre système actuel continue d’accentuer notre dépendance à la mondialisation et nous empêche de développer la résilience locale, c’est-à-dire l’autarcie et la capacité à se relever quand les chocs (géopolitiques, climatiques, flambées des prix du pétrole, etc.) se produiront. Le système ultralibéral met tout en oeuvre pour garantir sa propre pérennité : interdiction de commercialiser les semences paysannes,
dépendance croissante à un flux tendu de marchandises reposant uniquement sur les énergies fossiles, système d’éducation de plus en plus élitiste, développement de normes empêchant une agriculture sans pesticides de se développer, glorification de la croissance… Tout ce qui n’est pas « mondialisable » ou ne répond pas à une politique de rentabilité rapide est rayé de la carte. Il faut se plier au fonctionnement du système, ce qui mène à un comportement qui se traduit par cette phrase morbide et défaitiste : « Ça fait partie du jeu ».

Qu’est-ce que les gilets jaunes viennent faire dans tout ça ?

Par leur refus de nommer des représentants pour éviter que ceux-ci ne puissent être récupérés par le système, les gilets jaunes ont (consciemment ou inconsciemment) posé les bases d’un nouveau modèle de société. Ils ont parfaitement compris que pour renverser un système vertical (hiérarchique), il faut fonctionner de façon horizontale (égalitaire).

Si les gilets jaunes m’apportent un grand espoir, c’est qu’ils ont porté leur réflexion au-delà des revendications de base. Rares sont ceux qui attendent encore un changement qui émanerait du système actuel. Beaucoup réfléchissent à la société dans laquelle ils veulent vivre et, par des ateliers constituants, écrivent les règles qui vont instituer le pouvoir politique du peuple. Si le peuple a le pouvoir d’écrire et de modifier lui-même la constitution, lorsqu’une personne utilisera les failles des règles établies à des fins personnelles, il ne sera plus nécessaire de passer par une révolution dans la rue pour obtenir une correction de l’écriture.

Cette vision peut sembler utopiste. Je crois pourtant que l’utopie est de croire qu’on pourra rester dans notre système sans accélérer, voire empirer, les souffrances à venir au vu des effondrements en cours et de ceux qui sont annoncés ! Au contraire, cela pourrait être l’occasion de donner une impulsion à la volonté populaire de se préparer à ce qui nous attend, de définir ensemble les règles d’un fonctionnement horizontal et le rôle que chacun pourra jouer pour tenter de sauver ce qui peut encore être sauvé !

↬ Charles