Parce que l’Histoire ne commence pas le 7 octobre

#Israël #Palestine #Gaza #guerre #conflit #cartographie #colonisation

10 octobre 2024

 

Ce texte est une présentation du livre Palestine-Israël, une histoire visuelle par ses auteurs, qui développent ici les raisons pour lesquelles ils ont publié cet ouvrage.

L’attaque terroriste du 7 octobre 2023, avec le massacre de près de 1 200 personnes dans le sud d’Israël, dont trois quarts de civils – et l’enlèvement de plus de 200 otages - a été largement utilisée pour justifier la guerre meurtrière qu’Israël est en train de mener sur la totalité du territoire de Gaza.

Les discours et les narratifs convenus les plus fréquents tels que fournis par les médias depuis un an insinuent qu’il y a un lien direct entre des deux événements, comme si l’un était simplement la conséquence directe de l’autre, sans qu’il ait été fait mention du champ historique et géopolitique environnant.
Face à cette vision simpliste, il paraissait nécessaire de replacer ces événements tragiques dans leurs contextes historique et spatial.

Par Philippe Rekacewicz

Géographe, cartographe, et information designer

et Dominique Vidal

Historien, journaliste et essayiste

 

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Pourquoi ce livre ?

D’abord parce que la séquence qui a commencé le 7 octobre 2023 est devenue une série de pages politiquement et humainement noires. Nous suivons le conflit israélo-palestinien depuis plus de 40 ans, nous connaissons suffisamment bien la scène, les acteurs et les actrices, nous avons été témoins des crises les plus graves, et aujourd’hui, nous nous sentons emportés, propulsés dans un vertige cauchemardesque dont nous ne voyons pas le fond.

Ensuite, parce que l’histoire judéo-arabe ne commence pas le 7 octobre 2023, et nous voulions remettre en perspective ce siècle et demi d’une Histoire très complexe qui nous conduit jusqu’à cette date fatidique. Rien ne peut excuser ni justifier les meurtres, les violences et les destructions liés aux attaques des militants du Hamas. Nous avons pensé utile d’aller plus loin que de faire le simple constat de ce désastre, en rappelant quelques faits politiques et historiques qui devraient servir d’éléments d’explication, nourrir la réflexion : il s’agit de revenir à la fois sur la « continuité » du combat des deux peuples pour le droit à l’autodétermination, à l’indépendance et à la sécurité, mais aussi sur la « rupture » créée par l’ampleur de l’opération terroriste du Hamas, suivie par la « riposte » totalement disproportionnée de l’armée israélienne à partir du 8 octobre 2023.

Dès lors, comment restituer et recontextualiser la question de la Palestine et l’incessante guerre qui s’y est déployée depuis plus d’un siècle pour le contrôle de cette terre dite « sainte » ?

Faire dialoguer les texte et les cartes

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Poste frontière britannique britannique à la frontière entre le Liban et la Palestine à Rosh HaNikra (Ras-el-Nakoura) au milieu des années 1920
Source : Wikimedia Commons

Ce livre, qui présente une « double écriture » – narrative et cartographique –, était l’occasion de remettre en œuvre le mode de production collectif qui a été le nôtre alors que nous coordonnions la production des « Atlas géopolitiques » du Monde diplomatique entre 2002 et 2012 : nous nous attachions à établir un « dialogue » étroit entre la narration et l’image qui produisent chacune des connaissances « à leur manière ». Nous trouvions intéressant d’orienter le texte vers des narratifs qui décrivent ou expliquent ce que la carte ne peut pas montrer, et de concevoir l’élaboration de la carte pour spatialiser, et rendre ainsi visible la complexité que le texte ne pouvait restituer.

En d’autres termes, il s’agissait d’« articuler » deux modes de transmission du savoir très complémentaires pour étoffer l’argumentation. Nous avons souvent entendu dire « qu’une image vaut mille mots » (à condition qu’elle soit correctement légendée pour qu’on comprenne ce qu’elle a à nous dire), mais nous avons réalisé que la carte peut aussi être orpheline quand elle est seule, et au contraire considérablement enrichie lorsqu’elle est proposée en combinaison avec un texte qui lui est lié – qu’il soit générique, littéraire, poétique ou d’autre nature – ainsi qu’avec des titres, des sous-titres et des légendes.

Pour les textes, nous avons opté pour une diversité de formes, qui devrait permettre aux lectrices et aux lecteurs d’entrer dans les thématiques selon des perspectives variées. La structure du livre offre donc une architecture à trois étages, avec d’une part un grand texte courant qui est l’œuvre de Dominique Vidal, lequel entre en « conversation » avec un corpus d’un peu plus d’une centaine de cartes et de représentations visuelles créées et produites par Philippe Rekacewicz. Autour de ces deux éléments majeurs, le livre est parsemé de courts encadrés sur des questions très spécifiques (nous les avions appelés « zooms » lors de la phase de production), et de longs « commentaires de cartes » — pensés et taillés en commun — pour venir éclairer les cartes-clés proposées tout au long de l’ouvrage.

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Double-page extraite du livre Israël Palestine : une histoire visuelle,
Le Seuil, octobre 2024, pp. 50 et 51.

Pour le dire autrement, nous ne voulions ni faire un livre, ni faire un atlas, mais quelque chose entre les deux que nous avions du mal à nommer, mais que nous voulions être une symbiose entre le texte et l’image, un livre à la fois d’histoire, de géographie et de géopolitique. D’où le terme « Histoire visuelle » que nous pourrions peut-être décliner — pour d’autres ouvrages bâtis sur le même modèle — en « géographie » ou en « anthropologie » visuelle.

État de droit, droit international et terminologie

Si horribles soient les massacres du 7 octobre, la réponse d’un État de droit digne de ce nom ne peut pas être le déclenchement d’une guerre totale de grande échelle sur tout un peuple et désormais sur toute une région (les décisions de Benyamin Netanyahou engage Israël dans une guerre de plus en plus globale : après Gaza, le pouvoir israélien pousse au feu en Cisjordanie, à Jérusalem-Est, au Liban contre le Hezbollah, dans la Syrie des pasdarans, au Yémen contre les Houthis, et finalement sans doute contre l’Iran), le meurtre de dizaines de milliers de civils, de centaines de journalistes, la destruction de l’essentiel des infrastructures (santé, justice, édifices religieux, administration, archives, médias), autant d’actions qui cochent les cases de pratiquement tous les critères définis par les Nations unies pour qualifier les « actes génocidaires » et les « génocides [1]. »

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Double-page extraite du livre Israël Palestine : une histoire visuelle,
Le Seuil, octobre 2024, pp. 218 et 219.

Dans la pratique d’un État de droit, on ne répond pas à un massacre par un autre massacre de plus grande ampleur encore. C’est pourquoi nous voulions reprendre le cours de ces événements dans le cadre du droit international élargi, et exposer les conditions préexistantes aux massacres du 7 octobre, les examiner au prisme de la politique de confiscation et de colonisation des territoires palestiniens et bédouins, dans les territoires occupés (Cisjordanie et Gaza) ainsi que dans le sud et le nord du territoire israélien même - en Galilée et dans le Néguev - où se développe depuis longtemps un mouvement de « colonisation intérieure ».

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Le village « non reconnu » d’Al-Araqib dans le Néguev juste après la 150e destruction
par la police, 2006.
En arrière plan, les ruines des habitations et des installations pour les animaux, et la « forêt » plantée par le Fond national juif (FNJ) en lieu et place des champs cultivés par les Bédouins,lesquels avaient été au préalable détruit par les autorités israéliennes.
Photo : Ph. R.

Le 7 octobre est sans aucun doute une opération terroriste, ce qui ne suffit pas à définir Hamas comme tel. Et dans ce contexte, la guerre génocidaire menée par Benyamin Netanyahou à partir du 8 octobre n’en est pas moins terroriste, de même que les opérations brutales des colons et de l’armée israélienne en Cisjordanie, ainsi que les exécutions ciblées au Liban, en Syrie et en Iran.

C’est une bataille militaire, mais aussi linguistique : nous sommes malheureusement très loin d’une morale politique porteuse de l’universalité de nos valeurs. Il n’existe pas de définition internationale consensuelle du « terrorisme », mais en attendant, il nous semble correct de qualifier ainsi toute attaque contre des civils. Et cela vaut quels que soient les acteurs du terrorisme, qu’il s’agisse de groupes armés ou des forces armées sous le contrôle d’un État constitué.

Cinq jours après le vote à l’ONU de la résolution 242 en novembre 1967, Charles de Gaulle décide de sanctionner Israël qui a déclenché une guerre de conquête, puis décrète l’embargo annoncé sur les ventes d’armes aux États de la région. Il déclare dans une conférence de presse – dont on n’a retenu que la définition des Juifs comme « un peuple sûr de lui et dominateur » –, qu’Israël « organise, sur les territoires qu’il a pris, l’occupation qui ne peut aller sans oppression, répression, expulsions ; et il s’y manifeste contre lui une résistance qu’à son tour il qualifie de terrorisme » [2]. Une lucidité prémonitoire avec laquelle Nicolas Sarkozy, François Hollande et Emmanuel Macron vont radicalement rompre.

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Destruction d’une maison d’habitation par la police des frontières à Jérusalem-Est, 2006.
Photo : Ph. R.
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Double-page extraite du livre Israël Palestine : une histoire visuelle,
Le Seuil, octobre 2024, pp. 220 et 221.

Le choix des mots est primordial, mais encore plus primordial est le sens qu’on leur donne. Nous voulions aborder ces problématiques sensibles et complexes avec d’autres perspectives que celles, convenues, qui nous sont données comme étant les seules et uniques possibles. Ces « champs », pour reprendre l’expression de Karen Akoka [3], nous sont transmis essentiellement par la presse, les médias, mais aussi par les narratifs gouvernementaux israéliens et de ses alliés les plus fidèles. Ils concernent essentiellement la représentation cartographique, ainsi que le champ sémantique utilisé pour décrire et « expliquer » les termes du conflit dans une situation géopolitique complexe et imbriquée.

Lorsque nous avons élaboré le corpus cartographique, nous avons donc essayé de travailler en « contre-champs [4] » en prenant un soin particulier d’une part, à choisir les représentations frontalières et administratives selon les critères du droit international qui reste la seule boussole possible comme base pour le dialogue et les négociations, et en prolongement, à choisir les mots, les expressions, les dénominations des éléments de la géographie humaine, les qualifications des lieux et des événements pour coller au plus près de ce qui est internationalement reconnu, – et à défaut – de la réalité du terrain.

C’est ainsi que nous écrivons « bombardements » au lieu de « frappes », « Colonie israélienne illégale » [selon les termes de la résolution 242 de l’ONU] au lieu de « quartier juif », « Cisjordanie occupée » ou encore « Palestine occupée » au lieu de « Judée et Samarie », « mur de séparation », « mur d’apartheid » ou encore « mur illégal » au lieu de « mur de sécurité ». Enfin, et c’est sans doute ce qui est le plus difficile à qualifier, c’est la nature de ce conflit. Les qualificatifs peuvent ainsi servir aux instrumentalisations politiques : nous avons du mal à croire à un « conflit religieux ou communautaire » là où nous percevons plutôt un « conflit pour le contrôle de la terre », ou pour le dire plus clairement un « conflit pour l’accaparement des territoires », expression générique qui permet de faire le lien avec les politiques d’occupation et de colonisation.

Du point de vue cartographique, le tracé de la « ligne verte » est toujours un trait plein (et jamais en trait tireté). C’est la ligne de cessez-le-feu de 1949 qui fait office de frontière en attendant la signature d’un accord de paix et d’un accord multilatéral sur le tracé frontalier. Au nord, comme l’annexion du Golan n’est pas reconnue par les instances internationales, le plateau du Golan reste officiellement territoire syrien et, de fait, la frontière internationale de courir – en trait plein – tout au long du Jourdain.

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Page extraite du livre Israël Palestine : une histoire visuelle,
Le Seuil, octobre 2024, p. 137.

Contextualisation spatio-temporelle : se remettre en mémoire l’ordre chronologique, et « voir » à toutes les échelles

Ce livre recontextualise les grandes époques du bras de fer, avec ses acteurs et actrices, compte tenu de toutes leurs contradictions et pour dessiner le paysage global. Ainsi, on y trouvera des visions globales (l’immigration juive, la diaspora palestinienne, ou l’histoire de la colonisation et de la décolonisation), des visions régionales (l’Empire ottoman, le Moyen-Orient et les pays du Golfe entre 1912 et 1923, l’Europe de la Shoah), et enfin des visions locales (l’occupation des territoires palestiniens, la destruction des villes et des villages palestiniens, la matrice de contrôle ou encore l’organisation spatiale de Jérusalem-Est).

Au tournant du XXe siècle, le sionisme fut à la fois un mouvement libérateur pour les juifs victimes de l’antisémitisme de l’Empire tsariste, et un mouvement colonisateur pour les populations arabes autochtones de Palestine, plus largement, pour les populations arabes du Moyen-Orient. Du côté juif, le sionisme « de gauche » a disparu depuis la première guerre israélo-arabe de 1947-1949. Après l’assassinat de Yizhak Rabin, la toile de fond, c’est l’hégémonie du sionisme « de droite », actée par l’alliance de Netanyahou avec les néofascistes, accentuée par les ministères confiés à Itamar Ben Gvir et Bezalel Smotrich.

On peut se réjouir des textes lucides sur les autochtones comme ceux d’Ahad Haam [5] (qui remontent au début du XXe siècle). Mais le père spirituel de Benyamin Netanyahou reste Vladimir Jabotinsky avec son article fondamental de 1923, « Le mur de fer [6] ».

N’oublions pas que Meir Kahane, sorti des prisons américaines, s’installa en Israël où il parvint à se faire élire (seul) député de son parti qui sera interdit en 1994. L’alliance passée par Netanyahou avec le Parti sioniste religieux lui permet d’obtenir 14 députés sur 120 et deux ministères majeurs : la Sécurité nationale pour Ben Gvir et les Finances pour Smotrich, intronisé chef de la Cisjordanie. Tout devient possible… sauf l’impossible.

Rétablir la mémoire des plans oubliés

En fouillant dans les archives de l’ONU et en explorant les collections des ONG et institutions telles que UN OCHA oPt, B’tselem ou encore PASSIA, nous nous sommes rappelés que la période mandataire a connu une intense activité diplomatique d’échanges, de négociations et de propositions multiples, et que le plan de partage de 1947 – le seul dont on se souvient – était en réalité le résultat final de nombreuses autres propositions qui l’ont précédé, et dans lesquelles on retrouve, outre la trace d’intéressantes « hésitations », de nombreux éléments de discussions qui éclairent des situations présentes. Nous avons trouvé utile de rétablir la mémoire de ces plans qui ont fait l’objet d’âpres discussions entre les institutions arabes et le congrès sioniste mondial, en général menées sous les auspices des puissances britanniques ou américaines, et où s’exprimaient déjà, en filigrane, les « désirs » territoriaux des uns et des autres.

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Page extraite du livre Israël Palestine : une histoire visuelle, Le Seuil, octobre 2024, p. 185.

Trente ans plus tard, à partir du milieu des années 1970 jusqu’en 2010, les différents pouvoirs israéliens n’ont cessé de proposer des « plans de partage » tous aussi impossibles les uns que les autres, ne proposant aux Palestiniens que des territoires fragmentés, discontinus et mal reliés entre eux, quand ce n’était pas de véritables ghettos [ou des bantoustans].

En d’autres termes, des propositions (qui ont toutes fait long feu) contenant en elles l’impossibilité d’un État palestinien, mais toujours la possibilité de « plus » de colonisation israélienne et de « plus » d’accaparement de terres palestiniennes.

La carte indispensable

Nous voulions aussi des cartes qui puissent éclairer ce que le texte peine à décrire, ou rendre visible des processus invisibles.

Aucun texte n’est capable de faire comprendre ce que représente la pratique du système territorial archi-complexe des zones A, B et C élaborées lors des discussions d’Oslo I en 1995. La restitution figurée de ces zones sur la carte montre de manière indirecte que l’échec de ce système était en germe dans l’élaboration-même du projet. Le négociateur palestinien Saeb Erekat, conscient dès le début de l’impossibilité de cet accord, avait ironisé en racontant qu’il faudrait installer sur les chaussures des Palestiniens des petites lumières rouges qui s’allumeraient et s’éteigneraient automatiquement lorsqu’elles et ils rentreraient et sortiraient de la zone A, tant la trame administrative était complexe et incompréhensible.

Dans le même ordre d’idées, seule la carte peut faire comprendre comment le parcours du mur de séparation est conçu pour, d’une part, s’accaparer les terres ainsi que l’eau, et d’autre part – surtout à Jérusalem-Est – exclure des dizaines de milliers de résidentes de la municipalité où pourtant ils et elles habitent. À Qalandiya et à Shuafat, le mur ne suit plus la limite municipale : il s’enfonce largement à l’intérieur de la ville. Les Jérusalémites palestiniennes se retrouvent de facto exclus des services municipaux de base, ramassage des déchets, distribution du courrier, de l’eau, coupés de leurs écoles, de leurs centres de santé ou de leurs institutions administratives. Une manière, en somme, de faire du nettoyage ethnique sans même avoir à chasser les gens de chez elles et eux. Et ce ne sont là que deux exemples parmi de nombreux autres.

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Page extraite du livre Israël Palestine : une histoire visuelle, Le Seuil, octobre 2024, p. 231.

Par ailleurs, même si la carte réussit à restituer un réel établit, par exemple les centaines de kilomètres de murs et de grillages de séparation, les nombreux obstacles qui bloquent les routes palestiniennes et parfois les voies d’accès aux bourgs palestiniens, elle reste « suspecte » aux yeux des Israéliennes qui vivent loin du mur, et qui – dans une forme de déni – n’ont finalement qu’une vague idée de ce qui se joue en Cisjordanie et qui transforme la vie quotidienne des Palestiniennes en cauchemar, que ce soit pour aller à l’école, au travail, à l’hôpital, cultiver les champs, accompagner les troupeaux, cueillir les olives. Les Palestiniennes sont toujours soumises au risque de subir au pire l’extrême violence des colons ou de l’armée, et au mieux, de perdre un temps infini pour contourner les obstacles, faire des dizaines de kilomètres inutiles pour traverser le mur aux check-points où ils et elles sont potentiellement bloquées (et souvent humiliées) pendant de longues heures.

Nous avons montré à Ziva, médecin à Tel Aviv, cette carte qui restitue de manière implacable la matrice de contrôle israélienne sur laquelle rien ne manque — murs, blocs de pierre interdisant les accès à de nombreuses routes, grillages, zones et routes interdites aux Palestiniennes, check-points, exactions menées par les colons. Ziva regarde la carte, lit la légende et finit par dire visiblement très en colère :

— Mais tout cela est faux, archi faux !

— Qu’est-ce qui te fait dire que cette carte ne dit pas la vérité ? osions-nous lui demander...

— Ce n’est pas possible que ce soit vrai ! Parce que si tout cela était vrai, ça voudrait dire que nous sommes des monstres !

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Panneaux de signalisation d’entrée dans une zone A ainsi que dans une zone militaire israélienne, 2019.
La photo du haut a été prise quelque part en Cisjordanie entre le village de Bardala au nord de la vallée du Jourdain et la ville de Jénine. Elle montre une situation territoriale schizophrénique avec laquelle doivent vivre les Palestiniennes. Un premier panneau rouge indique l’entrée dans une zone A, théoriquement sous entière souveraineté palestinienne. Sur le panneau est indiqué que l’entrée de cette zone est interdite pour les citoyens israéliens et que vous mettez votre vie en danger puis encore que c’est contre la loi israélienne. L’autre panneau, en pierre, est destiné aux Palestiniennes à qui on indique que c’est une zone de tir [militaire] et que c’est dangereux. Les Palestiniennes ont donc en même temps
le droit ET l’interdiction d’entrer dans cet espace.
 
La photo du bas montre une forme théorique « d’expulsion » des Palestiniennes, avec l’installation, juste à l’entrée de leur village, du même panneau d’exclusion de la zone de tir israélienne interdite.
Photo : Ph. R.

Pourtant tout cela est réel, confirmé, prouvé, référencé, documenté. Par les ONG israélo-palestiniennes qui travaillent quotidiennement sur le terrain, par l’ONU, et parfois même par les autorités israéliennes elles-mêmes. Nous-mêmes, nous avons parcouru en long et en large les territoires palestiniens occupés, et nous avons été des témoins directs de l’existence de ce dispositif, ainsi que de la destruction des maisons et des infrastructures.

Enfin, des observations comparatives des cartes de différentes périodes font apparaître des tendances qui ont de quoi inquiéter.

Après les guerres de Gaza en 2008, puis en 2014, les cartes montraient des destructions importantes, mais « ponctuelles ». La carte – malheureusement encore en évolution – qui restitue les destructions entre 2023 et 2024 montre une bande de Gaza presque entièrement détruite, des destructions que l’on pourrait qualifier de « surfaciques ». Tout est détruit ou endommagé, partout.

La situation est identique en Cisjordanie où malgré l’activité des bulldozers israéliens et des raids des colons sur les communautés palestiniennes, les destructions étaient restées relativement limitées (et donc « ponctuelles »), jusqu’à l’arrivée récente au pouvoir du gouvernement néofasciste. Depuis, les exactions se sont multipliées à ce point que c’est toute la Cisjordanie qui est touchée du nord au sud et d’ouest en est. Dans la représentation cartographique désormais « surfacique », l’évolution des événements politiques nous ont fait passer du « point » au « plan [7] ». Nous retrouvons cette évolution en comparant les cartes produites entre 2000 et 2015, et les cartes les plus récentes. Les actions militaires et les actes violents des colons étaient alors localisés et ponctuels. Ils sont désormais partout.

Ce ne sont plus quelques points sur Gaza, c’est tout Gaza. Ce ne sont plus quelques points sur la Cisjordanie, c’est toute la Cisjordanie. La terreur et les destructions (ou les possibilités de destruction) sont désormais partout.

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Le mur entre la colonie illégale de Pisgat Zeev (à gauche) et les villages de Shuafat et Anata (à droite), 2006.
Photo : Ph. R.

Lire aussi les deux textes
de l’anthropologue palestinienne Ruba Salih :

« Les Palestiniennes peuvent-iels parler ? »

« Gaza entre traumatisme colonial et génocide »