Présence invisible en Allemagne
d’un patrimoine absent du Cameroun

13 janvier 2024

 

« Provenances inversées ». C’est le titre d’une grande enquête collective (menée conjointement par l’université de Dschang et l’université Technique de Berlin entre 2020 et 2023) sur la situation et l’état du patrimoine camerounais pillé pendant la période coloniale, lequel se trouve aujourd’hui en grande partie dans les musées allemands.

Voici la synthèse des premiers résultats de cette enquête, où sont abordées les méthodes employées pour explorer l’état de ce patrimoine dans les musées, ainsi que les difficultés et les questionnements épistémologiques et terminologiques que soulèvent l’exploration d’un sujet aussi sensible, dans une approche résolument « décoloniale » et « radicale » (c’est à dire soucieuse d’éclairer des faits longtemps restés invisibles, notamment par leur traduction en cartes), mais aussi profondément « amicale », ce travail collectif marquant un premier pas vers la nouvelle éthique relationnelle induite par la réflexion sur la restitution de patrimoines aliénés.

par Bénédicte Savoy

Professeure d’histoire de l’art, Université technique de Berlin (Allemagne), Technische Universität Berlin (TU)

et Albert Gouaffo

Professeur d’études germaniques, Université de Dchang (Cameroun)

Tous les éléments et résultats de cette enquête sont disponibles en ligne :
 Inventaires et données de recherche.
 Le livre issu de cette enquête a été publié en juin 2023, il est disponible en papier, mais il est aussi téléchargeable en pdf en accès libre : Atlas der Abwesenheit. Kameruns Kulturerbe in Deutschland (Atlas de l’absence. Le patrimoine culturel du Cameroun en Allemagne).

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Une longue enquête

Plus de 40 000 objets du Cameroun sont aujourd’hui conservés dans les musées publics de la République fédérale d’Allemagne. C’est considérable. À titre de comparaison, l’ensemble des collections africaines de l’un des plus riches musées ethnographiques au monde, le musée du Quai Branly - Jacques Chirac à Paris, compte 69 000 numéros d’inventaire pour l’ensemble des pays d’Afrique au sud du Sahara. Il se situe ainsi au niveau du British Museum (69 000) ou de l’Ethnologisches Museum de Berlin (75 000) ; les collections africaines de ces trois institutions sont inextricablement liées à l’histoire coloniale de l’Europe.

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Objets en provenance de Cameroun
dans les collections des
musées publics allemands.
Cartographie :
Philippe Rekacewicz, 2023.

Contrairement à la France centralisée, où de telles collections se concentrent surtout dans la capitale, les collections africaines en Allemagne sont réparties sur une multitude d’institutions dans tout le pays. Pour ne citer que trois exemples, rien qu’à Stuttgart la collection « camerounaise » du Linden Museum compte plus de 8 000 objets ; il y en a un peu plus de 5 000 à Berlin et autant à Leipzig. [1]

Là aussi, une comparaison est éclairante : dans les capitales des anciens empires britannique et français, le Cameroun est beaucoup moins bien représenté qu’en Allemagne : à Paris, le Musée du Quai Branly répertorie environ 7 840 objets sous la mention « Cameroun » ; à Londres, le British Museum en compte « seulement » 1 468 selon un recensement récent [2]. Pourtant le Royaume-Uni et la France ont occupé le Cameroun bien plus longtemps (1919/20-1960) que l’Empire allemand (1884-1916/1919). De fait, aucun État au monde ne détient aujourd’hui plus d’objets camerounais dans ses musées publics que la République fédérale d’Allemagne – c’est l’un des résultats les plus stupéfiants de l’enquête collective menée par notre équipe de l’Université de Dschang et de l’Université Technique de Berlin entre 2020 et 2023, en partenariat avec le géographe et cartographe Philippe Rekacewicz, sous le titre « Provenances inversées ».

Ce texte résume à grand traits les conclusions de l’enquête et les méthodes employées pour y parvenir. Elles sont accessibles in extenso dans l’Atlas der Abwesenheit (Atlas de l’Absence), présenté au public en juin 2023 et disponible en ligne et sous forme de livre richement illustré. [3]

L’immense quantité d’objets du Cameroun conservée aujourd’hui dans les musées publics allemands n’est pas seulement la plus vaste au monde - ni en Europe, ni en Asie, ni aux États-Unis, et encore moins en Afrique ou au Cameroun, on ne trouve de collections aussi importantes dans le domaine public.

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Le patrimoine camerounais dans les musées et les collections publiques
Carte : Philippe Rekacewicz

Elle est aussi, du point de vue qualitatif, la plus ancienne et la plus variée au monde puisque dès les premiers mois de l’intrusion coloniale allemande en 1884, sur tout le territoire envahi, puis occupé par les troupes allemandes, des objets de pouvoir passés de génération en génération (trônes, pipes, effets personnels), des éléments d’architecture de palais royaux, des textiles, des armes, des bijoux, des instruments de communication existant souvent depuis plusieurs décennies dans leur contexte d’origine en ont été systématiquement extraits, transportés et « mis en musée » dans l’Empire allemand. Lorsque la France et la Grande-Bretagne prennent à leur tour possession du Cameroun, après la Première Guerre mondiale, leurs ethnologues et collectionneurs n’ont quasiment plus accès à ce type de pièces très anciennes ; en outre l’emprise territoriale de ces deux empires au Cameroun est moindre que celle de l’Empire allemand au moment de sa plus grande extension.

Présence et absence

L’hypothèse initiale de notre enquête était la suivante : il existe dans l’Allemagne contemporaine un « Cameroun fantôme » - pour reprendre le titre du célèbre ouvrage anti-colonial de Michel Leiris, L’Afrique fantôme (1934) ; D’abord un fantôme « allemand » dont l’ombre s’étend aujourd’hui jusqu’au Cameroun. Fantôme allemand, en effet, car les collections prises au Cameroun, bien que très nombreuses et réparties sur tout le territoire

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À combien de kilomètres se trouve l’objet camerounais le plus proche de mon domicile ?
Cartographie de Philippe Rekacewicz, 2023.

sont dans leur grande majorité invisibles et inconnues de la population locale. Et ensuite une ombre de ce fantôme au Cameroun, où le manque d’informations sur ces milliers d’objets anciens conservés loin du pays, ainsi que des formes d’amnésie et d’aphasie coloniale, ont fait oublier jusqu’à leur perte [4]. Second volet de la même hypothèse : malgré leur présence invisible (en Allemagne) et leur absence oubliée (au Cameroun), ces collections agissent ou continuent d’agir sur les sociétés qui les gardent ou les ont perdues, comme le font aussi, en Belgique, les près de 180 000 objets tirés du Congo à l’époque coloniale et accumulés aujourd’hui au musée de Tervuren près de Bruxelles, où ils suscitent un malaise toujours plus explicite [5].

L’objectif de l’enquête fut donc d’identifier, d’analyser et de publier les sources (généralement allemandes) coloniales et muséales inédites permettant de confirmer cette présence massive. Et parallèlement d’aller à la rencontre, au Cameroun, des communautés privées de pièces matérielles importantes de leurs cultures respectives et de cerner, autant que faire se peut, les effets produits par cette absence patrimoniale prolongée. De manière significative, ni les membres du groupe de recherche, ni les conservateurs et conservatrices de musées allemands, ni les représentantes du monde politique camerounais ne se doutaient, il y a encore quelques années, de l’immensité du patrimoine culturel camerounais présent dans les musées ethnographiques allemands ; non plus que, en même temps, de la profonde méconnaissance de ce patrimoine, tant au Cameroun qu’en Allemagne. [6]

Transparence

Tout un faisceau de raisons expliquent cette méconnaissance. Parmi elles : les efforts conjugués des musées allemands, au lendemain des Indépendances des pays africains – qui correspondent en Allemagne aux années de guerre froide, dans un pays divisé entre une partie occidentale « libérale » (RFA) et une partie orientale « socialiste » (RDA) – pour ne pas faire connaître, ne pas publier, ne pas rendre visibles les collections ethnographiques, en particulier africaines. En RFA, les documents historiques qui prouvent cette stratégie d’intransparence sont nombreux. Il s’agissait à l’époque de contrer les demandes de restitution patrimoniale qui émergèrent dès les années 1960 : depuis plusieurs pays d’Afrique (Congo/Zaïre et Nigeria en tête), mais aussi d’autres régions du monde comme le Sri Lanka. Tous pays très soucieux, après leur indépendance, de recouvrer une partie de leurs richesses patrimoniales dispersées dans les collections occidentales.

Dans un document classé secret de l’été 1978, les musées allemands de RFA avaient pour mot d’ordre de « ne pas publier de listes d’objets », comme leur demandait alors l’UNESCO, car cela « pourrait éveiller des convoitises » [de la part des pays spoliés] [7]. Cette forme de cynisme institutionnel perdura pendant plusieurs décennies et a laissé d’importantes séquelles jusqu’à l’heure actuelle : aujourd’hui encore, les musées ethnographiques allemands, même lorsqu’ils appartiennent au domaine public, n’ont pas d’obligation de publier leurs collections, et la plupart ne disposent que de catalogues en ligne très sommaires, ne mentionnant qu’une infime partie des collections dites ethnographiques, camerounaises en l’occurrence.

C’est ainsi qu’il a fallu à l’équipe de recherche commune aux universités de Dschang et de Berlin plusieurs mois de patience et de demandes réitérées pour obtenir des musées leurs listes internes mentionnant les objets répertoriés sous la dénomination « Cameroun ». Cette intransparence explique aussi que les musées possesseurs d’ensembles d’objets pris au Cameroun ignoraient tout de la nature et de la taille des collections de leurs voisins. Au total, notre recherche a obtenu les listes « camerounaises » de 45 musées publics allemands.

Pendant le déroulement des recherches, les réticences des musées à nous transmettre leurs listes se sont atténuées, en particulier lorsque le gouvernement allemand, sous la pression de l’opinion publique et des autorités du Nigeria, s’est résolu en 2022 à restituer à ce dernier les bronzes dits « du Bénin » (Benin-Bronzen), pillés par les britanniques à Benin City en 1897 et présents par centaines dans les musées allemands. Après un demi-siècle de refus des demandes du Nigeria et de déni des crimes coloniaux liés à la constitution des collections allemandes, ce revirement politique a poussé les musées à coopérer avec des chercheures externes à leurs institutions, à l’instar du groupe que nous formions entre Dschang et Berlin.

Au fur et à mesure de notre enquête, le travail sur et avec les musées, indispensable pour notre recherche, est devenu de plus en plus facile et évident, parfois même amical. Au lieu de vouloir « ne pas éveiller les convoitises », de nombreux musées allemands s’efforcent désormais d’encourager - ou du moins de ne plus empêcher - les efforts d’élucidation historique ; celle-ci peut mener, dans un premier temps, à la « restitution du savoir », indispensable à la formulation de réclamations informées de la part des pays victimes de spoliations (qui sans ce savoir ne peuvent identifier les pièces susceptibles d’être restituées).

À propos des « objets »

Il est question d’ « objets » depuis le début de ce texte. Pourtant, nos recherches nous en a convaincues : le terme est inapproprié et ne doit être utilisé que dans certains contextes très particuliers. D’abord parce qu’il désigne des biens culturels si variés que le terme générique d’ « objet » écrase la diversité des choses : éléments d’architecture monumentaux (portes et piliers de palais), mobilier, statues d’ancêtres, bijoux, instruments de communication, etc. Aucune de ces pièces, évidemment, n’a jamais été conçue pour être un objet de musée ni même de simple contemplation. La plupart de ces biens culturels ont été créés par des hommes et des femmes pour accompagner la vie sociale et individuelle de leurs communautés. Beaucoup d’entre eux sont dotés de forces singulières, d’histoires transgénérationnelles, d’un caractère, d’un pouvoir, certains même d’une volonté et d’une langue, ou pour le dire en anglais : ils ont une agency (une « agentivité »).

Or le terme « objet », étymologiquement, suppose une forme de passivité. Et, grammaticalement, l’objet est lié à un sujet qui agit sur lui. Or, dans le cas des pièces étudiées dans notre enquête, il arrive bien souvent que ce soient les « objets » qui agissent sur les « sujets », les font se comporter d’une façon ou d’une autre. Au fil de notre recherche, nous avons décidé, autant que possible, de remplacer le terme d’ « objet » soit par des dénominations précises ou des noms propres lorsqu’ils existaient (on pense par exemple au célèbre Mandu Yenu, le trône des Sultans des Bamoums), ou de limiter l’utilisation du terme « objet » aux contextes explicitement muséographiques, lorsque nous analysons, par exemple, leur « neutralisation », leur « esthétisation », leur « accumulation » dans des réserves ou des salles de musée. Nous avons discuté d’alternatives possibles pour le terme « objets » : « sujets » ou « entités » par exemple, tout en nous heurtant toujours à des limites épistémologiques largement discutées et prises en compte.

Corpus

Les 40 000 pièces provenant du Cameroun et conservées aujourd’hui dans les collections publiques allemandes forment un corpus tout à la fois considérable et dérisoire.

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Boîte contenant des enregistrements sonores, tels qu’ils sont aujourd’hui conservés au musée ethnographique de Berlin (Ethnologisches Museum). Ceux-ci, dont l’emballage porte le numéro 367, ont été réalisés en 1908 et 1909, notamment au Cameroun par Bernhard Ankermann, alors conservateur au musée ethnographique de Berlin (alors nommé Völkerkundemuseum). Les mentions portées sur la boîte signifient « Carton encore dépourvu de numéro » (Karton noch ohne Nummer) et « Le numéro ne correspond pas à la liste » (Nummer stimmt nicht mit Liste überein).
Berlin, Staatliche Museen zu Berlin (SMB-SPK), Inv. Nr.VII WS 2.
Photo : Lisa Koletzki.

Considérable, on l’a dit plus haut, parce qu’il représente le plus grand ensemble de pièces camerounaises au monde. Dérisoire, si l’on considère les centaines de milliers de photographies et de films documentaires, les centaines d’heures de voix ou d’instruments de musique enregistrés au Cameroun et archivés désormais dans les photothèques et autres fonds sonores et phonographiques des musées ethnographiques ; les collections des musées d’histoire naturelle ; les zoos et jardins botaniques, qui ont eux aussi des collections immenses d’« échantillons » biologiques et géologiques ainsi que des animaux ou leurs dépouilles ; les fonds des musées de préhistoire et de protohistoire, où sont rassemblées les pièces les plus anciennes. Ces ensembles, qui n’ont pas été pris en compte dans le cadre de notre enquête, qui s’est limitée aux collections de 45 musées ethnographiques n’ont du reste jamais été recensés ou catalogués systématiquement par les institutions qui les possèdent.

Notre enquête n’a pas inclus non plus les centaines, voire les milliers, de fragments d’êtres humains camerounais morts de mort naturelle ou violente au Cameroun vers 1900, ou exhumés par les forces allemandes pour être emportés en métropole à des fins « scientifiques » (toujours annoncées mais rarement effectives). Les ossements de ces personnes - des crânes, des dents, souvent isolés - ont été déposés par milliers dans les réserves de musées universitaires ou ethnographiques de l’Empire allemand, à côté de membres de personnes décédées dans d’autres régions du monde.

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De simples cartons qui contiennent la collection de crânes de Blumenbach
Source : Sensible Provenienzen – Die Spur der Gebeine, par Mareike Knoke, https://www.volkswagenstiftung.de, février 2023.
Photo : Université de Göttingen.

Dans de nombreux cas, il est aujourd’hui difficile de mettre un nom de personne ou de lieu d’origine sur ces ossements déshumanisés. Ces personnes ou ancêtres anonymes, négligemment qualifiés dans les langues européennes de « restes humains » (human remains en anglais, menschliche Überreste en allemand), jouent aujourd’hui un rôle central dans la conscience collective au Cameroun. Ils sont pour beaucoup indissociables des autres éléments prélevés par les colons : animaux, plantes, voix, statues, éléments d’architecture, instruments de communication, etc. emportés hors du pays pendant la période coloniale allemande pour être muséalisés en Allemagne.

La séparation de principe que les sociétés occidentales opèrent depuis longtemps entre les êtres humains, les animaux, les « objets » et les « sujets », le « matériel » et l’« immatériel », apparaît, dès lors qu’on s’intéresse à ces questions, comme hautement construite et artificielle. Elle correspond à des systèmes de classement qui se sont progressivement imposés en Europe à partir d’environ 1750, au moment où se spécialisaient les disciplines académiques et se formaient les musées. Ces classements échouent à saisir les formes de relations qui caractérisent l’existence terrestre au Cameroun comme dans d’autres régions du monde. En focalisant notre enquête sur les seuls « objets » conservés dans les musées ethnographiques d’Allemagne, nous n’avons pas contribué à surmonter ces séparations et classifications intempestives et oppressantes. Il s’agissait pour nous, dans un tout premier temps, de rendre visible et, nous l’espérons, au moins utilisable, un corpus majeur dont tout le monde ignorait jusqu’alors l’existence sur le sol allemand, tant il est demeuré invisible et pratiquement inutilisé depuis son accumulation dans l’Empire allemand il y a plus de 100 ans [8].

Nouvelles frontières

Mais de quoi parlons-nous au juste, aujourd’hui, lorsque nous parlons de « Cameroun » et d’« Allemagne » ? Dans les deux cas, les frontières ont changé entre les années de la colonisation allemande et le début du XXIe siècle. Le pays africain de ce nom, d’où des acteurs allemands ont extrait des dizaines de milliers d’objets entre 1884 et 1919 dans des rapports de force asymétriques, ne correspond pas aux frontières actuelles du Cameroun (lire « Comment le ’Cameroons’ est devenu allemand » par Richard Tsogang Fossi). Certains objets attribués aujourd’hui au Cameroun dans les inventaires de musées proviennent de régions actuellement situées au Nigeria ou au Gabon, pays voisins. Inversement, certaines pièces marquées aujourd’hui « Gabon » ou « Nigeria » dans les bases de données des musées allemands ont en fait été prélevées autour de 1900 à l’intérieur des frontières de la « Kolonie Kamerun » — cela concerne par exemple d’innombrables objets de la culture Fang, à la frontière sud de l’ancienne colonie allemande.

Les quelques 40 000 numéros d’inventaire camerounais dans les musées publics allemands, que nous avons identifiés au terme d’un laborieux travail de reconstitution, sont uniquement ceux que les musées allemands répertorient sous la provenance Cameroun. Des recherches approfondies permettraient certainement de retrouver des centaines d’autres objets extraits de la région autour de 1900 et qui ne sont pas aujourd’hui associés à l’indication « Cameroun » dans les musées allemands.

Il faut aussi le rappeler avec insistance : les déplacements de frontières ne concernent pas uniquement le continent africain. La Bavière par exemple, la Prusse et l’Empire allemand, au profit desquels ces objets ont été si massivement soustraits, n’existent plus aujourd’hui dans les frontières de l’époque – ou, comme la Prusse, ils ont tout simplement cessé d’exister en 1945.

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L’Empire allemand entre 1871 et 1918 et le Cameroun allemand
au moment de sa plus grande extension (1916).
Cartographie : Philippe Rekacewicz, 2023.

Intertemporalité

Traduite littéralement, l’intertemporalité désigne le « temps entre » : entre un événement (par exemple le départ de biens culturels du lieu A vers un lieu B) et le moment où cet événement est thématisé (par exemple aujourd’hui). Au cours du siècle qui a suivi la « perte » du Cameroun par le Kaiserreich allemand, la France et le Royaume-Uni se sont partagé le territoire en adaptant ses frontières extérieures (1920 à 1960 environ). Ensuite, après avoir obtenu – au terme de violents combats de libération - son indépendance de la France (1960) et de la Grande-Bretagne (1961), le Cameroun s’est doté d’une constitution et d’une forme d’État indépendantes.

D’autres adaptations des frontières ont suivi, ainsi qu’un référendum en 1972, qui a débouché sur une nouvelle délimitation des frontières. Au cours de la même période, l’Empire allemand a perdu des territoires en Europe, à l’Ouest (Alsace-Lorraine) et à l’Est (sur le territoire de l’actuelle Pologne) ; il a été aboli en 1919 et remplacé par la République de Weimar, jusqu’à ce que le gouvernement nazi d’Adolf Hitler occupe de vastes territoires en Europe après 1933. Après la Seconde Guerre mondiale, en 1945, l’abolition de la Prusse a entraîné une redéfinition radicale des frontières européennes, marquée notamment par la partition de l’Allemagne (1949-1990), jusqu’à la réunification des deux États allemands, la RDA et la RFA, à la fin de la guerre froide.

Pour les objets camerounais emportés en Allemagne autour de 1900 dans ce qui était alors l’Empire allemand, l’histoire des changements de frontières en Europe est de toute première importance : elle explique que l’on trouve aujourd’hui à Strasbourg, en France, des fonds camerounais arrivés là à l’époque où l’Alsace et la Lorraine faisaient partie du Kaiserreich. De même sont conservées dans la Pologne actuelle, par exemple dans sa capitale Varsovie, des collections camerounaises intégrées vers 1900 dans les collections de l’université (alors prussienne) de Wrocław (alors Breslau), pour être ensuite centralisées dans la capitale polonaise dans les années 1950. Il en va de même pour les collections du musée municipal (autrefois prussien) de Szczecin (alors Stettin), rebaptisé Muzeum Pomorza Zachodniego (musée de Poméranie occidentale) après la Seconde Guerre mondiale, qui a dû céder une grande partie de sa collection historique africaine à Varsovie en 1951 [9].

Musées, violence, utilité : et maintenant ?

Notre enquête, après avoir constaté l’(invisible) ampleur des fonds camerounais présents en Allemagne, s’est attachée d’une part à traiter statistiquement et géographiquement cet ensemble, et s’est interrogée, d’autre part, sur son utilité actuelle sur le territoire de la République fédérale d’Allemagne. Elle a minutieusement mis en évidence l’intérêt majeur des inventaires de musées, en plus des pièces elles-mêmes, comme sources d’information privilégiée sur le patrimoine historique du Cameroun en général ; elle a aussi pointé le caractère hautement problématique de ces inventaires, truffés d’erreurs et d’approximations, qu’il convient donc de traiter avec une extrême prudence. La langue de ces inventaires a également fait l’objet d’un examen critique, mettant notamment en œuvre la méthodologie d’une « histoire inversée des collections », qui part moins des collections de certains musées (allemands) que de la constatation de l’absence de biens culturels tirés de presque toutes les régions du Cameroun.

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Nombre d’objets en provenance du Cameroun listés dans les inventaires des musées publics allemands
Source : Atlas der Abwesenheit. Kameruns Kulturerbe in Deutschland (Atlas de l’absence. Le patrimoine culturel du Cameroun en Allemagne), pp. 354-355.
Graphique : Mirjam Kroker et Dorothée Billard

À l’aide de sources historiques, de correspondances inédites, de rapports et de journaux intimes, les conditions concrètes de ce que les musées allemands appellent l’« acquisition » d’objets camerounais vers 1900 ont été mises en lumière : pillage, extorsion, ruse, corruption, mais aussi, plus rarement, achats. L’enquête s’est attachée particulièrement à éclairer les différents protagonistes du transfert : d’un côté missionnaires chrétiens et militaires de l’armée allemande [10], dite alors « troupe de protection » (Schutztruppe) ; de l’autre les sujets ou représentants des royaumes d’Afrique centrale, formés souvent plusieurs siècles avant l’arrivée des agresseurs allemands, avec leurs structures propres de pouvoir et de partage territorial.

Nous avons accordé une attention particulière aux acteurs et actrices anonymes qui, dans le Cameroun des années 1900, ont été utilisés de manière particulièrement insidieuse pour porter, sur leur têtes et leurs épaules, l’héritage culturel de leur pays jusqu’aux côtes, afin qu’il puisse être expédié de là vers l’Allemagne [11] L’histoire des « fonds camerounais » des musées allemands, c’est le deuxième constat qui ressort de l’analyse systématique du matériel de l’époque coloniale, abondamment présent dans différentes archives, est en effet indissociable d’une violence massive, symbolique et réelle, à l’encontre des hommes, des femmes, et parfois des enfants. Des recherches déjà engagées [12] permettront dans un futur proche de préciser la part de violence militaire et missionnaire effectivement et concrètement associée à tel ou tel « objet » camerounais dans les musées allemands.

Parmi les centaines d’acteurs (rarement des actrices) dont les noms apparaissent dans les archives, nous en avons sélectionné une trentaine (tant allemandes que camerounaises), qui ont fait l’objet d’une enquête biographique spécifique et détaillée. Notre équipe de recherche a en effet explicitement souhaité se distancer des représentations unilatérales (allemandes) des acteurs coloniaux, qui ne font souvent que répéter les sources coloniales, pour mettre en évidence les actes de résistance à l’occupation, et le lien que l’on peut établir aujourd’hui entre les descendants de certains souverains camerounais et les (leurs) collections conservées dans les musées publics allemands.

Nous avons pu constater une fois de plus l’étroite imbrication entre domination coloniale et histoire des musées. Le choix des personnes ne s’est pas fait en fonction de la quantité d’objets identifiés : il s’est plutôt agi, en sélectionnant des profils divers, de mettre en évidence les positions et les rôles historiques variés des uns et des autres dans le processus d’appropriation ou de vol. Ces notes biographiques sont complétées par une liste détaillée de centaines d’acteurs et actrices qui ont pu être identifiées par leur nom grâce aux inventaires des musées allemands ; cette liste est publiée ici pour la première fois avec des informations supplémentaires mises à jour dans le cadre du projet [13].

Outre les individus qui ont joué un rôle central dans le transfert du patrimoine camerounais vers l’Allemagne pendant la période coloniale allemande, notre enquête a mis en lumière des groupes d’objets particuliers, les « objets de pouvoir » par exemple (régalia, trônes, attributs royaux, armes, etc.), dont la forte présence en Allemagne s’explique directement par la confiscation du pouvoir des souverains traditionnels dans le Cameroun colonisé (lire « Des « objets de pouvoir » au Cameroun, dépouillés de leur pouvoir en Allemagne » par Mikaél Assilkinga) ; ou encore les « objets sacrés » (tels qu’ils étaient et sont parfois encore utilisés dans le cadre de funérailles ou d’actes religieux), qui n’ont pu entrer dans les collections publiques qu’en raison de la complicité entre les musées et les missions chrétiennes (lire « Au Cameroun, parler de l’Absence des objets volés par l’Allemagne » par Yrine Matchinda).

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Itinéraire du tambour à tête d’éléphant et de buffle de Banssa à Berlin, 1905-1907.
La carte montre la première étape de l’histoire de la « translocation ». Délocalisé pendant la Seconde Guerre mondiale, le tambour a été déplacé vers Leningrad en 1945 par l’Armée rouge, et restitué au musée de Leipzig (RDA) en 1977. Il fut finalement envoyé à Berlin
après la réunification, mais il manquait la tête de buffle.
Cartographie : Philippe Rekacewicz, 2023.

Une question s’est imposée face à la présence massive et maintenant centenaire d’objets camerounais en Allemagne :

— Quelle y a été et quelle y est aujourd’hui leur utilité ? Pour qui sont-ils là ? Quand et par qui ont-ils été remarqués, étudiés ? Avec quels objectifs et quels résultats ?

La réponse, il faut le dire d’emblée, est plus que décevante. Quelques rares objets ont été repérés ou dessinés par des artistes ; en revanche ils ont très peu fait l’objet de publications, et ont été très peu étudiés - contrairement aux bronzes dits « du Bénin » de l’actuel Nigeria, également entrés dans les musées allemands vers 1900 à la suite de pillages coloniaux britanniques, auxquels de nombreuses publications allemandes ont été consacrées dès leur arrivée. Bien que, depuis les années 1950, les « Arts du Cameroun », comme on a alors commencé à les nommer en Europe et aux États-Unis (The Arts of Cameroon en anglais), se soient imposés comme une catégorie artistique de toute première importance tant dans le monde des musées que sur le marché international, très peu de travaux, d’expositions ou de catalogues sont venus d’Allemagne. Pire : les seules œuvres « allemandes » du Cameroun devenues célèbres, véritables icônes de la création camerounaise, comme la figure lefem connue sous le nom de Reine Bangwa, sont des pièces vendues (!) par les musées de Berlin dans les années 1920, alors qu’ils souffraient du trop plein lié à l’accumulation coloniale.

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Le grand voyage de la Reine Bangwa
Source : Atlas der Abwesenheit. Kameruns Kulturerbe in Deutschland (Atlas de l’absence. Le patrimoine culturel du Cameroun en Allemagne), p. 254.
Cartographie : Philippe Rekacewicz.

Il est donc d’autant plus légitime de s’interroger sur l’avenir de ces objets, dont l’absence se fait sentir de manière toujours plus prononcée au Cameroun. Notre enquête, qui s’est largement appuyée pour cela sur le travail d’Yrine Matchinda, doctorante dans le cadre de notre projet, a prêté une attention particulière à la longue expérience de la perte et de la dépossession au Cameroun même. Mais, en Allemagne aussi, de plus en plus de voix s’élèvent, y compris et surtout dans une jeune génération d’intellectuelles (d’origine africaine ou non) : actifs et actives dans les médias sociaux et voyageant entre les continents, elles et ils veulent savoir la vérité sur la manière dont le patrimoine culturel camerounais est arrivé en Allemagne, et donner une utilité, une visibilité, un espace de résonance à ce patrimoine caché. Vouloir savoir et, avec ou sans colère, vouloir récupérer une partie de ce patrimoine : voilà l’une des conséquences naturelle et tardive, à peine connue du grand public, du transfert de dizaine de milliers d’objets du Cameroun dans les réserves des musées allemands.

Atlas

Notre équipe, dès les premiers moments de l’enquête, a tenu à rendre visible la présence (en Allemagne) et l’absence (au Cameroun) du patrimoine camerounais. Elle a souhaité s’appuyer pour cela sur un corpus de visualisation — cartes et graphiques — susceptibles d’offrir un accès immédiat à la distribution géographique et statistique du patrimoine culturel matériel du Cameroun sur le territoire de la République fédérale d’Allemagne, mais aussi bien au-delà. De rappeler en un regard les déplacements historiques de frontières ; de rendre perceptible la présence plus ou moins importante des régions camerounaises dans les musées allemands actuels - et aussi, à l’inverse, les grandes lacunes, voire les blessures patrimoniales que la politique de collection agressive des acteurs allemands autour de 1900 a laissées dans le paysage culturel du Cameroun. C’est Philippe Rekacewicz, en lien étroit avec le collectif, qui s’est attaché à penser la conception et la fabrication des représentations visuelles qui retracent la circulation des êtres humains et des choses, qui montrent la conjoncture de l’accumulation dans les différentes phases de la période coloniale et postcoloniale, qui rendent visibles les voies de transport et surtout, les actions militaires et l’origine des butins.

Dans l’esprit d’une « cartographie radicale » [14], les cartes réalisées pour l’Atlas de l’Absence corrigent d’une certaine manière, par leur style et leur propos, le modèle cartographique dominant du XXe siècle, intimement lié — en particulier pour le Cameroun et plus généralement pour le continent africain — au développement de la cartographie coloniale en tant qu’instrument de pouvoir. En ce sens, les cartes pensées ici donnent la possibilité de montrer des interprétations visuelles de sources difficiles à saisir par ailleurs. Elles aident à rendre visible l’invisible : par exemple l’absence d’objets culturels et de pratiques associées dans des régions entières du Cameroun.

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Itinéraires de transport, lieux de sortie et de conservation
des collections africaines du Museum für Völkerkunde de Berlin,1938-1992.
La plus grande partie des collections transférées du Cameroun à Berlin pendant la période coloniale est restée invisible dans la capitale de l’Empire allemand pendant plusieurs décennies, et a même échappé au contrôle du musée ethnographique.
Cartographie : Philippe Rekacewicz, 2023.

(Sans) mots, (sans) images

Dans le cadre de notre enquête a été étroitement lié au projet d’une cartographie critique celui d’un traitement critique de la terminologie. Celle qui, du côté allemand (et plus généralement occidental), accompagne depuis plus d’un siècle - que ce soit dans les correspondances, les rapports militaires ou les inventaires des musées - le processus de dépossession, d’appropriation et de muséification du patrimoine culturel camerounais. Tout comme la terminologie qui, du côté camerounais, va de pair avec l’expérience de la résistance. Et plus encore celle de la perte, des réclamations, de l’amnésie ou même de l’aphasie. Le langage n’est pas neutre.

Menée principalement dans les archives d’institutions allemandes, l’enquête a rassemblé un collectif de chercheuses et de chercheurs tous et toutes germanophones, mais pour lesquels l’allemand n’est pas la langue maternelle. Le choix de publier les résultats de l’enquête en langue allemande a été mûrement réfléchi : d’abord parce que les sources historiques et institutionnelles avec lesquelles il fallait travailler étaient rédigées en allemand. Ensuite parce qu’il nous a paru indispensable et urgent d’informer un large public allemand des horreurs coloniales commises au début du XXe siècle et de la trace qu’elles ont laissée dans les musées.

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Équipe de chercheuses et de chercheurs du projet « Provenances inversées », menée conjointement par l’université de Dschang et l’université Technique de Berlin entre 2020 et 2023.
de gauche à droite : Andrea Meyer, Mikaél Assilkinga, Lindiwe Breuer, Albert Gouaffo, Bénédicte Savoy, Richard Tsogang Fossi, Yrine Matchinda, Sebastian-Manès Sprute, Philippe Rekacewicz, Yann LeGall.
Berlin, juin 2023.

Pendant le travail d’enquête, la langue allemande a donc été un élément fédérateur, mais aussi un défi. Cela a exigé une attention de tous les instants pour éviter de reproduire et de perpétuer la terminologie coloniale omniprésente dans les sources, pour s’en affranchir résolument - la langue et la vision coloniales s’infiltrant partout - et pour balayer en nous-mêmes, individuellement et en équipe, les perspectives et points de vue indissociablement attachés à cette terminologie allemande des années 1900.

De fait, il ne s’agissait pas seulement de remettre en question la terminologie en usage à cette époque, et de trouver les mots plus appropriés dans la perspective d’un travail d’équipe camerounais et allemand. Il fallait aussi surmonter des frontières disciplinaires lorsqu’il nous est arrivé de négocier collectivement le sens que nous voulions donner à nos travaux. Des mots qui, en ethnographie, reflètent l’état le plus récent de la recherche, peuvent ressembler, du point de vue des études littéraires, à une tentative de « re-tribalisation » des réalités locales camerounaises. Tandis que les efforts pour se distancier de désignations méprisantes, mais ancrées depuis de longues années dans le discours historiographique, peuvent conduire à des solutions maladroites sur le plan linguistique, et aussi à des malentendus, voire à de l’incompréhension.

S’est ajouté à cela le fait, par exemple, que dans les différentes régions du Cameroun, certains termes couramment utilisés pour désigner les souverains locaux sonnent, dès lors qu’on les traduit en allemand, comme des emprunts directs à l’anglais ou au français (par exemple « chief » ou « chefferie »). Surviennent alors les problèmes supplémentaires liés à l’usage des langues coloniales pour écrire l’histoire d’un pays dans lequel aucune langue locale ne vient faire concurrence à ces dernières.

Sans parler des problèmes de traduction, lorsque de telles désignations en allemand menaçaient soudain de transformer le « peuple de la forêt » en « Volk aus dem Wald », une « chefferie principale » en « Oberhäuptlingstum » ou un « spiritual guide » en « Führer » — autant de termes qui, même si l’on ne maîtrise par la langue allemande, semblent contaminés par l’idéologie et le langage nazis. Au cours du travail, même la syntaxe a fini par vaciller, lorsque nous avons constaté par exemple que dans nos phrases le choix des sujets et des objets était guidé inconsciemment par les sources que nous utilisions. Trop souvent, les « Allemands » étaient le sujet de nos phrases, et les « Camerounais » l’objet - jusqu’à ce que nous nous en rendions compte avec effarement et que nous décidions, même si seules des représentations allemandes de certains événements étaient disponibles par écrit, de les lire grammaticalement à rebrousse-poil.

Les citations de représentants de la puissance coloniale allemande ou de la littérature coloniale correspondante ont souvent constitué un défi : elles sont parfois si dérangeantes que nous aurions préféré ne pas en prendre connaissance et ne pas les reproduire. Elles donnent néanmoins un aperçu impitoyable d’une réalité historique dont l’emprise sur notre XXIe siècle est encore perceptible.

Il en va de même pour l’analyse et la reproduction de photographies (de personnes ou d’« objets ») que nous avons tenu à aborder de manière critique, en ne nous laissant pas prendre au piège d’une iconographie très codifiée présentant par exemple les rois camerounais au moment de leur reddition, et les officiers allemands en grand apparat dans les studios photographiques du Kaiserreich. De même, nous avons pris soin, lorsque nous avons reproduit en photo des objets camerounais conservés dans les musées allemands, de les libérer de leur arrière-plan, généralement noir, si typique des musées et rendant visible notre manipulation.

Pour des raisons pratiques et face aux 40 000 pièces originaires du Cameroun dans les collections allemandes, nous n’avons pas, dans un premier temps, essayé de corriger les données schématiques et souvent fausses fournies par les inventaires des musées. Comment ces objets sont nommés dans leur région d’origine, quels souvenirs leur sont attachés, quelles fonctions ils remplissaient ou remplissent encore – à ces questions, nous souhaitons apporter des réponses dans le deuxième moment de notre enquête, qui démarrera en 2024. Ce second moment s’inspirera, entre autres, du site internet germano-nigérian lancé en 2023 sous le titre digitalbenin.org, qui a fait beaucoup parler de lui dans le monde entier. [15]

Le résultat d’un travail collectif

Cette enquête, ce travail de recherche, est une entreprise collective. Elle constitue la première étape d’un projet transcontinental financé de 2020 à 2023 par l’Agence de la recherche allemande (DFG, Deutsche Forschungsgemeinschaft) et mené par deux universités en partenariat privilégié avec sept musées allemands. Le géographe et cartographe Philippe Rekacewicz et les artistes graphique Dorothée Billard et Mirjam Krocker ont largement contribué à la mise en scène de cet énorme ensemble de données et de connaissances patiemment collectées par les chercheuses et les chercheurs.

Au Cameroun et en Allemagne, le projet a été porté par Albert Gouaffo (Université de Dschang) et Bénédicte Savoy (Université Technique de Berlin). Les deux universités ont travaillé main dans la main à tout instant. Eyke Vonderau (Université de Berlin) en a assuré l’administration, à l’interface entre des structures et des cultures administratives très différentes, afin de garantir des conditions de recherche optimales. La question des visas de mobilité de nos chercheurs et chercheuses, trop souvent difficiles à obtenir ou dont l’obtention a souvent ressemblé à un parcours d’obstacles, nous a collectivement choquées. Les rencontres et ateliers réguliers de l’équipe, tant sur le campus de l’université de Dschang qu’à Berlin, la mobilité individuelle des différentes chercheures entre les deux universités ainsi que les nombreuses visites de musées et d’archives ont conféré au projet son caractère exceptionnel.

Au-delà de leur sujet de recherche précis, les membres de l’équipe ont assumé différentes tâches collectives au sein du groupe : Andrea Meyer s’est particulièrement chargée de donner un espace structuré aux discussions terminologiques et iconologiques intensives qui ont accompagné nos travaux. Sebastian-Manès Sprute s’est chargé d’obtenir, de structurer et de rendre utilisables les données brutes et très hétérogènes fournies par les musées, soit plus de 40 000 numéros d’inventaires. Richard Tsogang Fossi (Université de Berlin) s’est chargé de vérifier systématiquement les données de l’époque coloniale sur le Cameroun avec la réalité géographique, linguistique et sociale sur place. Mikaél Assilkinga ( Université de Dschang) et Yrine Matchinda (Université de Dschang) ont mené, en plus de la préparation de leurs thèses respectives, des entretiens avec une multitude d’acteures camerounaises dont les communautés ont été et sont encore touchées par la pratique coloniale d’extraction culturelle.