Je rêvais de vivre en dessinant, mais la guerre m’en a empêché

#Résistance #Seconde_Guerre_mondiale #Italie

24 septembre 2024

 

L’expérience d’Adriana Filippi, la « peintre de San Giacomo », et de ses amies, est le sujet du roman Il villaggio messo a fuoco (Le village en ligne de mire) que l’écrivain Nino Berrini, originaire de Boves, commune de la province de Coni dans le Piémont italien, a écrit entre septembre 1943 et décembre 1945.

Elisa Dani et Francesca Reinero ont tiré les informations pour cette narration de Boves. Storie di guerra e di pace (Boves. Histoires de guerre et de paix), édité par Michele Calandri chez Primalpe.

Texte d’Elisa Dani. Illustrations de Francesca Reinero

Traduction de l’italien : Cristina Del Biaggio
Les fonds de carte proviennent d’Openstreetmap

 
 

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Tableau I

Moi. Adriana Filippi. Peintre.

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Née à Turin le 25 septembre 1909.
À peine diplômée de l’Académie des Beaux-Arts de Florence, je quitte la ville.
Déjà sous les bombardements.
Je m’établis dans le hameau de San Giacomo, à Boves.
Dernier village alpin de la Valle Colla.
Sous les pentes pierreuses du Mont Bisalta.
À quelques kilomètres de Coni.
Avec Margherita, ma mère et compagne inséparable.
Ici je travaille comme maîtresse d’école primaire.
Et pas seulement.
Je rejoins le premier et plus important groupe de partisans de la Valle Colla.
Dirigé par Ignazio Vian.
Je rêvais de vivre en dessinant, mais la guerre m’en a empêché.

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Ma passion, par contre, continue.
À San Giacomo je dépeins la résistance partisane.
Avec 150 œuvres.
Dessins. Simplement au fusain.
Toiles à la détrempe à huile.
Esquisses. Témoignages historiques.
Qui racontent les caches secrètes.

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Les premiers rôles sont les visages.
Épisodes de la vie quotidienne. Cabanes.
Longues attentes d’une patrouille qui tarde à arriver.
Regards depuis une petite fenêtre qui donne sur la vallée enneigée.
Maman Margherita assise sur des planches rugueuses.
Un homme blessé sur les genoux.
Un jeune tué, le visage dans la neige.
Messages de printemps à côté du chapeau alpin et du Carcano mod. 91 [1].
Toutes les opérations cachées. Enterrées dans des caisses.
Elles ne seront déterrées qu’à la fin des hostilités.

Tableau II

Courageuse : oui.
Apparue là-haut.
Aux pieds du Bisalta.
Étrangement apparue.
Dans cette haute bourgade de montagne.
Avec chevalet. Boîte de couleurs. Toile.
Et peu d’objets ménagers.
En hiver, couverte de laine.
Avec des bottes et des grosses chaussettes de skieuse.
Cagoule sur la tête couvrant le visage.
Comme une Madone brune de Leonardo.
Comme dans une cotte de maille médiévale.
Enfoncée dans des trous formés par la neige pour capturer les paysages hivernaux.
Visages de montagnards. Ou visages de rebelles.
En regardant en face la guerre.
Est-ce que c’est vrai que la peintre de San Giacomo fait ton portrait ?
Tel un écho dans la vallée.

Tableau III

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L’école est un immeuble qui surplombe le torrent Colla.
Deux salles de classe spacieuses accessibles par un long balcon.
Pour chaque salle, un mini logement pour les maîtresses.
Poêle en bois et le strict nécessaire.
Voilà comment sont les jeunes :
sabots en bois noir.
Capes courtes et chaussettes en laine non raffinée.
En toutes saisons un bonnet de laine dont ils ne se séparent pas.
Deux pommes cuites dans la poche pour se réchauffer les mains en hiver.
Au printemps, un petit bouquet de primevères et de violettes.
Pervenches et myosotis : pour les maîtresses. Toujours.
Les absences correspondent à une logique de survie.
La vie des montagnards est toute là : attachée aux quelques fruits de la terre et des arbres.
Ici. Tout manque pour bien étudier.
Les livres manquent. Les cahiers manquent. Parfois, l’encre manque.
Et pourtant, on travaille intensément.
Pour la conscience de bien faire.
Vie, vie, vie !
Je parlerai. Nous parlerons ensemble. Nous regarderons le monde qui nous entoure.
Il est difficile, l’enseignement : plus difficile que la vie elle-même.
J’insiste auprès de mes élèves pour que tout le monde soit là.
Mais malheureusement je sais que ceux qui en ont le plus besoin ne viendront pas.
Parce qu’ils feront leur service.
Je m’intéresse à leurs conditions de vie.
Je leur prête une assistance qui va bien au-delà des devoirs scolaires.
Pendant les vacances aussi.
Je fréquente leurs maisons.
Pour ne pas créer un décalage trop important entre l’école et la famille.

Tableau IV

L’enseignement dure une décennie : de 1937 à 1947.
Au début, l’école fasciste. Le même scénario tombé en morceaux. Flétri.
Puis, les soubresauts de la rébellion de Boves en 1943 [2].
J’ai vécu en première personne la guérilla partisane entre septembre 1943 et janvier 1944.
Le babel du démantèlement.
La première organisation militaire des rebelles.
Le défi au colosse allemand.
Le 19 septembre 1943. L’incendie de Boves.
Le massacre de la population civile en train de vaquer à ses occupations quotidiennes.
Les quatre journées de rafle.
Le 31 décembre 1943.
Le premier, le 2 et le 3 janvier 1944.
C’est le 10 septembre 1943.
Je suis dans la salle de classe avec les élèves qui doivent soutenir l’examen de rattrapage.

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Les enfants sont un peu distraits. Je les fais sortir pour une brève promenade.
Au-delà du torrent Colla. Se distraire avec la peinture.
Chevalet et palette. Boîte à couleurs.
La réalité idyllique de San Giacomo.
Une maîtresse et un groupe d’enfants bruyants.
Et des montagnards occupés à des travaux d’automne. Fini. Ici. À la fin de la promenade.
Arrivent les premiers signes de la tragédie qui est en train de s’abattre sur le village.
Il semblerait que les Allemands soient en train d’arriver à Coni.
Mais que fait la peintre, ici ? Venez vous réchauffer un peu dans l’étable.
Bonsoir Madame la maîtresse, montez boire une tasse de lait.
Nous devons faire face à des temps difficiles.

Tableau V

J’ai écrit un journal intime.
Un roman inachevé. Le mien.
Une fresque de vie partisane.
Qui a duré 90 jours.
Du 19 septembre au 31 décembre 1943.
Parce que la guerre n’est pas une affaire d’hommes.
Un corps à corps entre guerriers.

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C’est le jeudi 16 septembre 1943.
Les femmes de Boves sont obligées par les Allemands de monter dans les vallées.
Castellar. San Giacomo. Rosbella.
Pour inciter les hommes à se rendre.
Et elles. Les femmes. Au contraire, elles les exhortent. À rester libres et armés.
À défendre le pays déchiré par la guérilla et les représailles contre les civils.

Mon logement exigu devient un petit hôpital et un ambulatoire.
Ma mère et moi : infirmières.
Une pulsion rebelle pour soigner.
Avec les moyens du bord.
Nous avons même recours au crochet.
Pour extraire les échardes des blessures.

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L’école c’est l’observatoire le plus important de l’histoire de la bande de Boves.
Son chef : Ignazio Vian.
Le chef des rebelles.
Ses mots dans une salle d’école :
nous sommes ici pour démontrer que l’armée italienne existe encore.
Nous le démontrerons avec courage et discipline.
Nos casernes seront les refuges pour les messagers.

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Nous sommes des soldats et non des bandes de vagabonds.
La formation Vian installe le commandement à la sortie du hameau fin septembre.
Je vois Ignazio se promener à cheval dans San Giacomo.
Son cheval au poil rougeâtre. Et puis s’éloigner au trot dans la rue Buscajè.

Maîtresse !
En guerre il faut économiser sur tout.

Lui. Il exige une discipline militaire.
Il est pointilleux, extrêmement pointilleux.
Parfois cruel aussi dans sa manière d’imposer la discipline.
Il veut qu’on porte les uniformes. Qui doivent être nickel.
Nous transformons la salle de classe, puis notre logement, en un atelier de couture improvisé.
Pour raccommoder les uniformes.
Avec l’apport généreux de quelques femmes de la bourgade.

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Vian et Franco entrent. Avec le colonel.
Le colonel jette un regard d’approbation au laboratoire.
Je suis vraiment content de comment se présente la vallée.
Je n’imaginais pas une organisation si solide.
Nous sommes tous immobiles et silencieux. Paralysés par une magie.
Tout ceci donne envie de pleurer. Dit Giovanna.
Elle le dit doucement, comme si elle avait peur de briser l’enchantement.

Les Allemands occupent aussi l’école.
Nous montons dans les granges des Crocette.
La fédération fasciste et le commandement militaire allemand nous surveillent aussi, maintenant.
Ils fouillent notre logement. Plein de sacs à dos militaires. De munitions. D’armes.
Plein. Jusqu’au jour précédent.
En effet, quand ils arrivent, ils ne trouvent rien.
Tout avait disparu comme par enchantement.

Tableau VI

Les quatre journées de représailles de fin d’année ont commencé.
Des chiffres qui reviennent.
31 décembre ’43.
1er, 2 et 3 janvier ’44.
Nous nous cachons.
Dans les granges des refuges des Riss.

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Des Filibert.
Des Crocette et des Badari.
Au milieu des fusils. Des cartouchières et des bombes.
Ce sont des jours de représailles dans les hameaux.
Castellar, San Giacomo, Rosbella.
Un coup de canon contre le mur de l’église.
Le clocher de l’église de San Giacomo est brisé à moitié.
D’autres coups dans la forêt. Tout brûle. Dans les vallées.
Munies d’un panier contenant des produits pharmaceutiques, nous nous rendons à la maison de Tus.
Là où fonctionne un hôpital de fortune. Dansent autour de nous les femmes. Les rebelles.
Joseph le Russe joue Les Yeux Noirs sur son violon.
Un jour : une orgie de sang et de musique.
Quand tout est fini.
Depuis le seuil de l’école.
Nous comptons les dégâts.
Maman Margherita et moi.

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Je reconnais la ficelle noire qui relie mes dessins.
D’innombrables morceaux de papier brûlé.
Noirs.
Ils volent légers dans l’air. Ils retombent et se dispersent.
Un bout de ficelle reste dans ma main.
Je n’arrive pas à prononcer un seul mot.
Je reste là, agenouillée et transie de froid.
Je tousse sans me préoccuper d’essuyer les larmes qui tombent sur le manteau.
Le logement est en pleine obscurité.

Tableau VII

Vian disait : il faut savoir regarder la mort dans les yeux.
Maintenant, désillusionné, il dit :
les vallées ne comptent pour rien.
Il faut se jeter dans la plaine.
Dans la plaine. Se retrousser les manches.

La bataille de ’43 s’achève.

3 janvier.

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Le dernier jour, Vian reste tout enveloppé dans une couverture.
Dans les ruines du clocher.
Un autre Vian.

Ignazio Vian.
Je me le rappelle ainsi.
Enveloppé dans son manteau noir.
Qui court d’un poste à l’autre.
En incitant à la lutte.
En hurlant des ordres à une armée qui n’existe pas.
Un soldat au service d’une idée : une rébellion morale.
Prêt à sacrifier sa vie. Pour cette idée.
Adriana. C’est moi.
Présente !
Je n’ai pas fui.
La mienne : une vie en péril.

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