Cartographie d’un désastre : la santé publique en Italie face au coronavirus

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7 avril 2020

 

La pandémie du coronavirus soumet le système de santé italien à rude épreuve. Dans les régions les plus touchées – en particulier en Lombardie – il est difficile de fournir un accueil adapté aux malades les plus atteintes, et par conséquent, de les prendre également en charge pour d’autres pathologies. Une crise de cette ampleur est en soi difficile à gérer pour des structures ordinaires, plus encore quand elle est aussi soudaine. Mais la situation est aussi aggravée par les politiques désastreuses de réduction et de rationalisation des dépenses du système de santé menées depuis plusieurs années.

par Filippo Celata

Università di Roma, La Sapienza

Avec les cartes ci-dessous, j’ai tenté d’esquisser une représentation cartographique de ce processus, c’est-à-dire de montrer à quel point le service de santé national est sous pression, quelle est sa capacité à répondre à une urgence de ce type et à quel point cette capacité s’est réduite ces dernières années. Pour obtenir un instantané de la situation dans les différents territoires, j’ai utilisé principalement le paramètre du « nombre de lits » dans les hôpitaux.

Il apparaît immédiatement que les aires les plus frappées par le virus sont, par chance, parmi celles dont la capacité à en supporter l’impact est la plus grande. Ce n’est probablement pas un hasard : elles font partie des régions les plus riches du pays, celles qui sont les plus productives et donc les plus interconnectées avec d’autres régions ou pays, celles dont la population active est la plus dense et donc la plus exposée à la contagion. L’un des principaux mérites des mesures de « distanciation sociale » est d’avoir (à ce jour) préservé de la contagion les régions de moindre capacité, en particulier le Sud de l’Italie.

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Nombre de cas confirmés de covid-19 rapporté au nombre de lits d’hôpital en 2019.

Les cartes montrent que, presque partout sur le territoire, la capacité globale de réponse du système hospitalier est extrêmement faible, en particulier en ce qui concerne les services adaptés à l’accueil de patientes malades du covid-19 ou d’une insuffisance respiratoire : services de soins intensifs, de pneumologie et de maladies tropicales. Les cartes montrent les données à l’échelle des provinces ; on trouvera un tableau présentant les données relatives aux régions à la fin de cet article.

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Nombre de lits de soins ordinaires dans des structures hospitalières pour 1 000 habitantes en 2019.
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Nombre de lits de soins intensifs pour 1 000 habitantes en 2019.

Pour atteindre un niveau de détail territorial encore plus fin, j’ai cherché à délimiter le territoire en bassins d’attraction des hôpitaux. Ceux-ci ont été déterminés en construisant un diagramme de Voronoï à partir de la localisation de toutes les structures hospitalières disposant d’un service de soins intensifs. Les bassins de taille inférieure à 500 km² ont été agrégés avec les bassins qui leur sont contigus, soit pour des raisons graphiques, soit parce que, relativement proches entre eux, leurs bassins d’attraction se superposent.

Que ce soit pour l’analyse à l’échelle de la province ou pour celle au niveau des bassins hospitaliers, les indicateurs ont été calculés en cumulant les valeurs de toutes les zones contiguës pour lisser la variable et rendre la répartition spatiale plus lisible, en considérant que les hospitalisations ne se font pas forcément dans les hôpitaux les plus proches du domicile.

Étant donné que la gestion de la santé publique en Italie relève de la compétence régionale, les études du système de santé se basent presque toujours sur des données et des analyses au niveau de la région. Mais, comme on peut le constater sur les cartes, la situation peut être très hétérogène à l’intérieur d’une même région. Ainsi, la pandémie du coronavirus frappe-t-elle de manière particulière certains territoires. On sait par ailleurs qu’un changement de l’échelle de représentation peut modifier radicalement l’image que l’on peut s’en faire.

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Nombre de lits de soins ordinaires dans des structures hospitalières pour 1 000 habitantes en 2019.

Les cartes et le tableau ci-dessous révèlent les déséquilibres traditionnels entre le Nord et le Sud du pays. Apparaissent également des situations difficiles dans certaines régions du Centre-Nord telles que le Piémont, la Ligurie et le Latium. Mais, en regardant de plus près, le problème concerne plus ou moins l’ensemble de la péninsule.

Comment en sommes-nous arrivées là ?

Comme on peut le voir clairement sur les cartes suivantes, même dans les zones où le service de santé est plus efficace, la capacité des hôpitaux a été très fortement réduite, avant tout en ce qui concerne les lits de soins ordinaires. Toutefois, le nombre de lits en soins intensifs a légèrement augmenté pendant ces dernières années, soit de +1,2% par an entre 2010 et 2018. Mais les trois services considérés comme les plus aptes à l’accueil des patientes atteintes du virus ont connu globalement une réduction, bien que celle-ci soit nettement inférieure à celle du nombre de lits de soins ordinaires.

La diminution du nombre de lits d’hôpital est en réalité un phénomène de longue durée qui touche tous les pays occidentaux. Selon les données de l’OCDE, en Italie, le nombre de lits de « soins aigus » pour 1 000 habitantes était de 10 en 1977, 8 en 1985, 6 en 1995, 4 en 2001 et actuellement autour de 2,5. Cette diminution résulte de la réduction de la durée de séjour et d’un moindre recours à l’hospitalisation, mais elle est corrélée à d’autres phénomènes, comme la réduction du personnel médical et du nombre de médecins généralistes.

Avec cette analyse, je ne voudrais pas insinuer que pour gérer ce type de crise de façon efficace, il faille nécessairement et exclusivement augmenter la capacité d’accueil des hôpitaux. Je trouve très intéressantes les réflexions et les propositions qui suggèrent que le recours à l’hospitalisation n’est pas la seule solution possible, d’une part parce que le système hospitalier n’est pas forcément capable d’absorber un afflux subit de malades, et, d’autre part, parce qu’il peut se transformer lui-même en vecteur de contagion.

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Variations du nombre de lits hospitaliers de soins ordinaires entre 2010 et 2018.
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Variations du nombre de lits hospitaliers de soins ordinaires entre 2010 et 2018.

Actuellement, on discute beaucoup en Italie - et en particulier en Lombardie - des conséquences négatives de la transformation du système de santé publique, qui est aujourd’hui extrêmement concentré, avec un nombre réduit de grosses structures hospitalières. On discute également des limites d’un système de soins « centré sur les patientes » et de l’opportunité d’y substituer un système de soins « centré sur la collectivité » (lire par exemple, l’article de Mirco Narcoti et al., « At the Epicenter of the Covid-19. Pandemic and Humanitarian Crises in Italy »). Je laisse ce débat aux expertes. Je souhaite que la crise ne soit pas seulement l’occasion de repenser l’organisation du système national de santé publique, mais aussi de réévaluer l’importance de cette santé publique et, surtout, d’agir en conséquence.

En ce moment, des milliers de médecins, d’infirmières, de personnels soignants sont en train de se battre en première ligne, en notre nom, dans des hôpitaux et des centres de soins, le payant souvent de leur propre vie. Elles et ils ne se battent pas seulement contre une pandémie terrible, mais aussi contre des choix criminels qui les ont progressivement privées de moyens, de ressources et de la sécurité dans leur travail. Nous les observons de loin, sans pouvoir faire grand-chose, si ce n’est d’agir de toutes nos forces pour que cela ne se reproduise plus jamais.

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Variations du nombre de lits d’hôpital, des effectifs du personnel soignant du Système national de santé et des médecins généralistes.

↬Filippo Celata

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