Cartes, mémoire et commémoration de l’exploration

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29 juillet 2024

 

La carte n’est pas qu’un simple outil de représentation de l’espace pour l’extraire du temps. Dans leurs détails, les cartes portent en elles une dimension temporelle et peuvent restituer une mémoire des lieux. C’est de cette mémoire charriée par les cartes - et plus particulièrement par les cartes d’itinéraire produites au temps de l’exploration européenne du continent africain au XIXe siècle - dont il s’agit dans ce texte.

Cet article montre que la mémoire cartographique de l’exploration est multiple et œuvre à plusieurs niveaux : en se faisant activité mnémotechnique sur le terrain de l’exploration, en se proposant comme mémorandum visuel à la communauté savante, et en endossant une fonction commémorative. Cette dernière permet de célébrer et faire connaître les héros d’une discipline géographique au début de son institutionnalisation, et de légitimer la conquête coloniale du territoire africain. [1]

par Zoé Pfister

Doctorante en philosophie
Université de Bourgogne, Laboratoire LIR3S
Université Grenoble Alpes, Laboratoire Pacte

C’est sur la surface de la terre habitable que nous nous souvenons avoir voyagé et visité des sites mémorables. Ainsi les ‘‘choses’’ souvenues sont-elles intrinsèquement associées à des lieux. Et ce n’est pas par mégarde que nous disons de ce qui est advenu qu’il a eu lieu. »

Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Éd. du Seuil, 2003, p. 4.

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Esquisse extraite du Journal de route de la 2e expédition [sur le fleuve blanc], 1840-1841, aller et retour, de Joseph Pons d’Arnaud.
Source : Gallica, Bibliothèque nationale de France.

L’exploration fait l’épreuve d’une curieuse nécessité qui transparaît à la surface des cartes : il faut bien aller dans les lieux pour y voir ce qui s’y trouve, mais ce déplacement implique une temporalisation de l’espace exploré et contraint au constat non seulement de ce qui s’y trouve, mais aussi de ce qui s’y passe quand on y arrive. Les cartes de l’exploration, ainsi, ne décrivent pas uniquement ce qu’il y a dans les lieux ; elles nous renseignent aussi sur ce qui a eu lieu. Comme nous le rappelle Paul Ricœur, la mémoire du voyage s’arrime sans cesse à des lieux.

Nous explorons ici la mémoire des lieux datant des temps forts de l’exploration africaine par des productions cartographiques européennes, en particulier françaises. Ces productions sont initialement le fait d’une géographie savante, au début de son institutionnalisation, qui privilégie — depuis la fin du XVIIIe siècle et tout au long du XIXe — l’exploration comme mode de connaissance de l’« ailleurs », et dont les objectifs sont de plus en plus assimilés à des velléités d’expansion territoriale. Dans le dernier tiers du XIXe siècle, l’exploration n’est plus simplement une entreprise scientifique d’« appropriation intellectuelle » : elle est complétée, voire remplacée, par une « appropriation politique » [2].

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Esquisse extraite du Journal de route de la 2e expédition [sur le fleuve blanc], 1840-1841, aller et retour, de Joseph Pons d’Arnaud.
Source : Gallica, Bibliothèque nationale de France.

Dans ce contexte, c’est dans plusieurs lieux où opère et se diffuse le savoir cartographique que nous trouvons les cartes qui nous intéressent :

  • Celles, discrètes, qui composent la « mémoire de papier » des voyages, réalisées sur le terrain et non publiées ;
  • Celles d’une culture visuelle savante à forte publication cartographique, qui circule entre les acteurs de la géographie de l’exploration ;
  • Enfin celles diffusées, par différents usages, au-delà du champ scientifique, qui participent à la fabrique des « cultures de l’exploration » [3] propre à cette époque de transition où les frontières entre science, journalisme, commerce, religion, ou campagne militaire sont nébuleuses dans l’entreprise d’exploration.

Les cartes dont il est question dans ce texte représentent des espaces à des échelles de plus en plus petites, qui nous amènent donc vers des territoires de plus en plus vastes. À l’échelle de l’espace exploré, l’activité cartographique se présente comme un adjuvant d’une mnémotechnique scientifique attentive aux détails des lieux, et comme le support d’un partage du savoir, de sa comparaison et de sa mise en discussion, qui visent souvent son insertion dans une cartographie plus générale. À l’échelle de la représentation du continent, la fonction de la carte est plus commémorative que mnémotechnique ; elle propose des lieux de mémoire plutôt qu’une mémoire de lieux.

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Esquisse extraite du Journal de route de la 2e expédition [sur le fleuve blanc], 1840-1841, aller et retour, de Joseph Pons d’Arnaud.
Source : Gallica, Bibliothèque nationale de France.

Sur les différentes formes cartographiques rencontrées, les liens de la carte à la mémoire se détectent par une lecture rapprochée, attentive aux « lieux hautement significatifs de la carte », c’est-à-dire à des détails nous permettant d’entrer dans une interprétation possible de l’image, comme l’expliquait Christian Jacob en invitant à une « approche microscopique de la carte » [4].

Dans le texte qui suit, nous explorerons ce que nous avons compris de ces « épopées cartographiques » africaines, dans leur double fonction de collecte d’information et de mémorisation (I), et finalement de formes d’hommages et de commémoration (II).

I - Voir et mémoriser l’exploration

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Esquisse extraite du Journal de route de la 2e expédition [sur le fleuve blanc], 1840-1841, aller et retour, de Joseph Pons d’Arnaud.
Source : Gallica, Bibliothèque nationale de France.

Au XIXe siècle, les cartes d’itinéraires deviennent un format visuel privilégié pour rendre compte des explorations : on ne représente pas des espaces entiers, remplis et aux contours bien cernés, mais simplement les trajets des explorateurs, et parfois les espaces qu’ils ont pu constater environnant ces trajets. Ce choix de restreindre la représentation cartographique à l’espace parcouru ou observé lors du parcours est à mettre en lien avec la nouvelle fonction que les géographes associent depuis le milieu du XVIIIe siècle aux « blancs » sur les cartes : n’est représenté que ce qui a été localisé avec certitude [5], et, par honnêteté scientifique, les doutes et les hypothèses géographiques sont exprimés sur la surface cartographique. L’idéal à atteindre étant, au fil des itinéraires collectés et tracés, de combler les « blancs » de la carte…

  • I.a. - Sur le terrain de l’exploration, établir une carte entraîne la production d’une « mémoire de papier » [6] où des éléments « pré-cartographiques » peuvent, insérés dans un réseau d’actes d’enregistrement et d’inscription, endosser une fonction mnémotechnique.
  • I.b. - Dès le retour de l’exploration, et à partir de ce « terrain de papier », la carte sert à trier, organiser et synthétiser les informations géographiques, pour partager le bénéfice épistémique du voyage avec la communauté savante. La carte fonctionne alors comme un memorendum visuel.

I.a. Dans les carnets de voyage : une mnémotechnique cartographique

Enregistrer les lieux

Les curieux et curieuses qui feuillettent, sur Gallica, le journal de route numérisé de Joseph Pons d’Arnaud [7], écrit lors de la deuxième expédition (1840-1841) sur le Nil Blanc commanditée par le vice-roi d’Égypte Méhémet Ali, ont l’heureuse fortune d’y trouver plusieurs esquisses cartographiques, des croquis des rives du Nil, de leurs villages et de leurs habitantes. Ces éléments visuels égayent la masse moins lisible des inscriptions quotidiennes, sur une double page organisée en tableau. Les colonnes recensent différentes mesures : les heures de marche, la déclinaison, l’azimut vrai, la vitesse, la largeur du fleuve, la température, les noms des lieux traversés.

Deux colonnes, sur la droite de chaque page, recensent d’une part les remarques, d’autre part les observations. En bas de la page de gauche sont opérés des calculs de latitude et de longitude, sont indiquées les directions en ligne droite de la route et les corrections à prendre en compte. C’est en bas de la page de droite que d’Arnaud dessine la plupart des vues paysagères depuis son embarcation, ou qu’il propose une première esquisse cartographique d’une partie du fleuve. Ces dessins et croquis débordent régulièrement ce cadre réservé, pour se retrouver dans les colonnes des remarques ou des observations [8] (voir figures 1 et 2).

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Figure 1 - Extrait du Journal de route de la 2e expédition [sur le fleuve blanc], 1840-1841, aller et retour, de Joseph Pons d’Arnaud.
Cette double page est organisée en tableau. Un fragment de cartographie du fleuve est esquissé dans la colonne « Remarques ».
Source : Gallica, Bibliothèque nationale de France.
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Figure 2 - Extrait du Journal de route de la 2e expédition [sur le fleuve blanc], 1840-1841, aller et retour, de Joseph Pons d’Arnaud.
Vue du fleuve dans la colonne « observations »,
représentant la rive droite et un affluant.
Source : Gallica, Bibliothèque nationale de France.

Ce déplacement à la surface du carnet traduit la spontanéité du recours au croquis cartographique, tout comme au dessin, pour suppléer à une description textuelle. D’autres vues ou croquis d’habitantes s’ajoutent parfois sur des feuilles libres.

L’esquisse cartographique, complétée par la vue paysagère, permet de mémoriser visuellement sur le papier un point de passage déterminant de la route fluviale, tels les carrefours créés par les affluents du fleuve (voir figures 1 et 3).

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Figure 1a - Fragment de carte du fleuve esquissé dans la colonne « Remarques » d’une des pages du Journal de route de la 2e expédition [sur le fleuve blanc], 1840-1841, aller et retour, de Joseph Pons d’Arnaud.
Source : Gallica, Bibliothèque nationale de France.
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Figure 3 - Extrait du Journal de route de la 2e expédition [sur le fleuve blanc], 1840-1841, aller et retour, de Joseph Pons d’Arnaud.
Croquis, entre carte et dessin, pour représenter l’embouchure du Saubat, dans la colonne « remarques ».
Source : Gallica, Bibliothèque nationale de France.

Cartographier ou dessiner ces embranchements rencontrés répond à la volonté de résoudre l’énigme multimillénaire de la source principale, et la plus éloignée, du Nil, en accordant moins d’intérêt à ses affluents minoritaires [9]. C’est toujours la branche la plus importante qui est empruntée, quoique certains affluents puissent faire l’objet d’une exploration ponctuelle, d’une journée de navigation.

La mémorisation des lieux ne s’opère qu’à la lumière de préoccupations pratiques et savantes, et ne peut prétendre à un « degré zéro d’enregistrement [10] » où serait sauvegardé passivement le terrain exploré, sans pré-sélection et sans avoir déjà une grille de lecture de l’espace traversé. Ce rôle est remplit par l’organisation en tableau du journal, qui ordonne le quotidien en tâches précises à mener et prédéfinit les informations à relever. Cette mémorisation organisée des lieux nous renseigne sur l’expérience exploratoire elle-même, et sur la nature de celle-ci.

Enregistrer l’exploration

Plus qu’un lieu déterminant dans le paysage, les croquis cartographiques mémorisent en creux l’expérience exploratoire elle-même, et maintiennent la trace du passage dans les lieux rappelant l’espace hodologique [11] de la navigation derrière le procédé cartographique. Cela se remarque dans l’usage de « descripteurs de parcours » : indication des dates et heures de passage, inscription à même le fragment cartographique de pointillés et indications textuelles du passage et de la direction : « arrivons », « partons » [12], « branche par laquelle nous arrivons », « branche que nous poursuivons » [13] (voir figures 4 et 5).

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Figure 4 et 5 - Extraits du Journal de route de la 2e expédition [sur le fleuve blanc], 1840-1841, aller et retour, de Joseph Pons d’Arnaud.
Haut (4) : Esquisse cartographique d’un embranchement du fleuve. Une ligne en pointillés indique la route suivie, ainsi que des indications « allons », « arrivons ». Les flèches indiquent le sens du courant.
Bas (5) : Représentation d’un embranchement et un nouvel indicateur de la route suivie : « branche par laquelle nous arrivons ».
Source : Gallica, Bibliothèque nationale de France.

Ces indications permettent aussi de distinguer différents niveaux de temporalité de l’inscription, correspondant à l’aller et au retour de l’expédition sur le fleuve : « repassé au retour le 20 février 1841 à 1 heure après midi [14] » (voir figure 1a). Se devine ainsi la « rhétorique cheminatoire [15] » de l’exploration fluviale, un ordre et une façon de se déplacer dans l’espace qui consiste à suivre à contre-courant l’affluant principal puis à le redescendre, en empruntant parfois transversalement d’autres branches afin de balayer les environs et s’assurer de l’importance et de la direction de ces affluents.

Ces indications dans les croquis, comme autant de déictiques qui renvoient à des positions et des directions énoncées en première personne, rappellent l’imbrication de l’espace géographique et de l’espace vécu. Par l’emploi du « nous », ces marqueurs trahissent par ailleurs une présence collective, un sujet pluriel de l’exploration. De fait, ce sont plus de trois cents hommes, dirigés par le capitaine Selim Pacha, qui accompagnent d’Arnaud, une expédition importante et lourdement armée [16] qui rend possible une minutieuse collecte des lieux. Reposant sur un important soutien logistique et matériel, elle est préservée de tout empêchement extérieur en se faisant « sous escorte [17] ». Dans la deuxième expédition, d’Arnaud profite également du soutien de Georges Thibaud, son « aide-naturaliste », qui signe des croquis glissés dans son Journal [18] et l’aide à produire sa collecte naturaliste, et d’un autre ingénieur, « son second », M. Sabatier. Autant de conditions d’exercice de la science qui permettent le travail d’enregistrement des lieux que l’on ne retrouvera pas sur la carte issue de l’expédition.

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Figure 6 - Extraits du Journal de route de la 2e expédition [sur le fleuve blanc] », 1840-1841, aller et retour, de Joseph Pons d’Arnaud.
Croquis d’une rencontre avec les « indigènes » offrant à l’équipage « des bœufs, des moutons, et de l’or »
Source : Gallica, Bibliothèque nationale de France.

C’est cette escorte impressionnante qui donne une tonalité particulière aux rencontres avec les populations autochtones, et qui a peut-être permis à d’Arnaud et à son équipe scientifique, par intimidation, de collecter autant d’objets, rencontres dont un croquis donne un aperçu singulier [19] (voir figure 6).

Vivre une expérience cartographique

L’opération cartographique se montre à l’œuvre ici dès le terrain de l’exploration, alors qu’on a coutume de la reporter au retour de l’explorateur, voire de la faire commencer dans le cabinet d’un géographe qui n’a pas mis les pieds sur le terrain. Mais Joseph Pons d’Arnaud est ingénieur géographe, responsable scientifique de l’expédition : il a des compétences cartographiques, et le projet d’une carte du Nil Blanc, dont l’expédition doit trouver la source, est l’objectif qui l’anime dès le départ. La première expédition manquait d’un objectif scientifique, et aucune information géographique précise n’avait pu être vraiment collectée [20]. En revanche, c’est cet objectif qui organise l’espace quotidien de la traversée de J. P. d’Arnaud : « Rien n’a été négligé pour obtenir, à l’étude d’un compas de route de marine installé sur deux bateaux différents, le relevé de notre route à l’aller comme au retour [21] ». L’objectif de l’expédition (trouver la source du Nil) étant par ailleurs un programme scientifique important de la géographie européenne depuis la fin du XVIIIe siècle, des parties de la zone explorée ont déjà fait l’objet de nombreuses expéditions et mises en carte [22], et il est fort probable que d’Arnaud ait emporté avec lui plusieurs cartes, pour orienter l’expédition mais aussi confronter leurs informations, accentuant ainsi le caractère cartographique de l’expérience.

En ce sens, toute sa traversée du Nil peut être pensée comme une expérience cartographique, qui se traduit par l’organisation d’une « collecte des lieux », la nécessité de trouver des repères, de localiser et nommer les éléments géographiques qu’il rencontre, de les ordonner les uns par rapport aux autres, de prendre des mesures spatiales et chrono-spatiales, d’opérer des calculs de positions, de pouvoir en permanence se situer dans cet ordre des lieux et de connaître l’orientation de son déplacement. Une expérience cartographique implique une relation à un environnement traversé et observé par un ou plusieurs sujets, où est mise en avant sa « géographicité », c’est-à-dire la possibilité de l’inscrire dans une surface, doublée d’une volonté de mesure et de mise à l’échelle de ses lieux pour reporter ainsi leurs relations spatiales à la surface, sur laquelle l’écriture va pouvoir être spatialisée.

Dans une telle expérience, l’espace du paysage - entendu comme spatialité vécue -, et l’espace géographique - au sens d’une spatialité rationalisée -, sont indissociablement liés : le terrain exploré est vécu sur un mode géographique, il n’y a pas lieu d’opposer la « carte » au « paysage », pas d’expérience pure de toute mesure et de toute organisation de l’espace, de lieu originaire à rechercher, sous le rendu cartographique [23]. L’organisation de l’espace, sa mesure et sa représentation, sont encore reliées à un sujet tout entier impliqué dans cet espace, qui ne s’en exclut pas mais qui est comme doté d’une visée cartographique.

En parallèle de son journal déjà très fourni, d’Arnaud a aussi produit des relevés météorologiques et astronomiques détaillés, des profils du fleuve, une description des entrevues des membres de l’expédition avec des habitantes des lieux, des relevés de vocabulaires d’idiomes des habitantes, selon les lieux où ils et elles ont été rencontrées. Toutes ces traces graphiques, ces opérations d’inscriptions, organisent et rythment son expérience du terrain et concourent à le rendre aisément cartographiable ; ce sont autant d’actes d’anamnèse anticipés, des efforts faits dans le présent pour ne pas oublier, et préciser du mieux possible la mémoire en vue de la production d’une carte qui pourra synthétiser les apports de l’exploration.

Paul Ricœur distingue, dans la tradition de la philosophie grecque, l’anamnèse de la anamnesis, la première relevant d’un exercice volontaire de la mémoire, là où la seconde désigne une mémoire sensible involontaire [24]. L’anamnèse, mémoire active permettant de lutter contre l’oubli, passe nécessairement par des procédés de réorganisation de ce dont il faut se souvenir ; or on sait combien l’ars memoria a préconisé d’associer des souvenirs à un ordre des lieux pour mieux s’en souvenir [25]. C’est dans cette réorganisation spatiale qu’on peut voir l’intervention d’adjuvants graphiques spatialement organisés : le tableau, mais aussi l’esquisse cartographique puis la carte de l’itinéraire elle-même, dressée après le voyage. Ricœur montre toutefois le pathos à l’œuvre dans cette mémoire qui lutte activement contre l’oubli, dans la mesure où elle est animée par l’inquiétude, la peur de la disparition des traces. Cette inquiétude est palpable dans le souci partagé par le voyageur et la communauté savante de ne pas perdre les carnets de voyage, et le soulagement de les savoir sauvés d’un naufrage [26] : c’est surtout à la communauté savante que cette mémoire des lieux doit rendre des comptes et faire preuve de véridicité.

I.b. Aux sociétés savantes : la carte comme mémorandum visuel

Un compte-rendu cartographique de l’exploration

Après l’exploration, les voyageurs rentrent de leur périple avec cette « mémoire de papier » faite de notes, de mesures, de calculs, de dessins et d’esquisses cartographiques, mémoire presque systématiquement retravaillée par le voyageur lui-même, par un cartographe ou un géographe, dans le but d’établir une carte de leur itinéraire. Celle-ci est soumise à l’ensemble d’une communauté savante par le biais de ses canaux d’informations, tels les bulletins et les séances solennelles de la Société de géographie basée à Paris [27].

Équivalent visuel des récits ou des rapports de voyage que les explorateurs adressent aux sociétés savantes, qui participent à l’établissement d’une mémoire discursive et analytique du voyage, la carte itinéraire agit davantage comme un mémorandum visuel : en plus de mémoriser la route de l’exploration, elle produit une synthèse en sélectionnant les informations géographiques collectées les plus pertinentes. Elle fonctionne comme un compte-rendu graphique de l’exploration à l’attention des pairs, qui peuvent ainsi constater d’un coup d’œil si un profit épistémique a pu être tiré du voyage.

Les relevés, journaux, carnets et dessins faits sur le terrain, puis les cartes qui en sont tirées, semblent autant de « mobiles immuables [28] », des inscriptions qui capitalisent des connaissances, susceptibles d’être partagées avec les communautés savantes, telle la Société de géographie de Paris qui suit de près l’expédition scientifique où se trouve d’Arnaud ; mais aussi le Muséum d’Histoire naturelle auquel il envoie une partie des objets collectés, ou le vice-roi d’Égypte, commanditaire et protecteur de l’expédition, qui peut y trouver des intérêts territoriaux : engagé dans l’exploitation de gisements aurifères dans la branche orientale du Nil, il a déjà sollicité l’expertise de d’Arnaud. Celui-ci destine l’autre moitié de sa collecte d’objets à l’Égypte, à qui il réserve une bonne partie des informations géographiques acquises, et devient plus tard membre de l’Institut égyptien, sous la tutelle du vice-roi [29].

Ici, c’est le voyageur lui-même, s’installant provisoirement à Khartoum entre deux expéditions, qui traite et synthétise dans une carte les informations acquises sur le terrain : la collecte d’informations est proche du moment de leur traitement, que d’ailleurs les conditions d’exploration permettent d’anticiper par le biais d’une collecte très organisée. On voit comment on ne saurait se contenter du schéma d’un savoir construit à partir de données, accumulées dans les périphéries mais traitées seulement dans un centre savant, puisqu’il se trouve complexifié ici par la délocalisation du « centre de calcul » et la pluralité des communautés destinataires du savoir résultant [30].

Dans sa lettre à Jomard du 12 octobre 1842, adressée du Caire et publiée dans le Bulletin de la Société de géographie [31], d’Arnaud annonce l’envoi d’une carte détaillée de l’expédition : « Je vais m’empresser, monsieur, de mettre ordre à mon travail, de dresser une carte de ma route, et je prendrai liberté de vous adresser copie du tout. » Et il ajoute, en post-scriptum : « J’ai fait, il y a un an environ, pour satisfaire à l’impatience de S. A., une carte approximative de ma route ; mais à vous monsieur, je ne puis communiquer que celle que je vais dresser. »

D’Arnaud a donc dû commencer sa carte détaillée (quoiqu’approximative) entre la deuxième expédition qui revient à Khartoum en mai 1841, et la troisième expédition qui débute en septembre 1841. On notera au passage l’ambiguïté de la double allégeance de l’explorateur, qui exprime sa prise de liberté pour diffuser de l’information géographique précise à Jomard, « doyen des explorations d’Afrique [32] », alors que Son Altesse le vice-roi d’Égypte s’est vu plus rapidement remettre une carte dont la valeur paraît, dans le discours de d’Arnaud, de l’ordre de l’appropriation symbolique. Cet engagement ne sera ni aussi simple ni aussi sincère : ce n’est qu’après 1880 que d’Arnaud partagera sa carte détaillée du Nil avec la Société de géographie, se contentant d’envoyer à Jomard en 1843 une carte générale de l’expédition sur le fleuve.

D’Arnaud n’adresse en effet à Jomard, jointe à sa lettre de janvier 1843, qu’une « petite carte » qu’il a dressée et dessinée lui-même (voir figure 7a) publiée, avec la lettre qu’elle accompagne, dans le Bulletin de février et mars 1843 [33].

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Figure 7a - Carte du Bahr-El-Abiad d’après les travaux de l’Expédition « à la recherche des sources du Nil Blanc » par Mahammed-Aly, vice-roi d’Égypte, dressée par l’ingénieur D’Arnaud Binbachi, chef scientifique de l’Expédition, et envoyée à la Société de géographie de Paris (1843).
Source : Digital of the library at Illinois University.

La carte représente l’espace parcouru par l’expédition, qui coïncide avec le tracé du fleuve. Les indicateurs de parcours sont rares, mais ils permettent tout de même d’interpréter l’espace comme étant celui d’un trajet, plus que comme un espace sans histoire. L’indication textuelle du terme de l’expédition, « 4º. 40’ 42’’ terme de l’Expéditº », renvoyant au lieu où l’expédition a été contrainte de faire demi-tour, laisse imaginer clairement une navigation du Nord, où se trouve la ville de départ de Khartoum, vers le Sud, d’autant qu’en deçà le tracé plein du fleuve laisse place à une double ligne ponctuée, pour indiquer des informations géographiques obtenues uniquement de seconde main. De fait, comme on le comprend à la lecture des échanges avec Jomard, au-delà du quatrième degré quarante-deux minutes de latitude Nord, le tracé du fleuve est établi à partir de renseignements pris auprès des « naturels ».

Cette double ponctuation est aussi utilisée pour le tracé des affluents du fleuve, dont on devine que l’expédition a tout de même atteint les premiers amonts de l’embranchement, maintenus en traits pleins. Le tracé ponctué, en trait simple cette fois, sert enfin à marquer des itinéraires terrestres obtenus par renseignements, auprès des habitantes des régions traversées mais aussi par d’autres voyageurs, comme l’Anglais Bayle ou le consul général belge Blondeel, ainsi que le précise d’Arnaud dans la correspondance avec Jomard. La carte n’est donc pas qu’une synthèse mémorisant un espace vécu et parcouru dans la grille d’un espace géographique : elle se densifie aussi d’un « espace reçu [34] », collecté et inscrit auprès de pratiquants de l’espace extérieurs à l’expédition, tout en maintenant la distinction de différents niveaux de certitude, la ponctuation renvoyant à des itinéraires moins sûrs, car reçus mais non parcourus par le voyageur-cartographe et son équipe scientifique. La carte représente également en traits pleins l’affluent oriental du fleuve depuis Khartoum, le Nil bleu, dont le tracé est plus maîtrisé et la source mieux connue depuis les travaux de James Bruce. Non parcourue par l’expédition, cette zone de la carte renvoie plutôt à un espace familier du cartographe, qui mentionne même « deux ans de séjour 1838-1839 » à Mohammed-Ali Polis, sur les rives du Nil bleu, où d’Arnaud a été chargé d’une autre mission par le vice-roi. Finalement, l’espace exploré est augmenté de deux autres types d’espaces : l’espace connu et l’espace reçu. La carte participe ainsi à la sédimentation de ces niveaux de spatialité.

Trier, condenser et réinscrire les informations enregistrées

Au regard de la quantité et de la densité des matériaux qui ont servi à l’établir, cette carte se contente seulement d’un tracé précis du fleuve dans sa partie explorée, de quelques indications textuelles et sémiologiques pour décrire l’environnement naturel (relief, géologie, végétation, faune, etc.) et distinguer des aires ethnolinguistiques, indications faites à partir de la masse d’observations rapportées, mentionnées dans le sous-titre. La mémoire de papier est un matériau qu’il est nécessaire de retravailler pour être partagé : ses inscriptions, trop « denses » ou trop « lourdes », sont soit insuffisamment transparentes pour pouvoir être comprises par d’autres que leur auteur, soit trop longues, malgré leur lisibilité, pour qu’on en saisisse rapidement l’intérêt [35]. En même temps qu’une clarification des informations contenues dans les carnets du voyageur, la production d’une carte à petite échelle de l’espace parcouru permet d’élaguer et de condenser des informations trop importantes et trop analytiques.

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Figure 7b - Détail de la Carte du Bahr-El-Abiad d’après les travaux de l’Expédition « à la recherche des sources du Nil Blanc » par Mahammed-Aly (figure 7).
Source : Digital of the library at Illinois University.

Ce travail de tri et de synthèse propre à l’inscription cartographique correspond au travail du cartographe comme agent de la communication des informations. Issue de la frénésie de l’inscription, la carte synthétise cette mémoire graphique des lieux et la met en ordre, sélectionne les informations qui semblent les plus pertinentes pour le public savant auquel la carte est destinée.

Elle procède également à un travail d’abstraction et de généralisation des donnés qualitatives rencontrées sur le terrain, en considérant qu’une singularité rencontrée dans un lieu le particularise et l’identifie suffisamment pour être inscrite sur une carte. C’est ainsi que la rencontre avec un troupeau d’éléphants, décrite comme un événement de la journée du 5 janvier 1841 et dessinée [36], et le récit de l’aide-naturaliste, parti explorer un rivage et relatant une autre rencontre avec des éléphants, se trouvent transformés dans l’énoncé d’une particularité de la faune et de la flore d’une région avoisinante du fleuve : « Plaine couverte de hautes graminées et où paissent de nombreux troupeaux d’éléphants » (voir figure 7b et 7c). C’est dans cette conversion que se perd une partie de la dimension vécue de l’espace exploré, que s’effacent les « descripteurs de parcours » et qu’on transforme ce qui a eu lieu en ce qu’il y a dans ces lieux.

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Figure 7c - Illustration extraite du Journal de route de la 2e expédition [sur le fleuve blanc],
1840-1841, aller et retour
, de Joseph Pons d’Arnaud.
Source : Gallica, Bibliothèque nationale de France.

La carte devient outil de communication et d’argumentation visuelle pour mettre en valeur le bénéfice du voyage et en retenir l’essentiel. Or, pour une communauté savante qui attend de combler le blanc des cartes avec certitude, insister sur la distance explorée et les degrés de latitude gagnés semble constituer cet élément essentiel [37].

La carte de l’exploration : la fixation des lieux, l’occasion d’un débat

L’exploration étant motivée, encadrée ou suivie de près par diverses sociétés savantes, les informations qu’elles rapportent, déjà orientées parfois avant le départ par des instructions aux voyageurs, sont soumises à leur retour à un examen minutieux par ces mêmes sociétés, notamment par le biais de questions et de comparaison avec les résultats d’autres explorations et des connaissances déjà plus ou moins établies, dans le but de ne retenir que les informations les plus fiables et les plus sûres possibles. Ces informations sont également analysées à la lumière de leurs conditions d’acquisition et de la qualité de celui qui les rapporte.

Dans cette mise à l’épreuve, certaines informations résistent plus difficilement - du fait de leur mode d’acquisition - à la comparaison avec des informations créditées de plus d’autorité, même quand celles-ci ne sont pas issues de l’exploration. Des mythes géographiques depuis longtemps établis prennent ici leur part, en se confrontant à la mémoire et à l’effort de collecte du voyageur. Jomard met ainsi en regard les résultats de d’Arnaud et ses connaissances de la géographie ancienne. Celle-ci envisage la présence des Monts de la Lune, où le Nil prendrait sa source, là où la première expédition, déjà, n’a constaté que de grandes plaines marécageuses, ce qui conduit Jomard à proposer de situer ces montagnes vers le sud-ouest. Mais cette supposition est contredite par la deuxième expédition, qui s’avance plus au Sud encore et constate des chaînes de montagnes et un fleuve qui se poursuit à l’Est, selon les « renseignements des indigènes ». Jomard a du mal à accepter cette source d’information, qu’il dévalorise :

À la vérité, cette opinion ne repose que sur le récit des indigènes, comme on le voit par la carte jointe à cette lettre : l’on ne pourra donc se former une opinion décisive qu’après la troisième expédition [38] ».

En même temps que ces observations, Jomard semble avoir fait parvenir à d’Arnaud une copie de sa carte annotée de ses remarques et hypothèses géographiques concernant le cours du fleuve « d’après les cartes les plus récentes » – notamment sur l’emplacement des Monts de la Lune et la direction sud-ouest que prend le fleuve à partir du 9e parallèle – carte que l’on trouve dans les archives de d’Arnaud, données à la Société de géographie [39] (voir figure 8).

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Figure 8 - Carte extraite du recueil « Cartes et croquis (18 pièces), notes éparses (69 pièces) » par Joseph Pons d’Arnaud.
Source : Gallica, Bibliothèque nationale de France.

La production cartographique s’étale dans le temps, et les cartes ne cessent d’être redessinées, annotées, dans le but de confirmer la mémoire des lieux et des témoignages, ou de la confronter à d’autres sources de connaissance. À ce stade, la carte est donc aussi le lieu d’une discussion (« un chantier permanent » [40]) : elle entraîne la fixation de certains lieux autant qu’elle en déplace d’autres ou les met en doute. Elle n’agit donc pas uniquement comme archive, mais aussi comme modèle heuristique de l’espace étudié, qui en remplace d’autres et doit lui-même être mis à l’épreuve par de nouvelles explorations [41]. Lors des séances de la Société de géographie, de telles cartes simplifiées peuvent aussi servir de support partagé de discussion, entre les savants présents, sur l’état des lieux du savoir géographique [42].

La réponse de d’Arnaud est intéressante, dans la mesure où, en recontextualisant les conditions d’obtention des informations figurées sur la carte, elle entend assoir les renseignements obtenus par la convergence et la nature cartographique des témoignages :

Voici quelques détails que vous me demandez au sujet du tracé ponctué du fleuve Blanc, au-delà de 4º42´ lat. N. Presque tous les naturels que nous avons interrogés se sont accordés à dire que le fleuve continue encore la direction S.-E. de 50 à 100 milles ; mais qu’après, il se dirige vers l’E. et N.-E. ; ils nous ont fixé un point qui est le marché de Berry […]. »

Les témoignages des personnes auxquelles Jomard refuse de s’en remettre sont précisés d’un geste cartographique qui se rapproche de celui de l’inscription, à savoir « fixer un point », comme si d’Arnaud leur avait soumis une carte sur laquelle ils avaient pointé le marché de Berry.

Conclusion : un devenir cartographique

Bien que d’Arnaud tarde à partager sa carte détaillée, présentée presque quarante ans après la première, cette carte générale satisfait tout de même l’appétit de connaissance de Jomard : « Relativement à la carte ci-jointe, je n’ai pas besoin d’ajouter combien elle présente d’indications neuves et curieuses qui doivent faire désirer vivement la publication des cartes de détails annoncées par le voyageur [43] ».

L’annonce de cette expédition et de ses résultats a attisé l’enthousiasme de Jomard quant à l’avenir de l’exploration de l’Afrique, procédé scientifique d’acquisition de connaissances ici explicitement pensé sur un modèle conquérant, mais qui ne fonctionne que si les « fronts » sont démultipliés, et qui sous-entend une représentation cartographique à compléter du continent africain dans son ensemble :

Ainsi, de tous les côtés, par le nord, par l’orient, par le couchant, le continent africain est attaqué et entamé. Tout annonce que le moment n’est pas très loin où il sera traversé de part en part, où les points isolés dont la science a pris possession se rejoindront de proche en proche, et formeront des lignes continues, sur lesquelles se rencontreront quelque jour les voyageurs de tous les pays. Les voyages que vient d’ordonner le maître de l’Égypte dans ces contrées qui touchent à l’Équateur ne contribueront pas peu à ce résultat [44]. »

La référence aux « points isolés » et aux « lignes continues » renvoie à la surface de la carte du continent et à sa grille, qui servent de support à cette conquête, ici confondue avec le territoire. Il y a donc une représentation cartographique sous-jacente qui organise la pensée de l’exploration chez un savant comme Jomard : la carte, dont les tracés littoraux sont nets et l’intérieur encore blanc, se trouve maillée à chaque exploration. Pour Jomard, chaque carte itinéraire vaut comme une étape dans ce projet de maillage.

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Figure 9a - Détail de la Carte représentant le haut pays du Nil et le centre-est de l’Afrique dessinée par Carl Zimmermann, sur laquelle est portée l’indication du terme des IIe et IIIe expéditions sur le Nil Blanc ordonnées par le vice-roi d’Égypte.
Source : Gallica, Bibliothèque nationale de France.

L’inscription des lieux explorés ou pressentis sur la surface cartographique, si elle peut répondre un temps à la nécessité de mémoriser et de synthétiser une exploration, permet aussi d’ajouter une pierre à l’idéal d’une cartographie complète du continent. De fait, la carte de d’Arnaud est par la suite ré-utilisée dans des cartes à plus petite échelle, aux côtés d’autres itinéraires exploratoires mais où demeurent encore des Terra Incognita et de larges bandes de blanc. On retrouve ainsi les tracés de la carte de d’Arnaud dès 1843 sur la carte de Carl Zimmerman [45], puis sur une autre carte de Brun-Rollet [46] (voir figures 9 et 10).

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Figure 9 - Karte zur Darstellung des oberen Nillandes und des Östlichen Mittel-Afrika, entworfen von Carl Zimmermann (Carte représentant le haut pays du Nil et le centre-est de l’Afrique, dessinée par Carl Zimmermann), 1843.
Source : Gallica, Bibliothèque nationale de France.
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Figure 10 - Esquisse d’une carte des pays compris dans la région du Nil Blanc, dessinée d’après la carte de Mr. D’Arnaud et autres cartes récentes, les informations des indigènes et les dernières relations par Antoine Brun-Rollet, membre de la Société de géographie de Paris.
Source : Gallica, Bibliothèque nationale de France.

Mais le devenir d’une carte n’est pas linéaire, progressif et unique, les cartes itinéraires ne sont pas destinées uniquement à remplir des « cartes grilles » et celle du continent. Loin de se limiter à un archivage toujours plus complet des lieux, le lieu d’une mémoire passive qui se contente d’accumuler des informations collectées in situ, cette mémoire cartographique est grossie d’autres spatialités, bousculée, discutée, réécrite : la carte est un palimpseste.

On a vu que Jomard redessinait la carte de d’Arnaud pour faire valoir ses hypothèses géographiques ; la carte de d’Arnaud circule également, et se transforme en retournant auprès de voyageurs, comme d’Arnaud indique avoir envoyé une copie de sa carte au voyageur anglais Bayle. On en retrouve aussi une copie dans les journaux de voyage d’Antoine d’Abbadie [47] (voir figure 11).

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Figure 11 - Extrait d’un journal de route d’Antoine d’Abbadie, dans lequel est copiée une partie de la carte de d’Arnaud annotée.
Source : Gallica, Bibliothèque nationale de France.

L’acte cartographique est diffracté, et avec lui les matérialités cartographiques qui en résultent : c’est en se perdant dans les archives numérisées de la Société de géographie et des explorateurs qui ont légué leurs matériaux d’exploration qu’on découvre des fragments cartographiques et des cartes pas toujours publiées, qui ressemblent à des copies ou à des reproductions de la carte de d’Arnaud, déclinées, décalquées et augmentées d’observations qui font état d’autres mémoires de voyages dans ces mêmes lieux. L’immuabilité de ces mobiles n’est donc qu’un idéal, et la mémorisation des lieux à sa surface ne fonctionne pas simplement sur le mode de la sédimentation.

II - Célébrer et commémorer l’exploration

Nous venons d’évoquer ces deux aspects de la « mémoire cartographique » que sont la fonction mnémotechnique de la trace graphique, et la fonction de memorandum - synthétique et heuristique - de la carte itinéraire en tant que compte-rendu de voyage. Dans les deux cas, la carte – ou le fragment cartographique – fonctionne comme une inscription permettant d’enregistrer un espace exploré, mais opère déjà un travail de sélection et de synthèse, de mise à l’épreuve ou d’assemblage, de cet enregistrement avec d’autres espaces rapportés, connus, cartographiés ou ré-explorés.

Outil cognitif et heuristique pour les acteurs de l’exploration et la communauté savante, la mémoire cartographique peut aussi servir à une commémoration : un exercice collectif de mémoire qui est en même temps l’occasion d’une célébration, d’un hommage à ce qui est passé. La dimension commémorative a été appréhendée comme l’une des trois fonctions possibles des cartes représentant un itinéraire, à côté des cartes qui se font comptes-rendus d’itinéraire d’exploration, et d’autres qui se font guides pour une route à suivre [48]. Pendant longtemps, les itinéraires des premières circumnavigations étaient représentés, dans les mappemondes, les planisphères ou les cartes chorographiques, dans un objectif aussi bien honorifique, diffusant l’image d’un monde circonscrit par des personnalités rattachées à des puissance européennes, qu’ornemental (comme la carte itinéraire d’Agnese et les cartes itinéraires de Pierre Duval par exemple).

  • II.a : Cette célébration par l’itinéraire opère dans le milieu savant et participe à la production d’une « culture de l’exploration » ;
  • II.b : Dans un glissement de la nécrologie à la nécronymie, elle prend appui sur le topos de la mort des acteurs de l’exploration.

II.a Célébrer l’exploration et ses acteurs

Une célébration scientifique

Les trois sous-catégories de cartes itinéraires sont poreuses, et parfois difficiles à distinguer, ce d’autant plus qu’au XIXe siècle la dimension commémorative s’ajoute bien souvent à la dimension scientifique des cartes itinéraires, entendues comme rapports d’exploration. La science géographique, en pleine entreprise d’institutionnalisation, trouve dans les acteurs de l’exploration et leurs « découvertes » des figures géographiques et une histoire qui lui permettent de « faire discipline [49] ». Les itinéraires d’exploration commémorés ne sont plus seulement ceux d’anciens navigateurs, mais de plus en plus le fait d’explorateurs contemporains ou récemment disparus.

Les cartes itinéraires de l’exploration, isolément, puis assemblées dans des cartes générales, permettent de mettre en scène et de rendre visibles les progrès du savoir géographique, pensé comme « le dévoilement programmé de la surface de la terre » [50]. Elles reflètent donc une épistémologie propre à la géographie de l’exploration (progressiste et positiviste), mais sont aussi l’occasion de commémorer les explorateurs considérés comme héros de ce progrès.

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Figure 12a - Feuille 45 Livingstonia, de R. de Régnauld de Lannoy de Bissy,
Carte de l’Afrique à l’échelle de 1:2 000 000.
Dépôt de la guerre, puis Service géographique de l’armée, 1881.
Source : Gallica, Bibliothèque nationale de France.

On retrouve cette double ambition : voir le savoir géographique avancer et célébrer ses acteurs, dans la grande carte d’Afrique de Lannoy de Bissy, laquelle est scientifiquement approuvée par la Société de géographie [51], et récupérée par le service cartographique du Dépôt de Guerre [52]. Lannoy garantit que sa motivation de départ est de rendre hommage aux explorateurs : c’est en apprenant la mort de Livingstone que Lannoy de Bissy a l’idée d’une carte d’Afrique en plusieurs feuilles à grande échelle, qui puisse représenter d’abord tous ses voyages, puis les itinéraires de tous les explorateurs européens ayant foulé le sol africain [53].

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Figure 12b - Détail de la carte Livingstonia, de R. de Régnauld de Lannoy de Bissy, indiquant dans la légende les itinéraires des quatre explorateurs.
Dépôt de la guerre,
puis Service géographique de l’armée, 1881.
Source : Gallica, Bibliothèque nationale de France.

À l’issue d’un travail de plusieurs années de collecte de cartes – notamment de cartes itinéraires – auprès des différents acteurs de l’exploration, savants et voyageurs européens, de leur mise à l’échelle, comparaison et assemblage, Lannoy parvient à produire une carte du continent en 63 feuilles au 1 : 2 000 000 sur lesquelles sont encore visibles les tracés des explorateurs [54] (voir figures 12a, b et c).

Les feuilles sont ainsi autant des cartes chorographiques que des cartes des grands itinéraires de l’exploration, laissant paraître à leur surface l’histoire qui a permis leur composition. Contrairement à ce que dit Michel de Certeau de la vision cartographique, celle-ci ne rejette pas dans ses coulisses toutes les opérations dont elle est l’effet, et trouve ici un intérêt à en visibiliser certaines [55]. La mise en scène du progrès du savoir passe par la monstration d’une histoire de l’exploration et de la cartographie africaines (entendues comme dévoilement progressif du continent), une mise en scène du savoir d’autant plus flagrante que la carte est présentée en 1889, à l’occasion de l’Exposition universelle.

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Figure 12c - Détail de la carte Livingstonia, de R. de Régnauld de Lannoy de Bissy, avec l’indication du lieu et de la date de la mort de Linvingston.
Dépôt de la guerre,
puis Service géographique de l’armée, 1881.
Source : Gallica, Bibliothèque nationale de France.

Plus de quarante ans après sa formulation, cette carte semble répondre au souhait de Jomard de voir se former « des lignes continues, sur lesquelles se rencontreront quelque jour les voyageurs de tous les pays [56] », souhait rendu possible au deuxième tiers du siècle par la multiplication des voyages d’exploration entrepris par les Européens, et le rôle accordé aux cartes itinéraires dans la représentation de ces voyages.

La « culture de l’exploration »

La communauté savante, par le biais des cartes des itinéraires de l’exploration qu’elle produit, valide ou diffuse, participe aussi au développement d’une « culture de l’exploration [57] » qui met au premier plan la célébration des chemins effectués par les explorateurs. Ce développement va de pair avec la proximité du projet scientifique de l’exploration vis-à-vis de projets militaires, commerciaux ou religieux en Afrique, dont il profite (lors d’expéditions ou de missions), qu’il favorise (en partageant son savoir), ou auxquels il collabore d’autant plus explicitement dans le dernier tiers du XIXe siècle (en tant que « géographie militante »). Ce rayonnement de l’exploration est aussi favorisé, dès le milieu du XIXe siècle, par sa popularisation via la presse illustrée, par l’émergence et le succès d’une littérature de voyage (propagée dans les journaux illustrés) [58], ou par la nouvelle culture visuelle de la publicité [59].

Les productions cartographiques ne sont pas absentes de cette littérature : The Map of African Littérature, publiée dans une édition de l’African sketchbook de William Winwood Reade, inscrit dans un espace blanc vidé de tout contenu les noms des explorateurs comme des toponymes, dont la taille est fonction de l’étendue de leurs explorations, mais aussi de l’importance perçue en Europe de leur apport, par leurs récits de voyages, à la connaissance du continent (voir figure 13). Pour Felix Driver, « cette carte offre une métaphore puissante pour comprendre comment les Européens ont envisagé la production géographique de l’Afrique à travers l’accumulation d’archives textuelles faisant autorité – dans cette perspective, les lieux ne deviennent connus qu’à travers leur écriture et si celle-ci est reconnue par la science européenne. [60]  »

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Figure 13 - William Winwood Reade, The Map of African Litterature, The African Sketch-book, 1873.

En d’autres termes, la géographie africaine ne se révèle que sous la plume des voyageurs dont les apports ont été validés par les scientifiques européens. Une autre carte dépliable figure également au début de l’édition de 1873, dont le titre The pioneers of discovery in Africa assimile les explorateurs aux pionniers qui ouvrent des voies en même temps qu’ils font progresser l’humanité, terme privilégié à l’époque pour qualifier les premiers colons d’Amérique du Nord [61]. Les dernières décennies du siècle sont le temps des dernières explorations et des bilans, laissant place à une nostalgie pour cette forme de voyage qu’on estime quasiment disparue [62] : les blancs qui demeurent, dans ces deux cartes, permettent à l’imagination du lecteur ou de la lectrice de s’y projeter et de rêver l’exploration, plus que de motiver d’ultimes voyages…

II.b. Commémorer les morts de l’exploration : nécrologie et nécronymie

Cartes itinéraires et récit d’expédition funeste

Comme l’a remarqué Isabelle Surun, dans la culture de l’exploration — qui ne se limite pas à l’exploration africaine — la mort de l’explorateur est devenue un topos privilégié de sa littérature grand public. Mais c’est aussi dans les cartes qu’elle diffuse que ce topos s’installe, au sens littéral du terme : apparaissent sur les cartes non seulement les derniers voyages d’explorateurs disparus mais aussi les lieux où ils ont trouvé la mort. Dans le premier volume du Tour du monde publié en 1860 qui retrace le récit du capitaine McClintock (réécrit par le journaliste Ferdinand de Lannoy), parti à la recherche de l’expédition Franklin, et dont Surun relève le caractère commémoratif et funèbre, on trouve en accompagnement une carte intitulée Carte du théâtre du désastre de l’expédition (voir figure 14), dans laquelle sont inscrits les derniers pas de l’expédition en Amérique du Nord [63].

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Figure 14 - Carte du Théâtre du désastre de l’expédition de Franklin.
Sir John Franklin et ses compagnons, Le Tour du monde, Volume 1, 1860.

Deux lieux font référence à la disparition de Franklin : « Dernières nouvelles de Franklin », puis, plus au Sud : « Chaloupe avec 2 Squelettes de l’expédition de Franklin ». Cela nous rappelle un usage plus ancien de la cartographie comme théâtre de la guerre, où sont dénombrés les morts. Ici la forme de l’itinéraire permet une mise en récit de l’expédition et contribue à sa dramatisation, un format déjà utilisé pour honorer des campagnes militaires [64] et qu’utilisera également Charles-Joseph Minard dans sa célèbre Carte Figurative des pertes successives en hommes de l’Armée Française dans la campagne de Russie 1812-1813 [65].

La revue illustrée ne fait que reprendre un thème déjà omniprésent dans la littérature scientifique, où la mort de l’explorateur sert davantage à construire la figure du « martyr de la science » qu’elle ne sert à dramatiser le récit et tenir en haleine le lecteur ou la lectrice. Cette carte publiée dans un journal illustré semble être une version simplifiée de la carte Sketch of the recent discoveries on the northern coast of America by Capt. McClintock in search of Sir John Franklin, publiée par James Wyld the Younger, géographe de la Reine et membre de la Royal Geographical Society, et où l’on trouve de semblables indications funestes [66].

La géographie savante cultive ce thème de la mort du voyageur en se pliant très tôt à l’exercice de l’inventaire funèbre des morts sur les terrains explorés, une nécrologie qui là encore participe à la construction de l’histoire de la discipline comme rendant hommage à ses fondateurs et contributeurs. À Paris, le Bulletin de la Société de géographie publie une rubrique nécrologique dès sa première année de publication [67], qu’on retrouvera par la suite dans une grande partie de ses numéros. Elle est souvent la retranscription d’une nécrologie faite lors des séances de la Société, accompagnée parfois d’un éloge funèbre. En 1860 est présenté, comme chaque année, un « Rapport sur les travaux de la Société de géographie et sur les progrès des sciences géographiques pendant l’année 1859 », signé cette fois par Alfred Maury, lequel commence par une rétrospective nécrologique [68] : l’année 1859 compte parmi ses morts des grands mandarins de la géographie comme Humboldt et Ritter, mais confirme aussi la mort, envisagée douze ans plutôt, du capitaine Franklin. Dans ce rapport transparaît nettement la façon dont cette nécrologie participe à l’alimentation de l’ardeur à l’exploration et à l’entreprise cartographique, en particulier de l’espace africain qui obnubile alors les esprits :

Détournons nos yeux d’un si navrant spectacle, et reportons-les sur les travaux qu’à défaut des maîtres des géographes distingués poursuivent avec ardeur […]. Nous ne saurions payer un plus sincère hommage à la mémoire des hommes dont la vie fut consacrée à la science que de redoubler de persévérance et d’efforts pour tracer la voie qu’ils ont si glorieusement ouverte. Et afin de commencer par la partie du globe qui a fourni les travaux les plus importants, j’exposerai d’abord le résultat des dernières explorations en Afrique. »

Explorer, c’est aussi poursuivre et honorer les œuvres entamées par des pionniers de la géographie, par quoi l’on voit que cette thématique nécrologique permet d’inscrire les projets d’explorations dans la temporalité d’une histoire disciplinaire. Maury poursuit avec l’agressivité et le progressisme scientifique qu’on trouvait déjà dans les discours de Jomard :

L’intérieur de ce grand continent est un problème dont les inconnues se dégagent peu à peu. On avance, on avance toujours, et les parties inexplorées ne formeront bientôt plus sur nos cartes que quelques lambeaux de couleur obscure qu’on arrachera ensuite d’un coup comme le dernier bandeau resté sur nos yeux. [69] »

Les cartes sont là encore envisagées comme le support où se réalise cette progression incisive du savoir géographique ; leur surface en est même la première victime, puisque c’est d’elle qu’on arrache les derniers morceaux d’inconnu [70].

Une nécrologie cartographique

Sur les cartes que la Société publie ou diffuse, cette nécrologie se transforme en nécronymie : les noms des explorateurs, parfois accompagnés d’une croix, localisent leur mort, laquelle parsème ainsi l’étendue cartographique. Cette commémoration funèbre est à son comble dans la carte L’Afrique nécrologique d’Henri Duveyrier éditée en 1873, qui endosse le rôle de monument aux voyageurs morts pour la science ; l’un de ses intérêts est de montrer la diversité des professions et des nationalités de ces personnages considérés par Henri Duveyrier comme des acteurs de l’exploration [71] (voir figure 15).

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Figure 15 - Afrique nécrologique de 1800 à 1874 par Henri Duveyrier,
échelle 1:37 000 000, Société de géographie, 1874.
Source : Gallica, bibliothèque nationale de France.

La carte prend le soin de distinguer entre « lieu de mort » et « lieu de meurtre », et fournit quelques précisions sur les circonstances de la mort (« tué par un buffle », « tué par un éléphant », « dévoré par un requin », « assassiné par les Cha’anba ») qui peuvent laisser penser aussi bien à l’hostilité d’un environnement qu’à celui des populations pourtant totalement invisibilisées et non individualisées, à l’inverse des explorateurs commémorés.

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Figure 15a - Détails de la carte Afrique nécrologique de 1800 à 1874 par Henri Duveyrier.
Source : Gallica, Bibliothèque nationale de France.

Cette nécromynie est même présente sur des cartes qui n’en font pas leur objet principal. La mort de Livingstone est indiquée sur la plupart des cartes qui, après son décès, représentent la région Sud des grands lacs de l’Afrique de l’Est. On la retrouve dans la feuille 45 de la carte de Lannoy de Bissy (voir la figure 12c un peu plus haut), ou dans une carte dessinée par Hansen de l’itinéraire de Victor Giraud [72]. Un autre cas intéressant est la présence presque systématique, sur les cartes françaises du Sahara à partir de 1880, du lieu de l’attaque de la mission Flatters, événement qui a suscité l’émotion publique. Exemple type d’expédition militaire dont profitent des scientifiques, destinée à repérer une nouvelle route commerciale pour établir une ligne de chemin de fer transsaharienne et étendre vers le sud la colonie française, la mission Flatters subit une attaque de Touaregs au Sud du Sahara.

Les raisons de l’attaque sont longtemps demeurées obscures et les autorités françaises ont dénoncé un guet-apens (les guides de Flatters l’ayant trahi), mais, outre une résistance à l’hégémonie française qui vient perturber les intérêts commerciaux de certaines communautés touaregs, l’attaque doit être replacée dans le contexte d’une organisation géopolitique complexe et de rivalités internes aux communautés touaregs dans l’espace saharien de l’époque, une complexité qui n’est jamais visibilisée dans les cartes qui représentent cet espace [73].

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Figure 16 -Détails des cartes (de haut en bas) : Carte du Sahara et du bassin moyen du Niger par A. Blachère, 1881 ; Algérie, Tunisie et Sahara central, par J.-V. Barbier, 1880 ; Itinéraire général par V. Huot et al., Société des Publications scientifiques et industrielles, 1898 ; Mission Saharienne Foureau-Lamy 1898-1900 par J.-A.-A. Hansen, 1900.
Source : Gallica, Bibliothèque nationale de France.

En avril 1881, Henri Duveyrier adresse à la Société de géographie une communication qui tente tout de même d’exposer la chronologie de l’attaque et de reconstituer le « théâtre » du drame, ainsi que la « situation politique du pays des Touaregs [74] ». Quoiqu’il en soit, plus qu’un événement marquant de l’histoire de la géographie, « le massacre de la mission Flatters » est érigé en traumatisme national, dont la mention apparaît sur des cartes de la région dès l’année qui suit l’évènement, et dont la portée est souvent médiatique (servir à « l’intelligence » d’événements d’actualité) ; par exemple sur une carte dressée par A. Blachère, ou celle de J. V. Barbier (voir figure 16). Plusieurs décennies après, ce nécronyme perdure sur des cartes d’édition grand public comme sur celles d’éditions scientifiques. On en retrouve la mention dans une carte à petite échelle des colonies françaises, publiée dans le Nouvel atlas des colonies française de Paul Pelet (voir figure 17).

Curieusement, elle est la seule indication au milieu du grand espace du territoire colonisé de l’Afrique saharienne : le lieu du massacre de la mission est ici relégué dans un passé pré-colonial, et entouré par une grande surface bistrée signifiant son appropriation. Une carte de la Société des Publications scientifiques et industrielles en fait également mention, ainsi qu’une carte de la Société de géographie (voir figure 16), utilisée comme support d’une séance solennelle et publiée ensuite dans le Bulletin rapportant le contenu de la séance.

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Figure 17 - Détail de la carte de P. Pelet publiée dans le Nouvel atlas des colonies françaises  : dressé par ordre de l’administration des colonies, éditions A. Challamel, 1891.
Source : Gallica,
Bibliothèque nationale de France.

Ces deux cartes ont pour point commun de représenter l’itinéraire d’une nouvelle mission transsaharienne, la mission Fourneau-Lamy, laquelle se veut la reprise du projet de la mission Flatters. Comme Victor Giraud ou Stanley, partis sur les pas de Livingstone, la dimension commémorative s’ajoute aux objectifs des itinéraires et de leurs représentations, bien que les formes de l’exploration se soient considérablement transformées, notamment par la militarisation.

Au tournant du siècle, plus que des martyrs de la science, les explorateurs et expéditionnaires sont devenus des héros nationaux dont la figure consolide l’hégémonie impérialiste de chaque nation européenne.

Épilogue - : un « abus de mémoire » cartographique ?

La mémoire n’étant pas qu’une expérience passive, mais pouvant être activement menée (en tant qu’anamnèse plutôt que anamnesis), se dégage la possibilité de « faire mémoire », d’en user, et avec elle le risque d’un « abus » ou d’un « trop de mémoire ». Pour Paul Ricœur, la « mémoire manipulée » est un de ces abus, une manipulation souvent menée au nom d’une idéologie [75]. Les cartes commémoratives d’exploration n’en sont-elles pas un symptôme, notamment en devenant des lieux de mémoire par la surreprésentation de la mort des explorateurs ?

L’idéologie, pour Ricœur, agit à trois niveaux :
– par l’établissement d’un système symbolique qui définit le champ de l’action ;
– par la légitimation d’une autorité ;
– par la distorsion de la réalité.

L’abus de mémoire se glisse dans chacun de ces niveaux par le biais de la fonction narrative, d’un récit fondateur imposé, et d’une histoire officialisée et célébrée. Or, y participent ici la structure de l’itinéraire et le recours à la datation des décès des explorateurs vus comme personnages héroïques, par la dimension narrative et commémorative qu’ils confèrent à la cartographie. Celle-ci ne représente plus seulement un espace « anhistorique », mais bâtit un récit susceptible de légitimer une présence européenne en Afrique, toujours plus protégée, toujours plus agressive, susceptible de marcher dans les pas de ses martyrs et de leur « faire justice ». Ces cartes agissent comme des dispositifs graphiques, narratifs et mémoriels, qui aménagent l’espace africain telle une scène où se met en place le grand récit de l’exploration, indispensable à la légitimation de la conquête et de la colonisation. C’est en cela que l’analyse de telles cartes peut entrer dans le cadre d’une histoire spatiale, telle que proposée par Paul Carter [76].

La cartographie scientifique n’échappe pas à cette dimension nécrologique et commémorative. On a vu comment, dans le discours des acteurs de la géographie savante, l’exploration en tant que programme scientifique (plus qu’en tant qu’expérience de terrain) était envisagée dès le début sur un modèle conquérant, entendue comme un mode de connaissance agressif qui « entame », « attaque », et « prend possession » de tout un continent, en prétendant combler l’ignorance géographique. Cette mythologie scientifique participe à la construction du continent africain comme espace obscur et chaotique, à la géographie méandreuse dont il faudrait venir à bout.

L’abus de mémoire qui sur-visibilise la mort des explorateurs pour les présenter comme victimes, martyrs puis héros, poursuit en creux cette construction de la figure d’une Afrique dangereuse et hostile au progrès.