Fictions cartographiques au temps du corona

#imaginaire #fiction #art #cartographie

27 mars 2020

 

Découper, coller, peindre, crayonner, colorier. Pour l’artiste Julien Dupont, l’actualité est une source d’inspiration intarissable qui fournit matière à mettre en cartes... en cartes imaginaires. L’humour, souvent, ou l’émoi, parfois, révèlent alors cette actualité sous un jour nouveau. Événement international ou histoire intime, fait divers ou raison d’État, climat ou pandémie, chaque jour qui passe est l’occasion, pour ce « chroniqueur visuel », de réinventer le monde.

Texte de Julien Dupont, Kobri.

Avertissement : le travail présenté ci-dessous n’est pas un travail scientifique ; toute ressemblance avec des fleuves ou montagnes existantes est purement fortuite.

Il y a environ un quart de siècle, j’ai contacté l’IGN de Lyon pour lui demander si des cartes périmées pourraient m’être cédées à des fins de documentation. J’ai ainsi récupéré un plein carton de cartes routières, aéronautiques, marines, qui couvraient des territoires aussi variés que la forêt guyanaise, le massif du Bugey ou encore la région d’Istanbul. J’ai toujours été fasciné par les cartes, les formes et les contours, les lignes qu’elles dessinent, la possibilité de s’y plonger, d’imaginer les fleuves, les montagnes, les parcours, les histoires qui pourraient s’y dérouler. Et la possibilité de les modifier en les découpant pour créer des espaces improbables, en les fondant pour créer de nouveaux lieux et de nouvelles proximités.

Une carte imaginaire raccommodée à partir des cartes de l’IGN a fini par recouvrir un mur entier de mon appartement. Un détroit séparait désormais Saint-Étienne d’Istanbul et une route serpentait de Marrakech en direction de Saint-Raphaël. J’ai passé de nombreuses années à exploiter ces cartes, copiant-collant à la main, rapprochant les continents, effaçant l’Amérique du Sud pour la remplacer par la péninsule malaise, fasciné par les motifs ainsi créés.

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Notre Dame du Mozambique, avril 2019. Plusieurs cyclones ravagent le Mozambique et provoquent des centaines de milliers de sans-abris. En France, une vieille église brûle.

« La géographie, ça sert d’abord à faire du coloriage » — Yves Lowcost, 1976.

Et puis, il y a quelques années, j’ai commencé à dessiner mes propres cartes et à les utiliser comme supports pour formaliser des lectures du monde, en partant de l’idée qu’une carte peut raconter une infinité de choses vues, vécues, racontées, comprises et surtout peut-être, incomprises. À travers elles, j’essaye d’interroger des faits, de développer des histoires, de fixer des mémoires, en détournant les lignes, les contours, les toponymies.

Je réalise ces cartes à la main (crayons de couleur, feutre, plus généralement à l’aquarelle), et elles sont donc, par nature, fausses, géométriquement suspectes. Les dessiner moi-même me permet de m’approprier ces morceaux de monde, d’y poser un récit, une histoire, une explication plausible, une extrapolation. Il y a d’abord le plaisir de s’emparer du crayon, du feutre ou du pinceau pour redessiner les contours du monde, sans se formaliser de l’exactitude absolue, qui par bonheur n’existe pas en cartographie, mais avec la volonté de trouver le bon dégradé pour signaler un canyon ou le passage du désert à la savane. La plupart de mes cartes sont des cartes du relief et/ou du couvert végétal - par choix esthétique et pour le plaisir de suivre au pinceau un trait de côte, de former une chaîne de montagne ou le creusement d’une vallée...

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Combien de réfugiées françaises dans les pays voisins ?, mars 2018. Pour cette carte réalisée au moment de l’offensive du régime syrien sur la Ghouta orientale, j’ai imaginé le nombre de réfugiées que provoquerait un conflit tel que celui qui dure depuis 9 ans en Syrie

« On peut cartographier de tout, mais pas avec n’importe qui » — Galileo Galilei, 1615.

Peut-on tout représenter à travers une carte ? En tout cas c’est ma démarche : utiliser le support carte pour proposer des lectures du monde. Représenter cartographiquement des choses aussi variées que la crise des réfugiées au Proche-Orient, la fonte des glaces au Groenland, mais aussi des univers plus quotidiens, tel que le sentiment de procrastination, la généalogie des membres d’un club de foot amateur, ou encore des chansons qui passaient au Top 50 dans les années 1980 tandis qu’une navette spatiale explosait en plein vol.

Les fleuves, montagnes, mers, déserts, me permettent d’ébaucher un récit, d’interroger un espace, de poser une question : combien de réfugiées syriennes dans les pays voisins ? Quels sont les romans californiens que j’ai lus dans ma vie et qui ont construit ce lien entre moi et ces lieux où je ne suis jamais allé ? Quels sont les mots d’arabe égyptien qui m’étaient utiles au quotidien quand je vivais en Égypte ?

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Californie Fictions, juin 2019. Une carte de la Californie des romans. C’est un choix personnel, sans volonté d’exhaustivité, mais qui a construit ma vision de ce territoire où je ne suis jamais allé.

« D’autres fleuves et montagnes sont possibles » — Sous-commandant Al Idrisi, 1100 et quelques.

Dessiner, fouiller un sujet, mais aussi inventer. Les noms de lieux et toponymes qui nous entourent au quotidien sont porteurs d’images, d’histoires, d’imaginaires variés. L’arrivée dans la station de métro Gorge de Loup à Lyon a fait surgir des images mentales très différentes dans la tête de ma fille de trois ans que dans celle de quelqu’une qui arpente ces couloirs chaque matin : « Y avait-il des loups dans les parages il y a longtemps ? »
En tout cas, le destin des toponymes est de changer avec le temps. Une place de l’Oreille vient de surgir près de chez moi. Le Groenland doit peut-être son nom à un optimiste, un propagandiste ou bien un daltonien. Des générations d’analphabètes en armure ont nommé des îles, des montagnes et des fleuves du nom de leur sœur, d’un lieu de leur enfance ou d’une impression vague. Erreurs d’appréciations (Rio de Janeiro), associations d’idées (Venezuela), lapsus (Péru), optimisme (Rio de la Plata) ou pessimisme (îles de la Désolation) ont souvent conduit à nommer le monde habité et inhabité. Ce sont souvent des noms bien difficiles à mémoriser : dans un monde où tout va de plus en plus vite - même le trivial pursuit ! - le Cap d’Agde peut vite devenir la capitale de l’Irak ; pour Naïm C., 15 ans, élève du Collège Aimé C., le Croissant fertile se trouve entre l’Égypte et la Maison Pothamy ! Autant de visions du monde à ne pas négliger…

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Dysrak, mars 2018. Une carte dyslexique de l’Irak, initiée par les lapsus, associations d’idées, dyslexies quotidiennes.

« C’est pas la bonne île, elle est pas sur la carte ! » — Christophe C., Voyage aux Bahamas.

Dessiner des cartes, ça sert surtout à raconter des histoires, à en suggérer, tout en en modifiant les lignes. À expérimenter différentes façons de représenter le monde qui nous englobe et nous contient, ce monde fait de quotidiens et de lointains, de mots qui riment et nous échappent. À montrer des lieux vécus aussi, sans y avoir jamais mis les pieds.

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Égypte, une carte géolexicale de poche, janvier 2020. Il y a longtemps, j’ai passé deux ans à enseigner en Égypte. Cette carte expérimentale a pour objectif principal de fixer le vocabulaire plus ou moins utile de mon quotidien - le nombre de mots est évidemment contraint par la taille de la carte.
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La mer des pacotilles, avril 2017. Variations sur les candidats aux élections présidentielles, mots clés associés, et liaisons maritimes.
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Relief de la criminalité aux États-Unis, février 2018. Suite à une énième tuerie de masse, une carte du relief du crime américain : lieux des tueries de masse et des attaques par armes à feu dans des lieux publics, port d’armes, ratio crime/habitante... et législation sur le cannabis pour faire le vert des plaines, car par chance, cela ne se recoupe pas trop.
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Groenland 2119, mai 2019. Une carte qui extrapole, imagine un Groenland après la fonte de l’inlandsis.
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Quelques îles du milieu des années 80, septembre 2019. Je fredonnais « Ève, lève-toi » de Julie Piétri lorsque le Top 50 s’est interrompu pour nous montrer l’explosion de la navette Challenger.

Journal cartographique du confinement

En mars 2020, lorsque la pandémie de coronavirus contraint la population à limiter ses déplacements, j’ai débuté, depuis ma capsule de 63 m², un journal cartographique de confinement avec l’idée de produire une carte par jour, qui ferait état de mon quotidien et de l’actualité. Chaque carte raconte une histoire différente : la vie dans un salon avec une petite fille de 3 ans ; les quotidiens opposés des confinées et des travailleurs ; recenser les romans post-effondrement... Et puis chaque jour, essayer d’imaginer une forme cartographique décrivant ma journée. Les motifs surgissent parfois les premiers : une carte labyrinthique, une carte où des archipels sont aspirés par le siphon de l’immobilité subie... Les toponymes et le propos général de la carte se construisent souvent en même temps que le dessin, parfois après, et ce sont la forme et les contours imaginaires qui appellent le fond et m’inspirent une toponymie fictive.

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Carte du 6e jour : un jour avec des continents courbes.
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Carte du 4e jour : un jour où les évènements sont siphonnés par le maelström du corona.