Touristes ou exilées : les deux couleurs
du printemps bosnien (1/6)

ÉPISODE 1 DE LARIE « LES COURS D’EAU SONT MORTELS POUR QUI N’EST PAS DU BON CÔTÉ »

#frontières #migrations #exil #Bosnie-Herzégovine #route_des_Balkans #Croatie #montagne #encampement #réfugiés #refoulement

30 septembre 2024

 

Le Pacte européen sur la migration et l’asile adopté au printemps 2024 pourrait renforcer les traques policières visant des personnes exilées dans les Balkans. Depuis une vingtaine d’années, l’UE et Frontex y développent des dispositifs de surveillance aux effets mortels.
En remontant les cours d’eau qui séparent plusieurs pays de la région, ce portfolio remonte aux sources de ce cycle de violences.

Morgane Dujmovic a réalisé en 2024 une mission de recherche dans les Balkans, avec une question en tête : comment expliquer que les frontières balkaniques franchies par les personnes exilées soient devenues si violentes ? La plupart de celles et ceux qui essaient de les traverser sont originaires d’Asie, d’Afrique et du Moyen-Orient, et comme à d’autres frontières européennes, elles et ils subissent des violences policières et risquent d’y perdre la vie.

Première escale : le canton d’Una-Sana situé au nord-ouest de la Bosnie-Herzégovine, dernière étape avant l’espace Schengen pour celles et ceux qui tentent la traversée vers la Croatie. Sur place, l’atmosphère plombante observée dans les villes-frontière et dans les camps contraste avec la légèreté des activités touristiques qui se développent.

Place aux paroles des habitantes de ces localités, commerçantes, chauffeurs de taxis et policiers.

Par Morgane Dujmovic

 

Géographe et politiste, chargée de recherche CNRS au Laboratoire Pacte (Grenoble) et TELEMMe (Aix-Marseille)
Membre de l’Institut Convergences Migrations, de Migreurop et de l’Anafé

 

Cet article-portfolio est le premier épisode d’une série de six articles dédiés
aux conséquences humaines des politiques migratoires européennes externalisées dans les Balkans.

De la Korana à l’Una : les touristes, les habitantes et les exilées

Nichée entre le massif Velebit et le mont Dinara qui fait frontière entre la Croatie et la Bosnie, la région croate de la Lika dévoile ses hauts plateaux de karst dans la lumière atténuée du printemps. Des stands de miel et de fromage alternent avec les troupeaux de vaches et de chevaux de race. On y trouve un refuge d’ours blessés où travaillent des volontaires férues de nature, originaires de France ou d’Autriche, ; iels côtoient sur les routes les touristes venues du monde entier qui se pressent pour visiter le célèbre parc national des cascades et lacs de Plitvice. Seules les nombreuses fermes en ruines colorent le paysage d’une note sombre, rappelant que c’est sur cette partie de la frontière que s’est joué l’un des épisodes les plus féroces de la guerre serbo-croate, de 1991 à 1995 [1]. Dans le calme revenu, qui pourrait se douter que ces hautes montagnes sont encore le lieu de corps à corps violents et parfois mortels ?

Mon regard s’attarde sur la Dinara ; je me mets en mouvement, longeant les bras de la rivière Korana. Plus on avance vers la Bosnie-Herzégovine, plus les véhicules de la police aux frontières croate se font nombreux, comme les contrôles dans le sens Bosnie-Croatie. À proximité du parc de Plitvice [2], les forces de l’ordre se contentent de vérifier l’identité des voyageures et de leur demander où iels se rendent. Les noms sont parfois notés sur un papier pour garder trace des personnes et véhicules déjà vérifiés : le contrôle frontalier ne doit pas entraver ce début de saison touristique.

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Le plateau de Lika vers Plitvice et Bihać
Photo : Morgane Dujmovic

Je progresse en altitude, me rapprochant du col qui marque la frontière à Ličko Petrovo Selo (Croatie) / Izačić (Bosnie-Herzégovine). Là, on croise de plus nombreux fourgons de la police aux frontières, certains à l’arrêt, d’autres en intervention. Un policier patrouille dans l’un des innombrables bâtiments à l’abandon – propriétés des populations serbes qui vivaient là avant l’« opération Éclair » de reconquête de la Krajina. À travers les murs effondrés, on peut déjà deviner que des exilées d’aujourd’hui pourraient s’y réfugier. Mais ce n’est qu’une fois passé le col, côté bosnien, qu’on perçoit les effets du jeu sordide « du chat et de la souris » - qui s’instaure à la nuit tombée.

Le « jeu » (game en anglais) : c’est par ce nom cynique que les exilées nomment les tentatives empêchées et sans cesse réinventées pour passer les frontières et rejoindre l’Union européenne (UE). Le canton bosnien d’Una-Sana est devenu l’un des théâtres de ce « jeu » depuis la fermeture du corridor officialisé dans les Balkans en 2015-2016 [3]. À l’extrême nord-ouest de la Bosnie, cette région représente l’une des voies les plus directes pour rallier le sud des Balkans à l’espace Schengen. À partir de 2017 et du renforcement des frontières serbo-hongroise et serbo-croate, les personnes exilées sur les routes balkaniques se sont orientées de façon plus nette vers l’Una-Sana, d’où elles pouvaient espérer gagner la Slovénie, située une centaine de kilomètres plus loin. Depuis l’adhésion de la Croatie à l’espace Schengen début 2023 [4], ce théorique espace de libre-circulation européen se trouve de l’autre côté de la montagne que l’on peut observer de Bihać, le centre administratif du canton.

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Les monts qui mènent en Croatie, depuis le pont sur l’Una à Bihać
Photo : Morgane Dujmovic

Les candidatures de la Croatie à l’UE puis à Schengen ont entraîné un renforcement drastique des moyens alloués à la fortification de la frontière bosno-croate ces vingt dernières années, à la fois humains, technologiques et financiers [5]. Côté bosnien, les régions frontalières de la Croatie sont donc devenues un des espaces prioritaires du contrôle des migrations en amont de Schengen : l’UE y déploie des dispositifs pour consolider un « sas filtrant » [6], pour séparer « le bon grain de l’ivraie » – c’est-à-dire la migration jugée acceptable de celle jugée indésirable. Ce processus d’externalisation s’exerce par des pressions politiques et financières constantes dans le contexte de candidature à l’UE de la Bosnie-Herzégovine – dont le statut de candidat a été acté par le Conseil européen en décembre 2022, presque sept ans après la demande d’adhésion introduite par les autorités bosniennes [7].

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Le « sas des Balkans », un nouvel espace de transit vers l’Union européenne.
Morgane Dujmovic, 2015

Dans le canton d’Una-Sana, la fonction de « sas » prêtée à la Bosnie-Herzégovine s’appuie sur la géographie spécifique de la région : semi-enclave en forme de poche, la région forme un véritable goulot d’étranglement pour les personnes dont le parcours s’arrête à cet endroit [8]. Comme c’est le cas pour d’autres frontières de l’UE maintenues fermées, on voit couramment des groupes cheminant à pied le long de la route, sur la quinzaine de kilomètres qui séparent la ville du point frontière d’Izačić, soit tout juste refoulés par la police croate, soit en train de remonter vers la frontière pour tenter un nouveau game.

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Izačič, vers le point-frontière croate visible en arrière-plan
Photo : Morgane Dujmovic

Dans la ville de Bihać, les habitantes assistent depuis maintenant sept ans aux stratégies répressives de refoulement de ces exilées hors de Croatie et à leur fixation dans le canton. C’est en 2018 qu’a été atteinte l’apogée : en termes de de violences à la frontière et de passages [9]. Une commerçante de Bihać se rappelle :

Jusqu’au Covid, c’était vraiment dur, les personnes dormaient partout autour de la ville, dans la forêt, dans des lieux pas du tout adaptés. On a vu beaucoup de personnes d’Afghanistan, du Pakistan, des Kurdes, des noirs de pays africains aussi, et souvent des familles avec de très jeunes enfants. Nous ne pouvons nous-mêmes que comprendre les gens qui fuient des pays en guerre ou qui doivent vivre dans des camps : nous avons vécu la guerre, quatre années de siège à Bihać. [10] »

Les discours d’ouverture ou de compassion croisent aussi les mécontentements locaux : ceux, par exemple, qui ont motivé en octobre 2020 la fermeture du camp de Bira, jusqu’alors situé dans le centre de Bihać [11]. Au pic de la gestion de la pandémie de Covid-19, une partie des personnes hébergées dans ce camp ont été transférées dans un autre camp situé à 27 kilomètres de la ville, dans un environnement rural reculé et à bonne distance de la frontière croate [12]. Au printemps 2024, c’est là l’unique hébergement officiel pour les hommes isolés : seules les familles et personnes mineures sont acceptées en ville, dans le camp de Borići, connu parmi les exilées comme « le camp des familles » (family camp). La transformation de cette ancienne résidence étudiante en camp a mobilisé, depuis 2018, un budget européen d’un million d’euros, pour sa reconstruction comme pour son fonctionnement [13].

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Le camp des familles de Borići, à Bihać
Photo : Morgane Dujmovic

Avec sa façade refaite à neuf à l’été 2022, planté dans la pinède qui l’environne et lui donne son nom (borova šuma, en bosniaque), l’atmosphère paisible du camp de de Borići ferait presque oublier l’inquiétude ressentie chaque jour pour les personnes qui y sont hébergées. Bien que catégorisées comme « vulnérables » par les institutions et organisations humanitaires, ces femmes, ces familles et ces enfants isolés sont soumises à des refoulements violents à chaque tentative pour franchir les montagnes vers la Croatie. Pour celles et ceux qui ont déjà tenté la traversée, le camp est un lieu d’éternel retour en arrière, un espace de répit temporaire mais fragile, car tous.tes ne pensent qu’à la perspective d’une nouvelle tentative. Pour l’une des familles rencontrées, dont un des membres récupère d’une blessure, ce n’est pas encore le moment,« pas ce soir ».

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« Pas ce soir », face aux montagnes de Croatie
Photo : Morgane Dujmovic

Je reprends la route en direction du camp de Lipa. En longeant la rivière Una, la signalétique touristique rappelle que cette région, théâtre d’anxiété sourde pour certaines, est pour d’autres un lieu de découverte et d’amusement. Dans le parc national de l’Una, comme du côté croate, les « apartmani » privés se remplissent pour « la saison », alors que les premiers groupes de touristes se délectent de l’atmosphère printanière dans les sites nautiques et près des cascades.

Le ministère de la Sécurité bosnien affiche clairement son intention de concilier cette « liberté de mouvement » avec les « standards européens » du contrôle migratoire [14]. Bihać et le canton d’Una-Sana sont ainsi devenus ces dernières années l’un des nombreux espaces frontaliers du globe où se dessine une « différenciation bipolaire » [15], entre le monde de la migration désirée, touristique et rentable, et celui de la migration indésirable, composée essentiellement de personnes originaires du Moyen-Orient, d’Asie et d’Afrique, qui fuient des violences, guerres, persécutions ou des situations socio-économiques intenables.

Dans le paysage idyllique se distinguent quelques indices subtils de ces profondes inégalités de mobilité. Au dernier embranchement menant au camp de Lipa, sur l’affichage touristique en bord de route, des stickers indiquent l’omniprésence de taxis et l’existence d’une « pushback map », ou « carte des refoulements frontaliers ».

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Signalétique touristique bornant la route d’accès au camp de Lipa
Photo : Morgane Dujmovic
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Signalétique touristique, détails
Photo : Morgane Dujmovic

Dans le camp de l’UE à Lipa : à qui profite le game ?

À l’approche du camp de Lipa, un mot vient à l’esprit : lunaire. À l’éloignement de la ville s’ajoute un accès rendu difficile par une piste sinueuse de près de 3 kilomètres, enchaînement de nids de poule à travers la montagne menant à un plateau inhabité. Devant le camp, l’atmosphère désertique contraste avec l’architecture d’enceintes grillagées et le système de vidéo-surveillance. Omniprésents, les panneaux interdisant l’entrée et la prise d’image sont renforcés par les éléments de langage répétés par tous les membres de la sécurité policière, qui avertissent à chaque échange que « l’intégralité du camp est vidéo-protégé ».

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Arrivée à Lipa.
Photo : Morgane Dujmovic

La volonté d’isolement est ici palpable ; elle rejoint les intérêts des polices bosniennes et croates, qui tiennent ainsi à distance de la frontière ceux qui voudraient entreprendre un game pour les en dissuader. Pour les autorités municipales, la mise à l’écart des bassins de vie est une stratégie assumée, le camp de Lipa ayant servi périodiquement à évacuer les personnes exilées occupant des bâtiments abandonnés en ville, comme l’annonçait le maire de Bihać au printemps 2021 :

Il existe encore des lieux dans lesquels séjournent des migrants (…) que nous allons également vider, nettoyer et condamner dans les jours à venir. » [16]

La localisation du camp est également conforme aux standards de l’UE, qui en a financé l’infrastructure et le fonctionnement à travers son programme EU support to Migration and Border Management in BIH. Lipa fait partie d’un dispositif de camps installés en Bosnie-Herzégovine entre 2018 et 2021, avec ceux de Bira, Sedra et Miral (fermés depuis), et ceux de Borići, Ušivak et Blažuj, encore en fonction au printemps 2024. La dotation européenne qui a financé ces « Centres de réception temporaires » (Temporary Reception CentersTRC, selon leur appellation officielle) totalise au fil des années un montant de 100 millions d’euros de dépenses [17]. La somme sert régulièrement d’argument massue pour faire pression sur les autorités bosniennes ; en janvier 2021 par exemple Josep Borrell, le Haut représentant de l’UE pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, s’est emparé de cet argument financier pour inciter les autorités de Bihać et de l’Una Sana à remettre en fonction le camp de Bira [18].

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Centre de réception temporaire de Lipa.
Photo : Morgane Dujmovic

Pourtant, ces fonds ont été alloués à l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), agence onusienne partenaire de l’UE, à laquelle ont été attribuées la coordination et la gestion des camps, au sein de la stratégie dite de « Réponse Inter-Agences aux Migrations » (Inter-Agency Migration Response). L’OIM a ainsi capté l’essentiel des financements issus de l’Instrument d’aide à la préadhésion pour le dispositif de gestion des migrations et de contrôle de la frontière, qui lui ont permis de s’imposer comme un partenaire incontournable dans ces domaines [19]. Cette configuration a cependant évolué depuis 2021 : dans la lignée des objectifs de la Commission européenne, rappelés à la Bosnie-Herzégovine dans les rapports de suivi de sa candidature [20], l’OIM s’oriente à présent vers ce qu’elle appelle un « plan pour la transition vers une réponse étatique en matière de migrations » – formule qui laisse peu de doutes sur la stratégie interventionniste qui précédait [21].

Dans l’optique d’une passation de cette mission au ministère de la Sécurité nationale, la gestion du camp de Lipa a été transférée depuis novembre 2021 au Service des affaires pour les étrangers, le SPS (Služba za poslove sa strancima), mieux connu sur le terrain par son acronyme anglais SFA (Service for Foreigners’ Affairs). Comme l’a indiqué l’un des fonctionnaires de ce service, Lipa est « le premier centre entièrement géré par les institutions nationales de Bosnie-Herzégovine » [22] et représente une sorte de projet-pilote dans le plan de transition attendu par l’UE et l’OIM. En 2021, l’UE a ainsi financé la construction d’un espace dédié à la détention, transformant Lipa en « Centre polyvalent de réception et d’identification » [23]. On comprend, dès lors, la tension qui conduit aux interdictions d’accès à l’intérieur du camp, et la pression qui s’exerce sur les personnes encampées là pour qu’elles ne livrent pas d’informations aux personnes extérieures au camp [24].

C’est pourquoi le géographe Louis Fernier a entrepris de reconstituer l’espace de vie du camp à partir d’une méthode de reconstruction spatiale basée sur des plans d’évacuations et témoignages [25]. L’éloignement du camp, auquel s’ajoutent les ressources insuffisantes de la vie quotidienne, contribue à ce qu’il analyse dans son travail de thèse comme des « offenses spatiales » à l’encontre des personnes exilées [26] .

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Plan du camp de Lipa reconstitué.
Photo : Louis Fernier, Nelly Martin & Luuk Slegers

Si, en 2023, les personnes « encampées » à Lipa évoquaient des conditions relativement bonnes, en comparaison avec les camps d’autres pays (d’où le terme de camp "VIP" sur la carte de Louis Fernier), les paroles recueillies au printemps 2024 sur les mauvaises conditions de vie sont plus nombreuses et véhémentes. Malgré les conditions d’hébergement plutôt bonnes à cette période (entre 348 et 603 personnes enregistrées à Lipa, pour une capacité de 1512 lits), les personnes exilées semblent manquer de tout dans les camps que l’UE et sa délégation en Bosnie-Herzégovine s’enorgueillissent de financer, contrairement à l’ambiance « bon enfant » décrite dans les rapports bimensuels de l’OIM [27].

À l’intérieur du camp de Lipa, le contraste est d’autant plus frappant que le logo de l’UE trône partout, aux côtés de ceux de l’OIM et de la dizaine d’ONG habilitées à intervenir dans le camp pour garantir des conditions d’accueil minimales. Les manquements évoqués touchent à des besoins élémentaires, comme l’explique S* [28] :

Le docteur vient seulement une heure le lundi et une heure le jeudi. Si quelqu’un est sur le point de mourir, ils vont faire quoi ? »

De telles descriptions rejoignent l’avis de nombreux et nombreuses observateurices ; ce sont d’ailleurs ces conditions d’hébergement précaires qui motivent la présence régulière sur le terrain de collectifs comme No Name Kitchen, dont les volontaires tentent de pallier l’insuffisance en denrées alimentaires ou en non-food items (vêtements, kits d’hygiène, etc.).

La route d’accès au camp est un autre symbole évocateur de ce contraste. Sur ce chemin de poussière crevassé, non entretenu, on croise des véhicules tous terrains et des vans floqués du logo de l’UE, issus de donations onéreuses. C’est le cas des véhicules tous terrains noirs d’une valeur de 370 000 euros, offerts en mars 2023 à la Direction pour la coordination des corps de police (qui a pris la responsabilité de la sécurité des camps l’année précédente [29]), ou encore des pickups et vans blancs donnés en février 2024 à la Police aux frontières pour « soutenir les actions opérationnelles dans les bureaux régionaux », comme celui de Bihać, pour un montant de 500 000 euros [30].

La mise à l’écart et le dénuement font en revanche l’affaire de certaines commerçantes. Plusieurs magasins sont tolérés sur le terrain vague attenant au camp : nécessaires pour les personnes encampées, les produits qui y sont vendus sont aussi appréciés par les fonctionnaires de police qui viennent y acheter quotidiennement du pain ou des cigarettes… Plusieurs hangars à l’abandon laissent imaginer une activité passée importante ; parmi ceux-ci on trouve encore la trace d’un magasin qui affiche un nom cynique : le Game shop.

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Game shop.
Photo : Morgane Dujmovic
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Les Markets de Lipa.
Photo : Morgane Dujmovic

Dans le principal commerce privé encore en fonction on trouve en effet tout pour le game : des vêtements chauds et chaussures de marche pour hommes ; des sacs de couchage ; et des cartes SIM utilisables uniquement pour Internet en Croatie, Slovénie et Italie. L’un des vendeurs décrit sans détours les profits réalisés localement avec les migrants :

« Les gens ici ne sont généralement pas contents qu’il y ait des migrants, les accusent du moindre vol ou acte criminel, ils vont les accuser mais en même temps les locaux en font un business important, imaginez, si on pense aux ventes, aux hébergements, aux taxis ! » [31].

En effet, on croise aussi à Lipa un ballet de taxis qui se relaient pour transporter les hommes « encampés » jusqu’au centre de Bihać. « Un travail non-stop, 24h sur 24h », comme me dit l’un d’eux. Les trajets pour la ville sont fréquents : pour se ravitailler, pour voir des proches placés au family camp, ou pour tenter le game. Devant le camp, les cartes de visite des taxis tapissent le sol terreux. On y trouve en continu une file de voitures stationnées, dans l’attente que les « clients » se regroupent : chaque trajet coûte 20 euros, alors les voyageurs tentent de se rassembler pour partager les frais.

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Les taxis de Lipa.
Photo : Morgane Dujmovic

Certains chauffeurs ne se cachent pas de générer une activité très lucrative et « d’utiliser les migrants pour de l’argent », selon les mots de l’un d’eux. Un autre, plus mesuré, me décrit longuement une activité pas si rentable, et plutôt risquée :

Entre le carburant, les fois où ne se retrouve pas au bon endroit, finalement tu rentres juste dans tes frais. (…) Il y a cinq ou six ans, si tu prenais quelqu’un dans ton véhicule ne serait-ce que jusqu’à l’arrêt de bus, sans même parler d’aller à la frontière, on pouvait t’arrêter et te mettre en prison ; ça a été le cas de mon collègue, et moi j’ai eu un procès. C’est le seul endroit où on peut t’enfermer pour trafic sans même que tu aies passé une frontière ! » [32]

Le cadre légal bosnien a en effet permis de pénaliser le transport de personnes en migration irrégulière, donnant lieu à plusieurs condamnations de chauffeurs de taxi à des peines de prison. Il a aussi largement contribué à criminaliser tout type d’aide apportée aux personnes exilées en dehors des circuits des organisations humanitaires partenaires des autorités : des actions spontanées au sein de la population locale et des distributions, organisées par des ONG non officiellement habilitées, ont été réprimées de diverses manières (barrières administratives, poursuites, confiscations de passeports, expulsions de volontaires étrangerères, etc.) [33].

Dernièrement, le transport de personnes exilées est encadré par un décret qui semble régir l’interdiction de façon plus souple et convenue : le transport n’est toléré que dans le cadre de l’activité professionnelle de taxi, mais avec un risque d’amende financière dont le montant (une centaine d’euros) reste assez faible pour que l’activité soit considérée comme rentable et qu’elle soit reconduite. De plus en plus d’habitants de Bihać se sont ainsi lancés dernièrement dans cette activité : plus de cent nouvelles licences de taxis auraient ainsi été délivrées fin 2023 [34].

Au-delà des utilitarismes locaux assumés, l’ambiance cordiale qui s’observe entre certains des hommes encampés à Lipa et des chauffeurs donne du crédit aux paroles compréhensives que j’ai recueillies :

Nous les aidons, c’est pour de l’argent, mais nous les aidons. Ils ont énormément de problèmes pour passer la frontière. Les policiers croates les tapent, leur prennent l’argent, le téléphone, leur envoient les chiens. J’ai directement été témoin de ces violences. »

En effet, les personnes exilées refoulées qui souhaiteraient rejoindre le camp officiel de Lipa doivent s’y rendre par leurs propres moyens : soit au terme de deux jours de marche, soit en appelant ces chauffeurs qui acceptent parfois de recevoir ultérieurement le règlement de leur course (autour de 100 euros).

Comme la plupart des habitantes de Bihać, les chauffeurs de taxis se trouvent ainsi à des postes avancés pour observer les pratiques répressives de la police croate et leurs liens avec la stratégie de contrôle de l’UE à ses frontières sud-est.

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