Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716) affirmait qu’en une journée il n’avait pas assez de temps pour écrire toutes les idées qu’il avait eues pendant la nuit. Il s’intéressait à tout et écrivait des heures durant sur d’innombrables sujets (il laissa environ 200 000 pages, dont beaucoup sont encore inédites). Il inventa de nouvelles formules mathématiques, légua à la postérité des ouvrages philosophiques essentiels et fut l’auteur de nombreuses inventions dans des domaines très divers. Il joua ainsi un rôle décisif dans le développement du système binaire, de la machine à calculer ou encore des algorithmes.
Un langage algébrique
Les propos de Leibniz sur le langage universel sont dispersés dans son œuvre et il n’est pas aisé d’entrevoir rapidement sa pensée sur le sujet. D’autant plus que celle-ci évolua avec le temps.
Ce que nous pouvons dire d’entrée de jeu, c’est que le philosophe, comme plusieurs autres, tels Francis Bacon ou René Descartes, regarde les mots du langage ordinaire de manière très critique, dans quelque langue que ce soit. En raison de leur sens fondamentalement fluctuant, équivoque et approximatif, les mots constituent autant de pièges pour une pensée qui vise la rigueur. Ainsi que l’a dit Bacon, les mots « font violence à l’esprit et troublent tout ». Par exemple, le mot être (en français comme en anglais), qui constitue une seule catégorie grammaticale, peut correspondre à diverses catégories logiques :
– à la catégorie de l’existence : « est » comme synonyme d’exister, en parlant de l’existence des atomes, par exemple ;
– à la catégorie de la prédication : les humains sont mortels ;
– à la catégorie de l’identité : Alain est Émile Auguste Chartier ;
Avec tous les risques de confusion que cela peut entraîner.
Dès lors, le langage universel recherché par Leibniz ne peut utiliser les mots d’une langue déjà existante, en universalisant le latin ou le français par exemple. Une nouvelle langue est nécessaire qui serait rigoureuse dans son lexique et dans sa grammaire. Il faut « sortir » de la langue et inventer ce qu’on appelle un système non-glossique, c’est-à-dire non-lié à la langue. Cet « échappatoire à la langue » ou ce « nouveau langage », Leibniz le nomme « Caractéristique universelle » [1].
Leibniz, en bon mathématicien, se tourne d’abord vers les chiffres pour inventer son langage. Il pense, comme Galilée, que le monde qui nous entoure est un livre écrit en langage mathématique. L’objectif du philosophe est alors d’élaborer un langage qui soit en même temps un calcul, une sorte d’algèbre de la pensée.
L’idéal pour Leibniz serait de penser avec des chiffres et de philosopher en calculant. Il associe dès lors des chiffres et des nombres à des concepts, permettant ainsi de « penser rationnellement », c’est-à-dire non plus avec les mots de la langue mais avec des chiffres et des nombres. Pour ce faire il combine ce qu’il nomme des « idées primitives » afin d’en dégager des « idées complexes » [2].
Par exemple, pour exprimer que « l’homme est un animal raisonnable », il représente « animal » par 2, « raisonnable » par 3, ainsi « homme » est représenté par le produit 6, de sorte qu’on obtient l’égalité numérique : 6 = 2 x 3, correspondant à l’égalité logique : homme = animal x raisonnable.
Leibniz pense qu’en procédant ainsi il ne sera plus possible de faire des « erreurs de pensée » car les calculs sont infaillibles lorsqu’ils sont bien menés [3].
Trouver les bons signes
Dans son projet de langage universel, Leibniz se tourne également vers l’écriture chinoise. Il voit les sinogrammes comme très prometteurs pour répondre à son rêve d’un langage idéal. Ces signes semblent atteindre directement les pensées sans passer par la médiation (inutile et même nuisible) des mots.
Mais, avec le temps, il s’aperçoit que « l’algèbre » qu’il avait cru identifier dans cette écriture n’est pas aussi opérante qu’il l’espérait [4] et il envisage alors des formes nouvelles : des logogrammes qui devraient être totalement inventés.
Ce choix n’est pas anodin pour lui, bien au contraire : trouver les bons signes visuels, les formes graphiques adéquates pour représenter les concepts devient une préoccupation constante.
Plusieurs éléments témoignent de son intérêt très fort pour le graphisme, comme ses manuscrits, qui étaient parsemés de dessins, de représentations géométriques et d’expérimentations graphiques et mathématiques ou encore sa passion pour les notations et les symboles.
Leibniz s’intéresse également aux logogrammes que créa le savant anglais John Wilkins (1614-1672), inventeur d’une écriture universelle dans les années 1660 [5]. Wilkins fit dessiner ces signes par le grand typographe anglais Joseph Moxon.
Mais si Leibniz est favorable à l’utilisation des logogrammes, il n’apprécie guère ceux du duo Wilkins-Moxon. Leur abstraction lui paraît inadaptée et préjudiciable. Il pense qu’il est bien plus approprié de créer des signes non-arbitraires, des sortes de pictogrammes qui pourraient parler, selon ses mots, « vraiment aux yeux ». Ce seront des « figures signifiantes par elles-mêmes au lieu que nos lettres et les caractères chinois ne sont significatifs que par la volonté des hommes (ex instituto) » ; ces signes (ou « caractères réels ») pourraient représenter « les choses visibles par leurs traits et les choses invisibles par des visibles qui les accompagnent [6]. »
Leibniz rêve donc d’un « langage graphique objectif », une sorte de « sémiologie idéalisée » où signifié et signifiant ne feraient plus qu’un.
Une raison graphique et savante
Mais pour quelle raison Leibniz souhaite-t-il créer de tels signes graphiques ? La formule de « langue universelle » induit en erreur. Elle est trompeuse, car lorsque Leibniz l’utilise, il ne le fait pas dans le sens où nous pourrions l’entendre de prime abord.
En effet, chez lui le mot « langue » ne renvoie pas à une langue parlée (naturelle ou construite) mais à des « caractères » (des signes graphiques), et plus spécifiquement à ce qu’on appelle des « caractères réels », c’est à dire des signes qui renvoient aux choses mêmes et non aux mots.
Ensuite, le mot « universel » ne renvoie pas à un désir d’universaliser vraiment le système qu’il souhaite mettre en place. « Universelle » signifie non pas que cette langue ou cette écriture est destinée à tous les humains, mais simplement qu’elle peut être comprise par chacun
e, quelle que soit la langue parlée. L’idée qu’elle puisse être accessible à tou tes (« aux vulgaires » selon ses mots) est pour lui tout à fait secondaire.Tandis que, pour le sens commun, « langue universelle » désigne une langue qui permet la communication entre tous les humains, pour Leibniz cette langue est moins un instrument de communication que de pensée et d’échanges réservée aux seuls savants : son langage graphique doit pouvoir être « universel » pour les savants. Car tel est exactement sa vocation : aider les philosophes et les érudits du monde entier à mieux penser, c’est-à-dire à mieux conceptualiser leurs idées et à mieux les partager. Leibniz entretenait lui-même une correspondance avec plus de 1 000 savants à travers le monde [7].
Ainsi, Leibniz peut-il être considéré comme un philosophe du graphisme et plus précisément d’une « raison graphique », pour laquelle l’écriture n’est plus un élément extérieur à la raison mais un élément constitutif de cette dernière. Des caractères réels minutieusement choisis sont pour Leibniz la voie d’entrée à une pensée philosophique aussi exigeante et complexe que le sont les mathématiques : « Il est manifeste que si l’on pouvait trouver des caractères ou signes propres à exprimer toutes nos pensées, aussi nettement et exactement que l’arithmétique exprime les nombres, ou que l’analyse géométrique exprime les lignes, on pourrait faire en toutes les matières autant qu’elles sont sujettes au raisonnement tout ce qu’on peut faire en arithmétique et en géométrie (Opuscules, p. 155). »
Un précurseur de la pasigraphie
Leibniz ne put aller au bout de son projet bien qu’il y pensât jusqu’à la fin de sa vie. Cependant, ses écrits sur le langage universel eurent une très grande importance et influence.
En optant pour un langage fondamentalement graphique, et en défendant le principe (peut être discutable mais c’est une autre question) d’une « raison graphique », Leibniz s’opposa à la métaphysique occidentale du logocentrisme, qui depuis l’Antiquité faisait de la pensée, d’après Jacques Derrida, une affaire fondamentalement non-graphique : « L’écriture, la lettre, l’inscription sensible ont toujours été considérées par la tradition occidentale comme le corps et la matière extérieurs à l’esprit, au souffle, au verbe et au logos [8] ».
Par ailleurs, ses réflexions passionnèrent de nombreux chercheurs et créateurs d’écritures universelles depuis son époque jusqu’à nos jours. On ne peut tous les citer ici, mais nous pouvons penser à Joseph de Maimieux, à Hugo d’Alési, à Otto Neurath, à Charles K. Bliss, à Jean Effel ou encore plus récemment à Xu Bing. Chacun d’entre eux, à la suite de Leibniz, proposa de nouvelles « écritures universelles » souvent en s’appuyant sur les idées du philosophe, mais aussi en s’en écartant, en particulier sur la définition du mot « universel » (bien moins restrictive pour eux que pour lui, qui la réservait aux seuls savants).
Ils se lancèrent donc dans leurs créations avec des desseins différents les uns des autres : communiquer, informer ou signaler et sous des formes différentes : numériques, abstraites ou motivées.
Leibniz est donc, en quelque sorte, un précurseur de la pasigraphie (mot grec signifiant « écriture pour tous »), cette écriture universelle qui ne cessera de passionner les savants après lui. Ceci n’est pas une petite chose lorsque l’on pense à l’incroyable potentiel de ce principe pour les siècles à venir.
↬ Charles Gautier