Avertissement : le travail présenté ci-dessous n’est pas un travail scientifique ; toute ressemblance avec des fleuves ou montagnes existantes est purement fortuite.
Il y a environ un quart de siècle, j’ai contacté l’IGN de Lyon pour lui demander si des cartes périmées pourraient m’être cédées à des fins de documentation. J’ai ainsi récupéré un plein carton de cartes routières, aéronautiques, marines, qui couvraient des territoires aussi variés que la forêt guyanaise, le massif du Bugey ou encore la région d’Istanbul. J’ai toujours été fasciné par les cartes, les formes et les contours, les lignes qu’elles dessinent, la possibilité de s’y plonger, d’imaginer les fleuves, les montagnes, les parcours, les histoires qui pourraient s’y dérouler. Et la possibilité de les modifier en les découpant pour créer des espaces improbables, en les fondant pour créer de nouveaux lieux et de nouvelles proximités.
Une carte imaginaire raccommodée à partir des cartes de l’IGN a fini par recouvrir un mur entier de mon appartement. Un détroit séparait désormais Saint-Étienne d’Istanbul et une route serpentait de Marrakech en direction de Saint-Raphaël. J’ai passé de nombreuses années à exploiter ces cartes, copiant-collant à la main, rapprochant les continents, effaçant l’Amérique du Sud pour la remplacer par la péninsule malaise, fasciné par les motifs ainsi créés.
« La géographie, ça sert d’abord à faire du coloriage » — Yves Lowcost, 1976.
Et puis, il y a quelques années, j’ai commencé à dessiner mes propres cartes et à les utiliser comme supports pour formaliser des lectures du monde, en partant de l’idée qu’une carte peut raconter une infinité de choses vues, vécues, racontées, comprises et surtout peut-être, incomprises. À travers elles, j’essaye d’interroger des faits, de développer des histoires, de fixer des mémoires, en détournant les lignes, les contours, les toponymies.
Je réalise ces cartes à la main (crayons de couleur, feutre, plus généralement à l’aquarelle), et elles sont donc, par nature, fausses, géométriquement suspectes. Les dessiner moi-même me permet de m’approprier ces morceaux de monde, d’y poser un récit, une histoire, une explication plausible, une extrapolation. Il y a d’abord le plaisir de s’emparer du crayon, du feutre ou du pinceau pour redessiner les contours du monde, sans se formaliser de l’exactitude absolue, qui par bonheur n’existe pas en cartographie, mais avec la volonté de trouver le bon dégradé pour signaler un canyon ou le passage du désert à la savane. La plupart de mes cartes sont des cartes du relief et/ou du couvert végétal - par choix esthétique et pour le plaisir de suivre au pinceau un trait de côte, de former une chaîne de montagne ou le creusement d’une vallée...
« On peut cartographier de tout, mais pas avec n’importe qui » — Galileo Galilei, 1615.
Peut-on tout représenter à travers une carte ? En tout cas c’est ma démarche : utiliser le support carte pour proposer des lectures du monde. Représenter cartographiquement des choses aussi variées que la crise des réfugié
es au Proche-Orient, la fonte des glaces au Groenland, mais aussi des univers plus quotidiens, tel que le sentiment de procrastination, la généalogie des membres d’un club de foot amateur, ou encore des chansons qui passaient au Top 50 dans les années 1980 tandis qu’une navette spatiale explosait en plein vol.Les fleuves, montagnes, mers, déserts, me permettent d’ébaucher un récit, d’interroger un espace, de poser une question : combien de réfugié
es syrien nes dans les pays voisins ? Quels sont les romans californiens que j’ai lus dans ma vie et qui ont construit ce lien entre moi et ces lieux où je ne suis jamais allé ? Quels sont les mots d’arabe égyptien qui m’étaient utiles au quotidien quand je vivais en Égypte ?« D’autres fleuves et montagnes sont possibles » — Sous-commandant Al Idrisi, 1100 et quelques.
Dessiner, fouiller un sujet, mais aussi inventer. Les noms de lieux et toponymes qui nous entourent au quotidien sont porteurs d’images, d’histoires, d’imaginaires variés. L’arrivée dans la station de métro Gorge de Loup à Lyon a fait surgir des images mentales très différentes dans la tête de ma fille de trois ans que dans celle de quelqu’un
En tout cas, le destin des toponymes est de changer avec le temps. Une place de l’Oreille vient de surgir près de chez moi. Le Groenland doit peut-être son nom à un optimiste, un propagandiste ou bien un daltonien. Des générations d’analphabètes en armure ont nommé des îles, des montagnes et des fleuves du nom de leur sœur, d’un lieu de leur enfance ou d’une impression vague. Erreurs d’appréciations (Rio de Janeiro), associations d’idées (Venezuela), lapsus (Péru), optimisme (Rio de la Plata) ou pessimisme (îles de la Désolation) ont souvent conduit à nommer le monde habité et inhabité. Ce sont souvent des noms bien difficiles à mémoriser : dans un monde où tout va de plus en plus vite - même le trivial pursuit ! - le Cap d’Agde peut vite devenir la capitale de l’Irak ; pour Naïm C., 15 ans, élève du Collège Aimé C., le Croissant fertile se trouve entre l’Égypte et la Maison Pothamy ! Autant de visions du monde à ne pas négliger…
« C’est pas la bonne île, elle est pas sur la carte ! » — Christophe C., Voyage aux Bahamas.
Dessiner des cartes, ça sert surtout à raconter des histoires, à en suggérer, tout en en modifiant les lignes. À expérimenter différentes façons de représenter le monde qui nous englobe et nous contient, ce monde fait de quotidiens et de lointains, de mots qui riment et nous échappent. À montrer des lieux vécus aussi, sans y avoir jamais mis les pieds.
Journal cartographique du confinement
En mars 2020, lorsque la pandémie de coronavirus contraint la population à limiter ses déplacements, j’ai débuté, depuis ma capsule de 63 m², un journal cartographique de confinement avec l’idée de produire une carte par jour, qui ferait état de mon quotidien et de l’actualité. Chaque carte raconte une histoire différente : la vie dans un salon avec une petite fille de 3 ans ; les quotidiens opposés des confiné
es et des travailleurs ; recenser les romans post-effondrement... Et puis chaque jour, essayer d’imaginer une forme cartographique décrivant ma journée. Les motifs surgissent parfois les premiers : une carte labyrinthique, une carte où des archipels sont aspirés par le siphon de l’immobilité subie... Les toponymes et le propos général de la carte se construisent souvent en même temps que le dessin, parfois après, et ce sont la forme et les contours imaginaires qui appellent le fond et m’inspirent une toponymie fictive.