« Ne s’obtient que par la force »

La violence militaire coloniale au Cameroun et les collections muséales en Allemagne : histoire d’une symbiose

18 décembre 2023

 

Pendant presque trois décennies (1885-1914), l’empire colonial allemand a mené de nombreuses campagnes militaires d’une brutalité et d’une cruauté inouïe. Au cours de ces expéditions, parfois appelées « punitives » pour légitimer la violence de la conquête coloniale, les villes et villages de la région furent soumis à un pillage en règle. Les officiers et leurs soldats mettaient feu aux palais et aux habitations, et s’emparaient de symboles, d’effigies sacrées et d’autres biens culturels de toutes sortes et de toutes tailles, des encadrements de porte et fresques murales aux peignes ou ustensiles de cuisine. Ils massacraient hommes, femmes et enfants, épargnant toutefois certaines et certains qu’ils se voyaient ensuite réduites au travail forcé ou à l’emprisonnement, parfois même contraintes de porter ces « butins de guerre » vers la côte. L’auteur raconte ici une partie de cette histoire sur la base des archives qu’il a patiemment lu et analysé au cours de ces dernières années.

Par Yann LeGall

Chercheur post-doctorant à l’Université Technique de Berlin (TU Berlin)
#colonisation #colonialisme #Cameroun #Allemagne #guerre #restitutions

Cet article a été initialement publié en allemand dans l’Atlas der Abwesenheit. Kameruns Kulturerbe in Deutschland (Atlas de l’absence. Le patrimoine culturel du Cameroun en Allemagne), issu du projet « Umgekehrte Sammlungsgeschichte » (Histoire inversée des collections) porté par l’Université de Dschang au Cameroun (Prof. Dr. Albert Gouaffo) et l’Université Technique de Berlin (Prof. Dr. Bénédicte Savoy).

Les cartes ont été créées et réalisées par Philippe Rekacewicz
sur la base des tableaux et des informations fournis par l’auteur.

Au printemps 2022, lors de notre visite du dépôt du musée Rautenstrauch-Joest à Cologne en compagnie de l’historien Ohiniko Mawussé Toffa et de l’anthropologue Elias Aguigah [1], nous avons fouillé dans les collections togolaises, ghanéennes et camerounaises issues du pillage perpétré par les colons allemands.

Notre attention fut attirée par un tambour de plus de 1,5 mètre de hauteur portant le numéro d’inventaire 35222.

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Tambour (Inv.-Nr. 35222) dans les réserves du musée Rautenstrauch-Joest, mars 2023.
Photo : Christian Andert.

Yağmur Karakis, ex-chercheuse en provenance au musée, nous indiqua que la base de données attribuait ce tambour aux populations Bakoko [2], des communautés originaires du Cameroun, aux estuaires du Nyong et de la Sanaga. Les Bakoko sont confnus dans l’historiographie coloniale pour avoir opposé une forte résistance à la domination allemande dans le sud-ouest de la colonie.

Le musée mit ensuite à notre disposition les documents d’archives relatifs à ce tambour. C’était un mince dossier qui ne contenait qu’une liste de 36 biens culturels provenant du Cameroun, de Tanzanie, d’Inde et de Samoa, lesquels furent achetés et transférés en 1922 par le musée de Cologne après avoir été entreposés au Museum für Völkerkunde, musée ethnographique, de Rostock. La liste contient de vagues indications sur l’appartenance culturelle, ainsi que les croquis de certains objets, dont celui d’un de ces « très grands tambours ».

Selon cette liste, le tambour provenait de Déhané, une ville située sur le fleuve Nyong. Contrairement à d’autres exemples dans ce dossier d’archives, et d’ailleurs contrairement à la plupart des listes que l’on trouve dans les archives muséales, une référence spécifique concernant le contexte d’acquisition de cet instrument accompagnait le croquis du tambour : « Difficile à avoir, s’obtient que par la force » [3]

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Extrait d’une « liste d’objets : Acquisition par achat provenant du musée d’ethnographie de Rostock », note manuscrite n° 652/654 : « très grand tambour, accompagné de 2 petits, (difficile à obtenir), ne s’obtient que par la force. Servant de fétiche pour intimider les femmes ».
Archives du musée Rautenstrauch-Joest de Cologne, dossier n° 19210

En moins d’une décennie, les Allemands attaquèrent en effet les communautés Bakoko à pas moins de trois reprises. La première expédition fut menée en juillet 1891 par l’officier colonial Max von Stetten (1860-1925) et le lieutenant Krause contre les rois Musinga et Nsonge [4]. La deuxième, en octobre 1892 sous la direction d’Ernst Wehlan, qui, deux mois plus tard, dirigea de surcroît une deuxième campagne [5]. La troisième et dernière expédition militaire eut lieu en avril 1895. Lors de cette mission dite « punitive », Max von Stetten joua à nouveau un rôle de premier plan, soutenu par les officiers Hans Dominik (1870-1910) et Ludwig von Stein zu Lausnitz (1868-1934), biens connus des Camerounaises aujourd’hui pour leurs exactions. D’après les rapports militaires concernant cette expédition, les troupes coloniales allemandes tuèrent, outre le roi Nduniebayang, plus de 300 personnes avant d’asservir les rois Madimanjob, Etutegase et Etangambele (numéro 5 sur la carte ci-dessous) [6].

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Cette carte montre les localités attaquées par la Schutztruppe entre 1884 et 1914. L’équipe berlinoise du projet de recherche « The Restitution of Knowledge » a recensé pas moins de 181 expéditions punitives sur le territoire de la colonie allemande du Cameroun (Kamerun). Les officiers coloniaux allemands se sont emparés non seulement de biens culturels et de culte, mais aussi d’éléments architecturaux, d’objets de pouvoir, ainsi que de bétail, d’ivoire et d’objets de la vie quotidienne.
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40 expéditions militaires allemande au Cameroun parmi les plus importantes

Ce tambour (et l’aveu qui l’accompagne), allusion à l’appropriation violente de ce bien spolié, est rare, mais pas exceptionnel. Dans la dernière décennie, l’histoire des pillages coloniaux refait surface et des trésors comme les bronzes du Bénin ou l’effigie de la déesse Ngonnso’ sont restitués aux Edo et aux Nso’. Malgré cela, la question des archives et de manière générale du patrimoine immatériel – documents, savoirs, capital culturel, enregistrements audios, photographies – reste largement ignorée. Les archives des musées sont aussi depuis longtemps difficile d’accès pour les scientifiques non-allemandes, et la consultation de ces manuscrits fut pendant longtemps soumise à un régime de contrôle très exclusif. Aussi sont-elles largement ignorées dans l’historiographie critique du passé colonial. Tout ce qui concerne la colonisation allemande au Cameroun [7], au Togo [8], en Afrique Allemande de l’Est [9] et en Afrique Allemande du Sud-Ouest [10] a été exploré et analysé dans les archives de l’administration coloniale et de l’armée, ce qui a permis de prendre la mesure de la brutalité de l’oppression coloniales sous l’Empire. Cependant, et c’est surprenant, les archives muséales sont presque totalement absentes de leur corpus bibliographique.

Jusqu’à récemment, ces documents restaient en effet le jardin personnel des ethnologues qui en surveillaient soigneusement l’accès. Toutefois, au cours de la dernière décennie, un grand nombre de scientifiques, d’autrices et auteurs se sont intéressées de plus près à ces documents. Certaines affirment qu’elles constituent « un index unique » et une source importante « pour rendre visible ces passés coloniaux » [11], d’autres réagissent aux débats sur la spoliation et la restitution de l’art, en proposant des approches « microhistoriques » du butin colonial [12]. Dans un rapport très remarqué, commandité par le gouvernement français, l’économiste Felwine Sarr et l’historienne de l’art Bénédicte Savoy considèrent les musées et leurs collections, y compris les archives, comme « à la fois les conservatoires brillants de la créativité humaine et les dépositaires d’une dynamique d’appropriation souvent violente et encore trop mal connue » [13].

Au début des années quatre-vingt-dix, les historiens Glenn Penny et Andrew Zimmerman ont apporté un éclairage important sur les tactiques appuyées, voire agressives, utilisées par le musée ethnographique de Berlin sur le marché international pour s’approprier le patrimoine africain spolié [14]. Néanmoins, dans l’étude de Penny, les correspondances directes entre les fonctionnaires coloniaux et le personnel du musée n’ont guère été prises en compte, à l’exception du cas du pillage de Pékin en 1900 [15]. En revanche, Zimmerman avança et démontra ce qu’il appela un « antihumanisme » flagrant du côté des anthropologues allemands. Pour illustrer son propos, il sortit une déclaration de l’ancien directeur adjoint du musée ethnographique de Berlin, Felix von Luschan (1854-1924), qui affirmait en 1922 que cette institution culturelle était « le plus beau et le plus grandiose monument en hommage à nos troupes coloniales » [16]. Zimmerman révéla aussi des pourparlers et transactions financières entre le musée et la marine nationale concernant la saisie ciblée de biens culturels [17]. Il cite une lettre dans laquelle Luschan avouait :

Il est dans la nature des choses qu’un navire de guerre [et donc ses officiers] se trouve souvent dans la situation d’acquérir gratuitement, ou pour un prix dérisoire, de grandes œuvres sculptées et des séries entières d’objets de collection, lesquelles restent hors de portée d’un particulier [...], ou sont alors à acquérir à des prix si élevés qu’un achat ultérieur de ces pièces serait très difficile pour un musée, voire impossible. » [18]

Si les archives et les dépôts des musées regorgent de ces confessions ouvertes de la prédation, dans quelle mesure complètent-elles l’histoire, déjà écrasante, du pillage colonial ?

Dans un premier temps nous présentons la partie émergée de l’iceberg, c’est-à-dire le butin, que l’on retrouve dans les registres d’acquisition, les bases de données, les correspondances et les listes d’inventaire. Nonobstant des contextes très différents les uns des autres, nous resterons dans le cadre de la domination coloniale allemande au Cameroun. Puis, nous évoquerons les limites de la « fouille archivistique » en présentant des exemples de ce que nous appelons « destruction par extraction », en d’autres termes, des pertes matérielles engendrées par la spoliation, sans oublier les pertes spirituelles et humaines. Enfin, cette archéologie du pillage colonial montrera en clair les lacunes des archives, les absences qui semblent mettre au défi le rôle du musée en tant que temple de la conservation, mais qui restent en fait des preuves de destruction intentionnelle et de négligence humaine. Nous aborderons en conclusion la reconnaissance des figures anticoloniales et des liens multidirectionnels entre les histoires diverses mais liées de la résistance africaine, en particulier camerounaise, afin de contrer la muséification, la désocialisation et la monumentalisation du patrimoine culturel camerounais, et de remettre au centre le débat sur la perte et l’émancipation des populations dans une optique critique du colonialisme, mais aussi de ces conséquences aujourd’hui.

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Liste des expéditions dites punitives au Togo et au Cameroun allemands (Deutsch-Togo & Kamerun). Tableau de travail des membres du projet « The Restitution of Knowledge »
Elias Aguigah, Yann LeGall, Jeanne-Ange Wagne.

Les mécanismes du pillage : Omniprésence des officiers coloniaux

Les membres des forces dites « de protection » – allusion au régime colonial de protectorat – sont omniprésents dans les registres d’acquisition des musées allemands. De 1884 à 1915, plus de 280 ensembles de biens arrivés au musée ethnographique de Berlin provenaient ainsi directement d’officiers coloniaux en poste dans les colonies allemandes en Afrique. En 1889, le Bundesrat (Conseil des États fédéraux) avait adopté une loi selon laquelle toutes les collections saisies lors d’expéditions financées par l’Empire devaient être confiées au musée de Berlin, qui devint donc une institution centrale de conservation des butins de guerre coloniaux [19]. Certaines de ces personnalités militaires, comme Hans Dominik (1870-1910), Hans Glauning (1868-1908) ou Kurt Strümpell (1872-1947), sont aujourd’hui tristement célèbres au Cameroun, notoires pour leur rôle prépondérant dans l’assujettissement par la force des populations locales qui refusaient de se soumettre à la domination coloniale allemande.

Leur butin fut déjà au centre d’études scientifiques sur l’origine de l’héritage camerounais pillé et transféré vers l’Allemagne [20], et leurs noms figurent de manière visible dans des expositions des musées de Berlin, Hambourg, Stuttgart et Hanovre. Ils sont également commémorés dans d’autres disciplines scientifiques pour avoir fourni des spécimens naturalistes qui, dans le cas des mammifères, furent souvent soi-disant « collectés » ou capturés pendant – ou en marge – des campagnes militaires. Les armes et les munitions utilisées pour abattre un éléphant étaient donc les mêmes que celles utilisées pour soumettre ou massacrer les populations locales.

D’autres officiers coloniaux apparaissent dans ces registres de manière plus éparse que leurs confrères susmentionnés. Souvent, les collections de gradés de l’armée coloniale arrivèrent alors qu’ils prenaient congé de la colonie. Dans ce contexte-là, les affiliations culturelles attribuées aux objets contenus dans les caisses de ces officiers correspondent souvent aux noms des populations locales qu’ils assaillirent lors de leurs expéditions militaires. C’est le cas par exemple de Hermann Nolte, qui débarque à Hambourg en mai 1900 après presque quatre ans de service dans les troupes coloniales, et offre son butin au musée ethnographique de Stuttgart à la fin de l’année 1900. Le directeur de l’époque, Karl von Linden (1838-1910), ira jusqu’à écrire :

La collection de 200 pièces, ce qui est tout de même considérable, qui a été rassemblée au cours d’expéditions menées durant les quatre dernières années, est très précieuse, car elle provient pour l’essentiel de régions qui n’ont été ouvertes [à la colonisation] que récemment, après des combats difficiles. » [21]

La quasi-totalité des officiers voyageait sur les navires de la compagnie maritime Woermann, qui ramenait donc les hommes et leur butin de guerre en Allemagne. Lesdits « trésors » et biens personnels africains auparavant pillés avaient généralement trois destinations :

  • une partie finissait dans un musée ;
  • une autre partie entre les mains de marchands d’art ;
  • quant à la dernière partie, elle restait la propriété des officiers et de leurs proches.

Exemple notoire de ce partage, une enquête interne du gouverneur Jesko von Puttkamer contre le commandant en chef des troupes Kurt Pavel (1851-1933) révèla que la déclaration de l’officier à ses hommes stipulant que « l’ivoire capturé et celui reçu en cadeau, ainsi que tout autre butin, sera propriété privée des membres de l’expédition, [était] en contradiction directe avec les règles en vigueur ». Puttkamer se démena pour que Pavel soit condamné, non pas pour une justice de rétribution, mais surtout afin d’éviter que les expéditions militaires « prennent désormais le caractère de raids et de pillages, et ressemblent à ce qui se passe dans l’État [voisin] du Congo ». Cette remarque eurocentriste et hypocrite légitimait de facto à son tour le pillage des biens africains par le ministère des affaires étrangères [22].

Il n’était pas rare que des transferts ou dons conséquents de butin aux musées ethnographiques de Berlin et de Stuttgart soient récompensés par des médailles, distinctions alléchantes pour les officiers de l’époque, soucieux d’accroître leur prestige et faire briller leur uniforme [23]. Les musées n’étaient cependant pas les partenaires les plus rentables dans ces échanges de biens culturels. Comme les musées ne déboursaient pas ou peu de liquidités pour des butins coloniaux qui, à une époque marquée par un état permanent de guerres au Cameroun, était donc abondants, de nombreux officiers se tournaient vers des intermédiaires prêts à acheter ces biens culturels africains spoliés.

Les marchands d’art achetaient donc parfois ce que leur proposaient les militaires à un prix supérieur à celui que les musées étaient prêts à payer. Le reste, ce que certains officiers appelaient leur « souvenirs de guerre », ils (de facto masculin) le gardaient pour décorer leurs domaines ou appartements ou pour les offrir à des membres de leur famille [24]. Ces « souvenirs » macabres, de provenance souvent opaque, témoins de leur brutalité envers la population camerounaise résistante, se trouvent aujourd’hui dans de multitudes de collections privées et apparaissent de temps à autre sur le marché de l’art.

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Un masque de la région Cross River dans le dépôt du musée ethnographique de Berlin, curieusement absent dans la base de données. Il fut probablement pillé par Hans Glauning lors de la campagne militaire menée contre les peuples Ejagham (aussi appelés Ekoï), numéro 16 sur la carte ci-dessus. Dans une lettre accompagnant ce masque, Glauning écrivit qu’il était « très rare de trouver des statuettes complètes et bien conservées dans ces régions car presque tous ces villages furent détruits et brûlés. Ce que je vous ai envoyé en sont peut-être les derniers vestiges. »
Photo : Yann LeGall

Secret militaire et pillages sur commande

Les rouages de cette machine coloniale bien huilée ne tournaient pas que dans un seul sens. Dans cette « économie politique » [25], les officiers offraient certes leur butin aux musées pour faire du profit ou gagner des distinctions, mais les musées n’étaient pas à proprement parler des bénéficiaires passifs de ces biens volés. Parfois, c’est eux qui tenaient le manche : Andrew Zimmerman, et plus récemment Götz Aly, ont prouvé au travers de documents d’archives que les musées allemands encourageaient voire ordonnaient à des officiers et des administrateurs coloniaux de confisquer des biens culturels et de les expédier vers l’Europe. Le premier révéla que, dès 1874, le directeur adjoint du musée de Berlin, Felix von Luschan « persuada la marine de charger le navire d’arpentage SMS Gazelle, en route pour le Pacifique Sud, d’acquérir tout ce qui pouvait être collecté dans les ports d’escale [26] ». Aly, quant à lui, décrit comment Luschan convoitait des habitations et des bateaux traditionnels des îles du Pacifique [27].

Dans le contexte du Cameroun colonial, des correspondances similaires prouvent que le musée dpae Berlin a commandité le pillage du patrimoine local. En outre, ces documents d’archives montrent que le renseignement n’était pas l’apanage du ministère des affaires étrangères et coloniales. Le personnel du musée était en effet extrêmement bien informé du modus operandi et de l’agenda des troupes. Luschan savait que la mort d’un Européen blanc dans une ville du Cameroun entraînerait une guerre asymétrique de plusieurs semaines et des massacres dans les environs. Avec son collègue de Stuttgart Karl von Linden, il recevait aussi régulièrement des informations sur la localisation des compagnies. Ils furent même impliqués dans certaines correspondances épistolaires concernant ces conquêtes avec le département des affaires coloniales, et tentèrent activement d’influencer les gradés sur place afin qu’ils se mettent à voler des pièces importantes du patrimoine culturel camerounais. En 1901, le capitaine Hans Glauning écrivit à Karl von Linden :

Je suis en général plus souvent en expédition que stationné au poste, ce qui m’est d’ailleurs préférable. Ma participation à la grande exppaédition Bangwa-Bafut-Bandeng [aujourd’hui Mankon] prévue en novembre, ainsi que celle de ma compagnie, n’est pas encore décidée ; si ce n’est pas le cas, j’ai l’intention de pénétrer en novembre dans les régions encore inconnues situées à la frontière germano-anglaise, au nord et au nord-est de la Cross River et jusque dans les prairies du Grassland. » [28]

Quelques mois plus tard, revenu au poste, il reprend sa plume et en informe le directeur du musée :

Je ne suis plus chef de la station coloniale au bord de la Cross River, mais depuis la fin de la campagne contre Bafut et Bandeng, affecté à l’état-major sous le commandement du lieutenant-colonel Pavel, avec lequel je vais dans quelques jours marcher vers Tibati, Ngaundéré, Yoko. J’espère acquérir dans ces régions de jolies pièces ethnographiques. » [29]

Cette correspondance se poursuivit jusqu’en janvier 1908. Inutile de préciser que de nombreuses informations sur le mouvement des troupes de Glauning parvinrent aux oreilles de Linden et Luschan bien avant les rapports officiels publiés dans le Deutsches Kolonialblatt. Une autre lettre, cette fois du professeur Luschan, démontre à quel point l’anthropologue était au courant des affaires militaires sur place, beaucoup d’entre elles d’ailleurs confidentielles :

Tout se déroule dans le plus bel ordre et sans heurts. Le ministère des affaires étrangères nous a expédié une collection tout à fait impressionnante, des fétiches et d’autres sculptures d’un genre nouveau, provenant de l’expédition punitive du capitaine von Kamptz menée contre le peuple Ngolo – une magnifique acquisition d’une valeur de deux ou trois mille marks. En outre, l’un de mes auditeurs actuels, le lieutenant von Arnim, se joindra en octobre à une nouvelle expédition punitive de grande envergure contre les Ngolo (secret-défense !!). Nous pouvons donc nous attendre à des résultats remarquables. Monsieur von Arnim est parfaitement informé de ce dont nous avons besoin et s’efforcera de répondre convenablement à nos attentes. Nous n’aurons probablement aucun frais à couvrir. » [30].

Ce passage se trouve au beau milieu d’une lettre de quatre pages adressée à son collègue Albert Grünwedel (1856-1935), par laquelle l’anthropologue autrichien informe son collègue au musée de la vente aux enchères prochaine de 600 défenses d’éléphants sculptées provenant du royaume du Bénin (Nigeria actuel). La lettre, datée du 25 juillet 1897, six mois après l’expédition tristement célèbre de la Royal Navy britannique menée contre l’Oba Ovonramwen (Nigeria actuel), témoigne de la rapidité avec laquelle les butins de guerres coloniales britanniques firent apparition sur le marché de l’art. Elle traduit aussi l’étonnement des musées d’Europe continentale devant cet afflux soudain et massif de pièces extraordinaires.

Après avoir demandé à Grünwedel son avis sur son souhait d’acquérir « autant de défenses [sculptées] que possible », Luschan poursuit sa lettre d’un ton mondain, donnant un bref rapport sur les activités actuelles du musée. D’une expédition punitive à une autre, qu’elle soit britannique ou allemande, l’anthropologue semble être parfaitement au fait de l’envoi de troupes militaires en Afrique de l’Ouest. Il ne lui paraît pas important d’évoquer le fait que des milliers d’Africains et d’Africaines perdirent la vie dans ces guerres asymétriques. Sans la moindre once d’empathie pour les peuples colonisés et dépossédés de leurs terres et leurs biens, Luschan se réjouit que les fruits de la conquête coloniale remplissent les étagères déjà débordantes de son musée.

En côtoyant les hauts rangs de l’armée coloniale et en entretenant ses réseaux, il en demande même davantage. Son ancien élève, Albrecht von Arnim (1872-1899) avait en effet rejoint les troupes coloniales quelques mois auparavant et fournissait à Luschan des informations confidentielles sur le mouvement de troupes au Cameroun. Trois ans avant que l’Allemagne ne ratifie la Convention de La Haye sur les lois et coutumes de la guerre, le premier texte de droit international qui interdit formellement le pillage des biens pendant les conflits militaires, Luschan admet ici sans aucun scrupule qu’il encourage ses collaborateurs à la saisie de l’héritage culturel des populations colonisées.

Ce passage fut repris ces dernières années pour étayer les discours pour une restitution du patrimoine culturel africain : publié pour la première fois par le journaliste Lorenz Rollhäuser dans un article du journal de gauche TAZ en avril 2018 [31], la citation avait pour but de convaincre l’opinion publique de la légitimité des campagnes militantes et scientifiques qui critiquaient les dépenses pharamineuses de la République Fédérale dans la reconstruction du Palais de Berlin, ancien centre du pouvoir impérial, et le projet du Forum Humboldt, un conglomérat regroupant plusieurs musées d’art et d’ethnographie exposant des œuvres d’Asie et d’Afrique dans ce palais colonial remis à neuf, un bâtiment que Rollhäuser lui-même baptisa la « maison des maîtres blancs » [32]. Six mois plus tard, Felwine Sarr et Bénédicte Savoy citaient ce même passage dans leur fameux rapport remis au gouvernement français. Les paroles de Luschan leur servent à illustrer dans quelle mesure « les raids militaires et les expéditions dites punitives de l’Angleterre, de la Belgique, de l’Allemagne, des Pays-Bas et de la France sont au XIXe siècle l’occasion de prises patrimoniales sans précédent » [33].

Il n’en reste pas moins que ni Rollhäuser, ni Sarr et Savoy ne nous renseignent sur la captation de butins de guerre lors de ces campagnes contre le peuple ngolo. Arnim a-t-il envoyé des artefacts à Berlin ? Deux expéditions ont-elles été menées contre ces populations et, si oui, où se trouve aujourd’hui le butin provenant de ces campagnes militaires ? Jeanne-Ange Wagne et moi-même avons retracé trois expéditions menées par les troupes coloniales allemandes contre le peuple ngolo, un des nombreux groupes formant les populations de langue okoro dans la région des monts Rumpi au sud-ouest du Cameroun. La première se déroula en mars-avril 1897 sous le commandement du major Oltwig von Kamptz (1857-1921) accompagné du lieutenant Hermann Nolte. On retrouve aujourd’hui des preuves matérielles de spoliations pratiquées pendant cette campagne à Berlin, Leipzig, Brême (Kamptz) et Stuttgart (Nolte) [34]. Dans son rapport au gouvernement colonial, Kamptz écrit même :

J’ai expédié une collection de curiosités provenant du pays Ngolo, dont quelques crânes trouvés dans les habitations, à l’adresse du département des affaires coloniales du ministère des affaires étrangères, [...] afin qu’elle puisse être transmise au musée d’ethnographie, ce qui serait un honneur pour moi. » [35]

La deuxième expédition contre le peuple ngolo eut lieu en juin 1898. C’est lors de cette campagne dirigée par le futur gouverneur colonial Theodor Seitz (1863-1949), que le lieutenant Albrecht von Arnim se trouva dans la région, comme mentionné dans la lettre de Luschan [36]. Après que Arnim mourut de dysenterie en 1899, son père envoya 16 pièces de son butin de guerre camerounais au musée de Berlin. Nous n’avons néanmoins pu trouver aucune trace tangible de butins provenant de cette expédition [37].

Une troisième et dernière expédition militaire fut menée en 1901 pour mettre fin à l’opposition anticoloniale de ce peuple. Elle se conclua par l’exécution publique d’lune figure centrale de la résistance ngolo : Nakeli Nw’embeli [38]. Sous le commandement du capitaine Franz Karl Guse (né en 1864), soutenu par le lieutenant Paul Lessner (né en 1870), ce conflit sanglant permit de nombreuses saisies de biens culturels et personnels : dans les archives du Linden-Museum de Stuttgart, Lessner admet ouvertement que certains des objets précieux dans la collection qu’il vendit au musée furent confisqués auprès des figures politiques locales, y compris Nakeli lui-même. Ce dossier prouve une fois de plus que les musées allemands étaient parfaitement conscients de l’origine d’un grand nombre de leurs collections. Dans les années 1930, Lessner pris sa carte au parti national-socialiste et se prononça ouvertement pour un retour des anciennes colonies allemandes sous le joug du régime nazi. Dans sa profession de foi, un ouvrage colonialo-nazi, il soutînt en outre l’idée d’un « espace vital » pour « le peuple allemand » et prédit qu’une nouvelle exploitation des ressources d’Afrique (naturelles comme humaines) amènerait la nation vers une prospérité économique durable [39]. La rhétorique du pillage continua donc bien après la fin de l’époque coloniale allemande.

Extraction par destruction

Des pillages sur commande, il y en eut aussi au Cameroun allemand dont l’issue fut différente. Bernhard von Besser, capitaine connu pour une brutalité frôlant le sadisme [40], fut contacté par le musée royal par le biais du ministère des affaires étrangères. Luschan, qui avait eu vent d’une expédition imminente, se manifesta début 1900 auprès du département des affaires coloniales :

Des clichés photographiques [en notre possession] révèlent que le [...] Fon [41] des Bangwa possède un palais orné de colonnes remarquables [...]. Au cas où une expédition punitive serait de mise, le Musée royal espère que ce bâtiment d’un très grand intérêt scientifique ne sera pas brûlé. Il est vivement souhaité qu’au minimum les piliers et les poutres sculptées soient conservés et transférés à Berlin, et qu’en outre, avant la destruction, des plans précis de l’armature ainsi que des coupes transversales du palais, des colonnes et du bâtiment voisin dédié à la danse soient réalisés. De même, il serait très louable que les grands tambours parlants du [Fon], ceux utilisés pour les danses, ainsi que tout ce qui se trouve en sa possession en matière de sculptures, de « fétiches », etc. ne soient pas détruits mais nous soient plutôt expédiés. » [42]

Après une campagne qui décima la population Bangoua, Besser rapporte que « lors de l’incendie de la ville de Fontem, le fameux bâtiment [...], ainsi que d’autres objets, des tambours de danse et des fétiches, en petit nombre et pour la plupart de moindre valeur, ont brûlé » [43]. Cette réponse cynique à l’espoir nourrit par Luschan ne nous permet pas de savoir si Besser et ses troupes n’ont effectivement rien emporté, ou s’il tenta ainsi de dissimuler le pillage du palais Bangoua avant de le réduire en cendres. Compte tenu des modes opératoires de l’époque, cette dernière hypothèse semble la plus probable, bien que les bases de données des musées allemands ne contiennent aucune trace du butin de Besser. Toutefois, le transport du butin aurait été un tour de force pour Besser, puisqu’il traitait les porteurs affectés à ses cohortes comme des prisonniers de guerre, voire des esclaves. Beaucoup s’échappèrent, « bien qu’il ait été annoncé que tout porteur qui prendrait la fuite s’exposerait à être abattu », et ceux qui restèrent furent enchainés. En conséquence, dès le début de la campagne, « le transport des charges fut très difficile », ce qui est peut-être la raison principale de la destruction immédiate des habitations qui, selon Besser, « furent bâties avec le plus grand soin et peuvent être en quelque sorte considérées comme des œuvres d’art » [44].

Dans ce contexte, on remarque que la requête exprimée par Luschan allait au-delà de la confiscation de biens culturels. Elle demandait une obtention de données architecturales préalable à une démolition du patrimoine local. L’anthropologue avait cœur de savoir comment la population de Fontem avait construit ce palais et d’exposer ses plus beaux ornements, tout en acceptant sans critique véhémente la destruction du site. Il n’y a là nul paradoxe : l’anéantissement de la ville de Fontem et de ses habitantes, concomitante à l’intérêt explicite du musée ethnographique de Berlin pour son architecture et leurs pratiques culturelles, sont un prototype du processus de l’extraction coloniale. Le philosophe camerounais Achille Mbembe décrit en effet dans quelle mesure « une triple logique d’ossification, d’empoisonnement et de calcification » transforma les Africaines en « corps d’extraction et en sujets de race ». [45] En d’autres termes, c’est par une déshumanisation physique et discursive que le cœur d’une société africaine, en l’occurrence un bâtiment à vocation sociale et politique, fut transformé en « minerai vivant dont on extrait du métal » par une doctrine de préservation ethnographique, un désir d’aplanir un édifice pour en garder une trace sur papier, et, en dernier lieu, une calcification [46].

Les savoirs locaux dans les domaines de la technique architecturale, de la planification, du travail du bois, de la menuisrerie, de l’aménagement intérieur, mais aussi la symbolique culturelle et la mémoire collective, sont confisqués mais aussi détruits dans la production de savoirs scientifiques occidentaux. Le regard colonial, véhiculé par la photographie, fit de ce palais un corps potentiellement extractible, considéré donc par l’anthropologue comme séparé de sa fonction sociale et des personnes qui l’ont construit, rénové, qui s’y sont rassemblées ou qui l’ont même habité. Cette entité peut être déplacée, et, dans le contexte de la destruction coloniale, son déplacement apparaît comme un recours pour le sauver des flammes et pour à terme l’exposer comme symbole de compétences architecturales précoloniales.

Ainsi la destruction finale du palais relativise d’une part l’hypothèse d’une complicité durable entre la science anthropologique et l’armée coloniale. D’autre part elle est la preuve d’une logique qui s’appuie sur le mépris total du tissu social des sociétés africaines, Luschan optant pour l’extraction et Besser pour la démolition. Dans les deux cas, la maison et ses habitantes sont séparés par la force. C’est pourquoi l’on devrait peut-être parler ici de « dislocation » plutôt que de « translocation » [47].

La « production » de l’être noir par le discours raciste est au cœur des pratiques coloniales, que ce soit la conquête ou l’anthropologie. Parce que la bâtisse, et seulement elle, compte pour Luschan, le corps noir est conçu comme extractible ; on peut le soumettre au « pressage », à l’« ablation ou extirpation » et ensuite s’en « débarrasser une fois que cela n’est plus utile » (en italique dans la citation originale). Même si les objectifs des anthropologues étaient en bien des manières différents de ceux des colons, le résultat pour les autochtones fut le même, une « vie faite de débris calcinés » [48] : après cette expédition, Berhard von Besser fut démis de ses fonctions, un scandale ayant révélé dans la presse allemande ses méthodes cruelles, notamment les massacres et ses méthodes consistant à affamer les populations locales.

Traces, lacunes et absences

Tout comme Bernhard von Besser, d’autres officiers de l’armée coloniale brillent par leur absence des registres d’acquisition du musée ethnographique de Berlin. Cela ne signifie pas pour autant qu’ils n’ont pas ordonné des pillages. Nous n’avons par exemple trouvé aucune trace de Christian von Krogh (1863-1924) dans les catalogues, bien que ce lieutenant ait dirigé plusieurs expéditions militaires entre 1905 et 1912. Nous supposions donc au début de nos recherches que Krogh était, certes, tout à fait capable de violences à l’instar de ses collègues et supérieurs, mais peut-être moins enclin au pillage. Notre hypothèse s’écroula lorsque son nom apparut dans la base de données que le musée Grassi de Leipzig (Grassi Museum für Völkerkunde) nous transmit. Dans les 7400 lignes composant cette feuille de calcul, une informe sur la présence d’une « couverture » dans les collections, un tissu provenant de la ville de Hina, au nord du Cameroun.

Cette pièce est attribuée à la fois au fameux marchand d’art hambourgeois Julius Konietzko (1886-1952), et à Christian von Krogh [49]. Cette double attribution, d’une rareté exemplaire parmi les milliers de notices muséales liées à Konietzko, correspond parfaitement avec une expédition menée par Krogh contre la ville de Hina-Mbanga en janvier 1908. Cet objet personnel dans la collection du musée Grassi (et probablement de nombreuses autres possessions camerounaises provenant de Konietzko) est donc directement associé à une action militaire, en dépit d’un processus d’acquisition sur le marché de l’art [50].

Dans un autre cas, une correspondance épistolaire entre l’ancien directeur du musée ethnographique de Hambourg et un officier colonial prouve que des traces menant à un contexte de pillage furent manifestement effacées. Karl Adametz (né en 1877), ancien chef de station à Bamenda, fournissait avec zèle le musée royal de Berlin pendant sa carrière coloniale. Son nom apparaît aussi bien dans les registres d’acquisition (cinq groupements entre 1907 et 1914 pour un total de 392 entrées d’inventaire) que dans l’exposition permanente sur le « Cameroun colonial » au Forum Humboldt. Le public peut y admirer des montants de porte massifs de la région du Grassland qui lui sont attribués. L’exposition informe qu’Adametz « a participé à une série d’expéditions punitives contre les chefs et les communautés africaines locales », reproduisant ainsi la rhétorique de propagande coloniale, une logique que l’archéologue Dan Hicks décode de la manière suivante : « L’on signale une prétendue offense ou un délit pour justifier l’ouverture d’une saison de chasse sans borne menée par la présumée victime, qui est en réalité l’agresseur [...]. L’idéologie du colonialisme militariste rend ainsi l’ennemi responsable des crimes de guerre de l’empire. » [51]

Eva Künkler partage son avis selon lequel ces campagnes constituaient un « véritable instrument de domination coloniale », plutôt que des représailles adaptées au contexte telles que le discours colonial les présentait. Elle constate que ces expéditions « étaient généralement commanditées par les chefs de district ou de station travaillant dans ce que l’on appelait l’arrière-pays, souvent sans autorisation formelle et pour des motifs mineurs » [52], analyse étayée par notre lecture et étude de plus de 250 rapports publiés dans le Deutsches Kolonialblatt et plus de 400 rapports confidentiels conservés aux archives nationales.

Dans ce corpus, les justifications de ces mesures dites « punitives » sont variées, mais leur schéma se répète. La plupart d’entre elles sont liées à un manque de reconnaissance symbolique ou politique de subordination au régime colonial. Les officiers qualifient maintes fois les communautés de « rebelles » « insubordonnées », « insurgées », « récalcitrantes », décrivent leur refus d’obéir aux ordres, de hisser le drapeau de l’empire allemand ou d’envoyer des délégations pour des négociations diplomatiques, pourparlers qui ostensiblement se voulaient asymétriques. Un autre motif avancé régulièrement fut le vol de marchandises ou l’atteinte portée aux caravanes. La propagande coloniale fournit également des rapports souvent très vagues sur le trouble à l’ordre des activités commerciales. Les homicides de fonctionnaires coloniaux, tels que des missionnaires, des commerçants ou des administrateurs, très présents dans l’imaginaire colonial et la psyché paranoïaque des Blancs, étaient en fait des motifs bien plus rares. Par ailleurs, le trafic d’esclaves, délit grave et fréquemment mentionné par les révisionnistes cherchant à réhabiliter les officiers coloniaux ou pardonner les exactions passées, était une raison encore moins fréquente pour légitimer les campagnes militaires allemandes au Cameroun. Enfin, un tout petit nombre de rapports accuse des communautés de ne pas avoir payé l’impôt colonial.

Revenons à Adametz, qui participa à pas moins de sept assauts dans un rayon de 100 km autour de Bamenda. Contrairement à son omniprésence dans les registres de Berlin, il est absent des inventaires des musées de Leipzig, Stuttgart, Francfort, Brême, Munich, Cologne et Hambourg. À l’instar de l’apparition fugace de Christian von Krogh à Leipzig, son nom apparaît toutefois dans les archives du musée Rothenbaum cultures et arts du monde de Hambourg (MARKK). Le directeur du musée ethnographique de l’époque, Georg Thilenius (1868-1937), s’adressa à lui en 1929 pour lui poser une question :

J’ai acheté sur le marché de l’art un jeu de flûtes de Pan. [...] D’après notre fournisseur, ce jeu fut spécialement fabriqué par un souverain de Bagam à l’occasion de votre arrivée dans cette ville. [...] Il serait donc particulièrement intéressant pour moi d’obtenir des précisions sur le déroulement de votre entrée à Bagam, en particulier sur la réception donnée par le souverain. » [53]

Ce à quoi Adametz répondit :

En réponse à votre lettre du 20 septembre, croyez-moi, je ne me souviens plus de l’occasion exacte lors de laquelle le souverain de Bagam m’accueillit avec des flûtes de Pan. Il est probable que ce fut lors de l’intronisation du jeune Fo Tetang, un jeune homme talentueux et acquis à la cause allemande après que j’eusse destitué son prédécesseur et oncle (en 1911 ou 1912) à la suite de son opposition notoire à notre gouvernement et de sa cruauté. » [54]

Preuve une fois de plus que l’invisibilité des officiers dans les inventaires ne signifie pas pour autant que leur butin n’ait pas atterri dans les dépôts muséaux par des voies détournées. Ce document montre également à quel point l’acquisition du patrimoine culturel africain s’inscrit dans une violence à la fois physique et épistémique : physique car il eût fallu la destitution brutale d’un souverain pour que ces instruments soient fabriqués et atterrissent entre les mains de l’officier, et épistémique car l’utilisation du terme « flûte de Pan » remplaça le nom de ces instruments en langue mengaka. En outre, ces flûtes n’étaient pas destinées à être placées sur des étagères ou dans des vitrines. En effaçant non seulement les savoirs mais aussi les pratiques culturelles qui firent de ces instrument un agent relationnel social, la taxinomie de Thilenius et son héritage ont pendant des décennies réduit au silence une tradition musicale camerounaise.

Outre la confiscation de biens culturels au Cameroun, Adametz fut également praticien de collecte et prélèvement de spécimens zoologiques, non dénués de violence envers la faune. En cherchant à cartographier ses collections dans les institutions culturelles allemandes, nous nous sommes penchés sur les archives du musée d’histoire naturelle de Berlin [55]. Une liste et une lettre indiquent en effet qu’Adametz offrit au musée des restes d’antilopes, de suricates, de hyènes, d’hippopotames, de chimpanzés, de gorilles et de babouins que le « chasseur » autoproclamé avait tués et dépecés. Il proposait également un squelette entier d’« Homo sapiens » et le crâne d’un être humain, sans donner d’indications sur l’origine de ces restes. Dans sa lettre d’août 1908, Adametz précisa que « pour cause d’un séjour imprévu et prolongé au protectorat, il ne put rapporter [le colis susmentionné] que lors de son retour en Allemagne ». Malheureusement pour lui, les « conditions politiques » entravaient son « activité de collecte » dans la région de Bascho [56].

En effet, de mars à juin 1908, Adametz avait dirigé avec Harry Puder (1862-1933) une expédition militaire contre plusieurs localités proches de la frontière nigériane. Selon les rapports, les troupes tuèrent 491 personnes, dont deux chefs [57], et firent 84 prisonniers. Outre les massacres et les pillages, la « collecte » zoologique faisait donc partie de sa routine en tant que chef de station.

En ce qui concerne les mécanismes et les différentes formes « d’extraction », il convient de mentionner que les colons imposaient des taxes répressives payées en défenses d’éléphants ou en livraison de caoutchouc, qu’ils réduisaient temporairement les hommes des peuples soumis par la force en esclavage en les forçant à l’exil pour exécuter des travaux forcés, qu’ils autorisaient les viols et autres types de violences genrées envers les femmes indigènes, et que certains colons y participaient probablement [58]. Alors qu’il menait une campagne militaire dans la région située entre le fleuve Nyong et la ville de Bertoua, le major Hans Dominik admit en 1910 que lui et le capitaine Marschner avaient convaincu des mercenaires qui « ne voulaient pas mettre leur vie en jeu » à se rallier aux troupes coloniales en leur assurant que, sous leur commandement, ils seraient autorisés à violer des femmes en toute impunité. Dans ce contexte, Dominik écrit sans vergogne :

Je prie respectueusement le gouvernement impérial de me permettre d’attirer son attention sur le fait qu’en tant qu’officier j’ai pleine conscience du fait que je suis responsable des ordres que je donne et que, d’autre part, en tant qu’homme, je ne pris dans cette campagne que des décisions que je puisse assumer. Quoi qu’il en soit, au-delà du verdict qu’une cour martiale pourrait éventuellement requérir envers moi, je voudrais également convaincre mon autorité supérieure que j’ai agi en pleine conscience et correctement en recrutant des troupes auxiliaires et en leur laissant un certain nombre de femmes prisonnières comme butin. » [59]

Outre les violences racistes, genrées, et le pillage, le capital généré par cette plus-value sur l’héritage culturel local servait à une exploitation encore plus durable des ressources du Cameroun. Adametz utilisait en effet le remboursement par le musée des frais de transport de ses butins pour accroître le financement de la Compagnie du caoutchouc du Cameroun, une société anonyme fondée en 1905 avec un capital de plusieurs millions de marks pour développer les plantations d’hévéas au Cameroun allemand [60]. Seule une étude intersectionnelle et politico-économique de la pensée raciste, androcentrique et anthropocentrique et de sa manifestation en tant que violence physique, commerciale et épistémique peut mettre en lumière les enchevêtrements interdisciplinaires et transnationaux de la déshumanisation et de l’exploitation coloniale.

Les deux cas de Krogh et d’Adametz témoignent de l’ampleur effarante des butins de guerre, puisqu’en parallèle au transfert du militaire vers les musées, certaines prises passèrent entre les mains de marchands d’art avant de rejoindre les collections muséales. En effet, nous remarquons que, pour une large majorité de biens qu’ils vendirent aux insitutions culturelles, Julius Konietzko et Johann Friedrich Gustav Umlauff (1833-1889) se gardèrent de donner les noms des dizaines de pilleurs qui leurs fournirent ces pièces dans leurs registres d’achat. Ainsi, si une recherche en provenance soigneusement menée peut certes contribuer à une meilleure compréhension de la période coloniale allemande au Cameroun et servir de base à d’éventuelles restitutions, les aboutissants de ce genre de recherche sont limités. D’une part, les transports directs de l’armée coloniale vers les dépôts des musées sont faciles à reconstituer, de sorte que l’on peut retracer sans grand effort le trajet de certains butins, et donc les identifier en tant que collections mal acquises et potentiellement soumises à un processus de restitution.

D’autre part, le manque de transparence au sein du marché de l’art aux alentours du début du XX siècle a contribué à rendre les contextes de pillage d’une grande partie des collections muséales acquises par le biais de commerçants privés invisibles, commerçants que l’on devrait peut-être aujourd’hui plutôt décrire comme « trafiquants ». Ces exemples révélateurs supportent donc l’argument émis par certaines historiennes en faveur d’une reconnaissance juridique de la période coloniale comme régime injuste [61], ce que l’Allemagne fait déjà dans le cas du régime nazi. Dans ce sens, tous les agentes du régime colonial impliquées dans le dispositif de pillage du patrimoine culturel local seraient donc reconnues par la loi comme ayant été des propriétaires illégitimes, ce qui faciliterait la restitution de ce patrimoine mal acquis.

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Mentions des pièces manquantes au début d’un dossier d’archives sur l’acquisition de biens cultures africains
Archives des musées publics de Berlin.
SMB-ZA, I/MV 727.

Enfin, dans cette critique nuancée des possibilités qu’offre la recherche en provenance sur des collections coloniales, il ne faudrait pas oublier un autre type d’absence dans les collections : la disparition pure et simple de documents d’archive. Début 1902, le capitaine Hans Glauning envoya à Berlin pas moins de 80 objets camerounais, dont un carquois provenant du palais royal de Ngaoundéré [62], des sculptures de la région de la Cross River [63], des restes ancestraux des populations Banyang et de Bali [64]. Une lettre et une liste descriptive accompagnaient probablement cette cargaison. Aujourd’hui, elles font partie des « dossiers manquants » du musée [65] (voir image ci-contre). De telles disparitions sont parfois le produit de circonstances involontaires, comme par exemple l’embrasement d’une majeure partie de la collection photographique du musée ethnographique de Berlin pendant la Seconde Guerre mondiale. D’autres fois, elles sont le résultat d’un retrait volontaire ou d’une destruction intentionnelle de documents relatifs à certaines collections, elles-mêmes léguées ou tout simplement éliminées pour une raison quelconque [66].

Exemples frappants liés aux prises de guerre au Togo allemand : deux dossiers clés manquent à l’appel, l’un concernant une collection de plus d’un millier de biens culturels de la région du nord du Togo et de l’est du Ghana, pillés par le fonctionnaire colonial Friedrich Rigler (1864-1930) entre 1898 et 190 [67], tandis que le second aurait renseigné sur l’acquisition par l’administrateur colonial Hermann Kersting (1863-1937) de pas moins de 45 crânes d’ancêtres de la région de Kara et de Bassar [68]. Ces pertes sont impardonnables puisqu’elles ont pour conséquence une méconnaissance des conditions d’acquisition de ces biens culturels et des dépouilles de ces personnes. Une reconstitution de leur histoire ne peut donc qu’être partielle. Seule une recherche menée par des universitaires ou acteurs et actrices culturelles togolaises et ghanéennes sur l’histoire orale et la mémoire de ces pillages pourrait nous éclairer sur ces collections. Cela passe néanmoins par une ouverture réelle des dépôts et un gage d’accès aux collections.

Démanteler le « monument aux troupes » pour appeler à une résistance « bruyante et sale »

Le fait de s’appuyer exclusivement sur les archives coloniales pour raconter cette histoire est un choix problématique. Comme l’a fait valoir Ann Laura Stoler, ces archives sont en effet des « tours de passe-passe rhétoriques qui permirent de gommer les processus de soumission, de classifier des infractions mineures comme contestations politiques ou tout simplement d’effacer les populations colonisées » [69]. Il n’y a donc que peu d’espoir de trouver dans les récits impériaux les voix et perspectives des résistantes anticoloniales [70].

Et pourtant, certaines acteurs et actrices allemandes, rouages dans ce système de pillage, avouèrent que ceux et celles qui deviendrons par la suite les peuples du Cameroun avaient résisté à l’appropriation de leur héritage culturel. La fameuse entreprise familiale Umlauff (plus de mille entrées dans la base de données du musée ethnographique de Berlin et plus d’une centaine d’entrées dans celle du British Museum lui sont attribuées), fondée par l’un des marchands d’art et de collections ethnographiques les plus connus en Europe continentale à la fin du XIXe siècle, démarcha les musées européens et nord-américains en 1914 pour vendre une partie de sa collection provenant du Cameroun, y compris des pièces qu’elle avait achetées à celui que l’on appelle communémment « Le Boucher du Cameroun », Hans Dominik. Dans une annexe accompagnant son catalogue, Umlauff écrivit :

Si l’on considère l’abondance d’idoles, de masques, de sculptures, de tambours, d’armes, d’ustensiles domestiques, etc., l’on pourrait bien être amené à croire que ces choses sont faciles à obtenir ou que l’on peut se les procurer sans difficulté. En réalité, la situation est tout autre. Le transport de pièces aussi massives [...] s’avère très ardu et extrêmement coûteux. De plus, les [Africains] sont très attachés à leurs affaires, en particulier aux pièces antiques de l’héritage familial. En temps normal, il est pratiquement impossible les convaincre à s’en séparer, encore moins de céder des masques et des fétiches anciens. Même dans le cas d’objets de la vie courante, il faut marchander pendant longtemps, qui plus est pour les obtenir en échange d’importantes contreparties. Les conditions sont bien plus favorables en temps de guerre ou lors de grandes expéditions, puisque le déploiement de la force permet d’exercer une certaine pression. » [71].

Ce passage témoigne non seulement du mode opérateur préféré des trafiquants de p/matrimoine culturel, à savoir la violence et le pillage, mais reconnaît aussi une résistance active de la part des propriétaires de ce p/matrimoine bien décidées à ne pas abandonner les symboles de leur identité culturelle pour trois sous. Cet aveu relativise aussi le constat de l’historien Götz Aly selon lequel les collectionneurs européens et les « exterminateurs » coloniaux « n’étaient pas tourmentés par un quelconque remords » : « Au contraire », décrit-il, « c’est avec fierté, avec la conviction d’avoir agi correctement et avec droiture que ces hommes narraient leurs méfaits dans les revues coloniales, les récits de voyage et leurs mémoires ». Les correspondances à caractère privé comme celle-ci nous montrent que, en fait, ces acteurs coloniaux savaient à qui appartenaient ces biens et, de surcroît, étaient bel et bien conscients de leur pratique malhonnête d’appropriation forcée, les biens personnels leur étant légués sous « pression » et non de manière volontaire. Ces éléments soulignent par ailleurs que l’appel de Götz Aly à considérer les collections ethnographiques non pas comme un « monument aux troupes », mais comme un « monument de la honte » est effectivement approprié [72].

Il n’empêche que les études critiques sur les musées ethno-coloniaux, y compris la nôtre, contribuent à redonner à ces institutions une attention accrue et les remettre au centre des débats (inter)culturels, ce qui par là même leur confère une nouvelle légitimité dans la réécriture de l’histoire coloniale. Ce « dilemme » dans lequel toute voix critique se retrouve coincée, comme l’anthropologue Wayne Modest le décrit [73], illustre le malaise dans les milieux favorables aux théories décoloniales qui supportent un déboulonnage des monuments du potentat comme les bâtiments impériaux qui abritent certaines de ces collections – à Berlin, à Londres ou à Tervuren – plutôt qu’une réforme de ces institutions protocoloniales. Les études critiques sur les fonds et les archives coloniales ont tendance sans le vouloir à recentrer les récits coloniaux émanant de ces documents, ce qui replace le musée comme un lieu de savoir indispensable à l’étude de l’histoire coloniale.

Même si, en Allemagne, les militantes et artistes, critiques invétérés des institutions culturelles, ont plaidé pour une telle remise en cause [74], cette « introspection » observée chez les musées est devenue un genre de « stratégie » pour gérer la crise [75]. C’est en effet en répondant à ces critiques que les pouvoirs publics ont justifié un soutien financier considérable à la recherche en provenance sans vraiment considérer si cette recherche doit bien être du ressort des employées au musée, ou s’il serait plus intéressant de faciliter le financement de chercheurs et chercheuses dans les universités africaines. Ceci fut l’une des préoccupations de l’ancienne directrice du musée Weltkulturen de Francfort sur le Main, Clémentine Deliss, qui considère que l’introspection anthropologique ne doit être qu’une première étape, comme le lui recommandait l’auteur sénégalais Issa Samb :

C’est en critiquant le parti pris [anthropologique] que l’on commence son travail. [...] C’est le seul moyen pour que tous ces objets dépassent leur statut esthétique et retrouvent leur dimension humaine. Vous serez en mesure de socialiser chaque objet que vous trouverez, et c’est ainsi que vous leur donnerez vie. » [76]

Deliss se demande :

Comment pourrait-on replacer les collections dans le cadre d’un débat intersectionnel, alors que l’espace du musée lui-même émane d’une architecture de l’époque coloniale ? » [77]

Quelques pages plus loin, elle s’attaque à la discipline scientifique choisie pour cette introspection :

L’ironie, c’est que ce nouvel élan dans le secteur culturel nous ramène aux origines des musées pour reconstituer les informations manquantes, omises au moment de l’acquisition. Tout cela se fait sous couvert de biographies d’objets et de recherche de provenance. Il existe de nombreux arguments pour et contre la restitution, mais au moment où ces initiatives font débat, il serait bon de retravailler la manière dont l’on traite ces immenses collections conservées dans les voûtes des musées européens. Que constituent ces séries ethnographiques au 21e siècle ? Quelles sont celles qui restent dans l’invisibilité ? Que signifie dans la pratique un processus décolonial ? » [78]

Felix von Luschan était bien conscient que ses lettres et ses esquisses seraient conservées dans les archives du musée à Berlin, bien que l’accès fût à l’époque barré au grand public. Cela explique son avertissement entre parenthèses : « secret-défense !! ». Récemment, le musée ethnographique de Berlin a mis en ligne une partie de ses archives. Grâce à près d’un siècle de contestation et de travail inlassable de la part de scientifiques engagées, d’artistes et de militantes africaines et afro-descendantes, l’histoire de l’appropriation violente de pièces uniques du patrimoine culturel africain est de plus en plus reconnue et enfin prise en main au travers d’actions concrètes de restitution, mais aussi de travaux et de dialogues transnationaux. Mais cet effort critique envers l’histoire coloniale peut-il proposer des narratifs alternatifs aux archives, voire des contre-récits centrés sur l’histoire de la résistance ? Dans son étude de la chair, concept émis par les théories féministes noires, Alexander Weheliye rappelle que les systèmes racistes « ne peuvent jamais effacer les lignes de fuite, les rêves de liberté, les pratiques de libération et les possibilités d’autres mondes » [79].

En tant qu’historien des musées, je ne peux prétendre pouvoir générer un récit afro-futuriste ou une histoire de libération, mais je suis capable de réfléchir à des « lignes de fuite » possibles. Mes recherches m’ont par exemple conduit vers un espace en ligne qui m’amena à une lecture multidirectionelle des enchevêtrements de l’histoire et de l’héritage colonial aujourd’hui, ce que le philosophe Michael Rothberg et l’artiste et universitaire Ariella Aïsha Azoulay préconisent dans le cadre d’une mémoire de la violence impérialiste [80]. En me renseignant sur l’histoire du peuple appelé Bakoko, j’ai découvert un morceau de musique du même nom, composé par le groupe Bantou Mentale.

Scannez le code QR ou cliquez ici et écoutez ce morceau, tout en lisant la manière dont le groupe décrit lui-même la politique de sa musique :

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« Bakoko » par le groupe Bantou Mentale

Vous êtes dans un club parisien - le « Djakarta » peut-être, le « Mbuta Lombi » ou le « Lossi Ya Zaza ». Pas seulement quelque part à Paris, mais dans le petit village africain qu’ils appellent Château Rouge. Là où l’ambiance est rude et fébrile. Dans le dixième arrondissement. J’ai presque l’impression d’être de retour à Matongé, ou dans le centre-ville de Kinshasa, ou au Grand Marché, au centre de la ville. Tu te sens chez toi. Dehors il fait un froid glacial : justement, tu es en Europe. Des flics avec des gaz lacrymogènes à la ceinture rôdent et harcèlent les commerçants illégaux, les petits enfants shégués des rues qui traînent à l’entrée du métro et font de la pub pour des magasins de perruques et des salons de manucure, ou qui essaient parfois de te vendre des cartes téléphoniques bon marché pour que tu puisses appeler la maison et dire à papa et maman que tu vas bien, que tu es encore en vie, que tu « t’amuses ». Les flics demandent aux jeunes Noirs leurs papiers. Mais tu n’en as pas. Quelle galère quand la chance se fait la malle. Une vie comme ça, c’est sans filet de sécurité. La musique monte en puissance, bruyante et sale. » [81]

Ce texte commença avec un tambour Bakoko que personne n’a touché pendant plus d’un siècle, un instrument rendu muet. Il fut probablement volé par Max von Stetten, Hans Dominik ou Ludwig von Stein zu Lausnitz. Mais qu’importe ? Ce qui comptait avant son enlèvement, avant qu’il ne soit réduit au silence, c’était le son qui sortait du tambour, le rythme. Les discours des souverains bakoko Musinga, Nsonge, Nduniebayang, Madimanjob, Etutegase et Etangambele ne furent pas enregistrés dans dans les archives, mais la peau du tambour les a sûrement transmis, juste avant que leur royaume ne soit réduit en cendres. Le tambour connaissait la tonalité, la langue, les appels-réponses. Ce qui compte aujourd’hui, c’est le fait qu’il soit resté longtemps, trop longtemps, conservé intact, donc jamais frappé, en Allemagne, tandis que certaines descendantes des peuples colonisés frappent aux portes de l’Europe, cette forteresse aux murs de barbelés, et, lorsqu’iels parviennent à y rentrer, sont contraintes de mener une « vie comme ça, sans filet de sécurité ». La mise en lumière de ces archives violentes et de ces pièces à conviction rendues muettes se termine donc par cet appel inspiré par Bantou Mentale, un appel contre la monumentalisation du patrimoine, contre le mutisme de ces possessions, un appel pour un avenir « bruyant et sale » pour ces sujets de l’histoire.

↬ Yann LeGall

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