Les bébés sont-ils des graines d’émeutiers ?

#gilets_jaunes #répression #violences_policières

9 mai 2019

 

Manu Amarillo participait à l’Acte XXIV des #gilets_jaunes le samedi 27 avril à Strasbourg. Il nous livre son témoignage cartographié des opérations de « maintien de l’ordre », telles qu’elles se sont déroulées dans le quartier de l’Esplanade. C’est le récit brut d’un manifestant exprimant son ressenti face à une répression policière dont on peine à comprendre la logique.

Texte et carte de Manu Amarillo

Pour faire l’expérience d’un « nassage » – technique d’encerclement de manifestantes mise en œuvre par les forces de l’ordre – ou d’un « gazage » à l’arme chimique, il suffit de participer à une manifestation sur le territoire français. Que vous soyez manifestante, pacifique ou quelque peu énervée, ou encore simple passante en marge d’un cortège, la probabilité que vous soyez victime d’un gazage à base de propane dinitrile, très irritant pour les yeux et les bronches, est très forte.

Bien que l’immense majorité des manifestantes soit peu familière des mouvements sociaux et non aguerrie aux affrontements lors de soi-disant « émeutes » urbaines, le pouvoir a mis en place une répression violente et systématique (inspirée de techniques de guerre) contre toute contestation de ses politiques par la population.

Le protocole

Je résumerais ainsi la manifestation du 27 avril à Strasbourg, quand je suivais avec un ami le cortège des gilets jaunes :
 Nous arrivons au croisement de la station de tram « Observatoire ». Deux des issues de l’intersection sont bloquées par des forces de l’ordre. (1)
 Survient un mouvement de foule, peut-être provoqué par une charge de police, un gazage, ou les deux. (2)
 Nous bifurquons entre les immeubles, la tête du cortège nous semblant bloquée elle aussi. (3)
 Dans l’arrière-cour, qui sent très fort la lacrymo, nous apercevons une jeune femme apeurée, son nourrisson sur le dos. (4)
 Nous courons leur porter secours et cherchons une issue pour les sortir de là.
 L’horizon est barré par des policiers ou des gilets jaunes. Pas question de retourner dans un mouvement de foule ou un nuage de gaz lacrymogène plus dense encore.
 Nous trouvons un passage dans une barrière branlante. Nous coordonnons nos efforts pour faire franchir la jeune femme et son trésor accroché dans le dos. (5)
 Nous repérons une voie dégagée de tout attroupement, il y a juste des BAC qui se promènent tranquillement.
 La jeune maman s’enfuit par là et je retourne sur mes pas. (6)
 Le tout a duré entre 5 et 10 minutes.

La carte

Comment visualiser ce moment ? Cette carte, et j’espère qu’elle est assez lisible, montre tout ce dont je me souviens et ce que j’ai alors compris de la situation. Ce qu’elle ne montre pas, c’est cet immense chaos. Elle ne montre pas nos peurs, ni l’entraide fraternelle entre nous. Cette seule carte ne montre pas non plus le déroulement de la journée, pendant laquelle nous nous sommes déjà fait nasser, gazer, couper d’une partie du cortège...

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L’image peut donner à penser que le problème vient des manifestant.es, qui créent une nasse et empêchent les passantes de sortir. En temps normal, il n’y a jamais de difficulté à traverser un cortège. Mais, ici, il est pris pour cible par les forces de l’ordre, il ne faut pas s’y risquer. Cette image donne à voir que, lors de ces opérations, les passantes peuvent parfaitement se retrouver pris.es au piège de l’encerclement par les forces de l’ordre et de leurs gaz.

Certains détails m’ont échappé. Par exemple, je ne sais pas s’il s’agit de CRS ou de gendarmes mobiles. Je ne sais plus non plus si à l’endroit situé en haut de la carte, il y a bien eu tirs de lacrymos venus du cordon des forces de l’ordre ou si c’était une charge. Ou les deux. En tout cas des gaz se sont déployés dans l’arrière-cour. Il nous a semblé qu’un autre cordon (sur la droite) bloquait l’avancée, qu’on était pris au piège au moment où a eu lieu le mouvement de foule. Je ne peux pas le vérifier, je peux juste témoigner de ce que nous avons ressenti. Peut-être que la barrière se situait plus à droite, je ne sais pas...

Les gaz lacrymogènes

Pour comprendre notre attitude à l’Esplanade, il faut apprécier l’ambiance particulière de la journée. Les forces de l’ordre avaient clairement l’intention de faire cesser cette manifestation. Étant les seuls à avoir une vision d’ensemble des déplacements — grâce, notamment, à un hélicoptère —, nos ex-« gardiens de la paix » ont multiplié les coups de force pour faire éclater le cortège, le diviser et éloigner le plus loin possible ses éléments épars. Les lacrymos ont plu sur Strasbourg ce jour-là, et un premier épisode survenu Place de Bordeaux nous a appris à quoi nous en tenir.

Un cordon bleu avait stoppé la manifestation pour qu’elle se détourne du chemin du Parlement. Bien qu’éloignés de 100 mètres, nous nous sommes retrouvées encerclées des palets fumigènes. Pour nous dégager, nous ne pouvions que nous engager dans une voie complètement saturée de lacrymos. Mais le civisme prime dans une manifestation : absolument personne ne se bouscule pour sortir, on marche au pas, alors qu’on ne peut plus ouvrir les yeux et qu’on est sur le point de suffoquer. C’est une vraie fraternité d’inconnues qui s’entraident et se cèdent le passage dans un indicible chaos.

Pour décrire ce que l’on ressent lors d’un gazage, on peut recourir à la métaphore suivante : se retrouver au sein d’un nuage de gaz lacrymogène pendant quelques minutes, c’est comme plonger la tête dans un seau de tabasco, ouvrir grand les yeux et y boire la tasse. On panique et on ne pense qu’à un seule chose : émerger. Dans mon cas, il m’a fallu près d’une heure pour m’en remettre.

J’admets tout de même avoir représenté une menace pour la sûreté de mes concitoyennes, car j’avais une arme terrible dans mon sac : un livre sur le RIC.

L’histoire

Je peux raconter ce qu’il s’est passé plus en détail. Sur les vidéos du jour [1], on ne voit rien d’anormal à cet endroit. On voit seulement des canaris réfractaires passer sans problème dans l’axe nord-sud (du boulevard Leblois vers l’avenue du Général de Gaulle). Je suppose que notre groupe arrive après ces images.

Après l’atomisation du mouvement par les forces aux ordres du préfet, notre groupe finit par retrouver le cortège à l’Esplanade. Deux des trois voies sont tenues par la police. Ayant acquis, après 6 mois, une certaine expérience des manifestations, nous comprenons que cela va mal se passer entre les gilets jaunes et les forces de l’ordre. Il y a un mouvement de foule. Il semble y avoir des « charges castanères ». Mon camarade et moi-même ne sommes pas là pour en prendre plein la figure une fois de plus. Nous bifurquons.

Alors, les évènements se précipitent. Dans cette scène de chaos, le spectacle qui se présente à nous semble parfaitement irréel : devant nous, pris dans les gaz lacrymogènes, il y a un adorable petit nourrisson.

J’aperçois un minuscule bébé bâté sur le dos de sa maman, qui serait attendrissante si elle n’était pas prise d’une terrible attaque de panique. Avec elle, nous cherchons un moyen d’échapper au nuage, le bébé doit en sortir de toute urgence, car, précisons, il a déjà l’air complètement amorphe... Nous longeons une haie et trouvons un passage vers une arrière-cour, barré par une clôture en bois branlante à mi-corps. Je parviens à passer et cours faire des repérages, puis nous faisons traverser la petite famille. Je montre l’issue à la jeune femme : il y a des BAC partout, mais l’air n’est pas vicié et il n’y a pas d’appâts fluo à canarder. Elle doute très fort, elle a peur, la police, elle préfère la fuir. Elle nous demande « Vous êtes de la BAC ? » Non, dis-je d’un rire nerveux, en retournant vers mon camarade.

Quelques minutes se sont encore écoulées entre ces murs d’immeubles, mais au bout de trois secondes je regrettais déjà de l’avoir laissée continuer seule sa route. Dans le chaos ambiant, je ne voulais pas perdre mon frère de lutte, mais j’aurais dû rester avec elle jusqu’à ce qu’elle soit réellement en sécurité. On ne réfléchit pas toujours très bien quand la pression est si forte... Je n’ose imaginer que la BAC puisse avoir embêté cette jeune maman, son bébé sur le dos. Je ne saurais jamais si j’ai bien fait.

Rien de vraiment sensationnel à cette histoire. Ce qui la rend monstrueuse, c’est que ces scènes de répression sont devenues habituelles, elles sont une nouvelle norme. Jean-Michel Aplati aurait dit : « Les bébés sont des graines d’émeutiers ».

Pour moi, s’il y a une telle sur-réaction de la part du « système », c’est bien la preuve que les gilets jaunes, dans leurs revendications populaires, tapent là où ça fait mal. Il faudrait que les pauvres restent à leur place pour que les riches gardent la leur. Voilà pourquoi les gilets jaunes attirent les lacrymos et les charges d’un gouverne-et-ment qui a décidé de les écraser.

Mais, ce que je sais, c’est qu’on n’est jamais seul.

Arrêtons de jouer à la démocratie, obtenons-la !

↬ Manu Amarillo