Infrastructures mortifères.
La frontiérisation de la ligne ferroviaire entre Vintimille et Nice

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28 avril 2024

 

Il y a des corps qui dérangent. Il y a des morts dont on ne parle pas. Il y a des victimes pour lesquelles on crée des catégories à part quand on essaie d’en comptabiliser le nombre : un carré pour les « accidents », un rond pour les « suicides », un triangle pour les « clandestins ». C’est ce que l’on peut voir dans un schéma tiré d’un dossier sur les « accidents de personnes » sur la ligne ferroviaire Vintimille-Nice compilé par le syndicat CGT des cheminots de la SNCF et confié par un syndicaliste à la retraite à l’une des autrices.

par Sarah Bachellerie et Cristina Del Biaggio

 

Sarah Bachellerie, géographe, est doctorante aux laboratoires Pacte et au Larhra.
Cristina Del Biaggio est géographe, enseignante-chercheuse à l’Université Grenoble Alpes et au laboratoire Pacte.
Ce texte est issu des recherches conduites par les autrices dans le cadre d’un thèse doctorale et du projet de recherche
DisFrontAlp, financés par Labex ITTEM – Innovations et transitions territoriales en montagne.
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Fig. 1 : Dossier « Accidents de personne » confié par un cheminot à la retraite à Sarah Bachellerie.
Photo : Cristina Del Biaggio, avril 2024.

Le dossier sur les « accidents de personnes » le long de la ligne ferroviaire Vintimille-Nice (fig. 1) confié à Sarah Bachellerie par un cheminot à la retraite est particulièrement précieux, car les sources de données sur les décès de personnes en migration aux frontières sont rares.

Pour la frontière franco-italienne de entre la Ligurie et les Alpes Maritimes, les informations qu’il est possible de collecter via la presse sont très parcellaires : presque pas de traces, par exemple, dans le journal Nice-Matin pour la période contemporaine. Quand les médias rapportent les cas de décès, les informations sur les victimes sont lacunaires. Les données à disposition des personnes intervenant sur place (police, médecins, pompiers) ne sont pas accessibles. Les municipalités, qui établissent les actes de décès, ne font pas circuler l’information. Du moins pour l’instant, les données contenues dans ce dossier sont les seules sur lesquelles nous pouvons nous fonder pour estimer le nombre des personnes décédées le long de cette frontière dans les années 1990.

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Fig. 2 : Schéma extrait du dossier « accidents de personnes » sur la ligne de chemin de fer entre Nice et Vintimille (années 1990).
Source : syndicat CGT des cheminots de la SNCF.

Nous ne savons pas pourquoi la personne qui a dessiné ce schéma a décidé de créer une catégorie à part pour les « clandestins », qui, à nos yeux, fait pourtant sens : l’hypothèse du suicide est peu probable, celle de l’accident inopportune. Et les discours médiatique et politique reprennent trop souvent ceux des autorités. Les personnes qui décèdent sur les chemins de l’exil, ne sont pas victimes de leurs propres irresponsabilité et prise de risque, elles ne meurent pas à cause du froid, de la neige, du désert, de la mer ou de la montagne. Cette « vision simpliste » occulte « les circonstances de cette prise de risque », comme le rappellent les auteures de La mort aux frontières de l’Europe : retrouver, identifier, commémorer [1]. Ou, comme nous le rappelions dans le rapport de la contre-enquête sur la mort de Blessing Matthew – jeune femme d’origine nigériane décédée en mai 2018 dans les Hautes-Alpes – « la mort de Blessing n’est pas un événement isolé, mais le résultat d’une conjoncture de décisions politiques et de pratiques policières qui mettent en danger les personnes en migration venues des pays du ‘Sud global’ dans leur traversée des frontières alpines » [2].

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Fig. 3 : Carte des « accidents de personnes » sur la ligne
de chemin de fer entre Nice et Vintimille (années 1990).
Fond de carte : Open Street Map (OSM)
Source : syndicat CGT des cheminots de la SNCF.

Les huit personnes mentionnées sur le schéma ci-dessus (fig. 2), comme Blessing, sont décédées car empêchées de transiter par les points officiels de passage frontalier. Si iels avaient été autorisées, iels l’auraient certainement fait. Or - et malgré la mise en place à partir de mars 1995 d’un espace de libre circulation sur le territoire européen - les contrôles aux frontières intérieures n’ont pas été « supprimés » : ils ont été reconfigurés en contrôles mobiles, et même facilités, comme l’affirme Sara Casella-Colombeau :

Les contrôles ‘fixes et systématiques’ sont remplacés par des contrôles ‘aléatoires et mobiles’, circonscrits à une zone précise, la ‘zone Schengen’, délimitée par une bande de 20 km de part et d’autre de chaque frontière interne de l’espace Schengen. […] Les contrôles d’identité dans l’espace frontalier des frontières internes sont donc facilités. » [3]

À partir des années 1990, les contrôles frontaliers, devenus mobiles, se concentrent principalement sur les axes de circulation rapide fréquentés par les voyageurs et voyageuses internationales, dont le chemin de fer : d’abord dans les gares le long de la ligne de TER Vintimille-Cannes, puis sur le chemin de fer en lui-même, et enfin dans les trains. Par conséquent, pour éviter les contrôles policiers, les personnes en migration utilisent des voies de contournement moins contrôlées, et l’une des principales stratégies de passage consiste à marcher le long de la voie de chemin de fer entre Vintimille et Menton ou, plus occasionnellement, entre Vintimille et Breil-sur-Roya. Les derniers trains quittent Vintimille en début de soirée, laissant la voie de chemin de fer « libre ». Or, si les trains transportant des passages ne circulent en effet pas pendant la nuit, ceci n’est pas le cas des trains de marchandises, un détail souvent inconnu par les personnes qui tentent le passage en espérant pouvoir profiter de la nuit pour se rendre moins visibles...

Si ce mode de passage a causé de nombreux décès depuis trois ou quatre décennies, les traces de ces accidents sont très rares. Le dossier compilé par le syndicat représente donc un document précieux pour documenter des faits largement sous-estimés. À l’exception du milieu des cheminots, les passages de personnes en migration restaient largement invisibles aux yeux de la population locale. Aujourd’hui, ils ont été effacés de la mémoire collective.

Il est très difficile aujourd’hui de déterminer qui, parmi ces décès, concernent des personnes en migration. Selon les informations récoltées auprès d’un cheminot à la retraite, les accidents recensés entre Menton-Garavan et Vintimille « étaient tous des clandestins » car aucun autre voyageur ne marchait sur les rails à cet endroit. D’autres indices, toujours selon le même syndicaliste, attestent ce propos, et notamment les vêtements que les personnes portaient sur elles.

Grâce aux données collectées par le syndicat à la fois sur l’infographie et dans les listes des accidents (voir un exemple ci-dessous, fig. 3 et 4), on peut estimer à 29 le nombre de personnes en transit décédées le long du chemin de fer de 1984 à 2005. Seuls deux victimes sont identifiées par leurs noms.

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Fig. 3 : Extrait de la liste des accidents de personnes (1992). Concernant l’accident du 8 décembre 1992, on peut lire : « A 8h20, à l’arrivée d’un train de travaux à Monaco : des agents signalent la présence de 2 cadavres à proximité de la V.2 au PK 244,900. Avis à la police qui découvre 2 corps à 9h30 et procède à leur enlèvement. D’après l’enquête judiciaire : imprudence des victimes (Mr. Badéreddine Touatit né le 21/12/1968 et Mr. Hamida Ben Aouda né le 28/10/1970 à Celozane. Domiciles non connus). Voyageurs clandestins ayant sauté d’un train en marche ».
Source : syndicat CGT des cheminots de la SNCF.
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Fig. 4 : Extrait de la liste des accidents de personnes (1993). L’accident a eu lieu le 11 août 1992. Deux éléments sont déterminants pour établir qu’il s’agit de personnes en migration : le fait que cet événement a été reporté dans l’infographie et qu’il a eu lieu au km 252,80, soit à proximité de la frontière, entre la gare de Vintimille et celle de Menton-Garavan.
Source : syndicat CGT des cheminots de la SNCF.

Le fait que ces morts, désignées selon la catégorie à part de « clandestins », soient révélées dans un dossier sur les « accidents de personnes » produit par le Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) du syndicat CGT montre aussi que le contrôle migratoire n’affecte pas seulement les personnes en migration ciblées, mais également les travailleurs et travailleuses ainsi que les habitantes qui fréquentent quotidiennement l’espace frontalier, et se retrouvent malgré elles et eux témoins ou même partie prenante du processus de frontiérisation. D’ailleurs, les cheminots rédigent des rapports suite aux accidents survenus lors de leur travail, dans lesquels iels mettent en avant les séquelles psychologiques auxquelles iels doivent faire face.

L’exposé des circonstances de l’accident survenu le 19 décembre 1992, qui a conduit à un arrêt maladie de 7 jours du cheminot qui a heurté la victime, relate ceci (fig. 5.) :

« Au cours de la remorque du train 752321 le 19 décembre 1992 vers 1h 25, le mécanicien a heurté une personne d’un groupe qui se déplaçait aux abords de la voie PK 252,700 V1. L’agent a, de ce fait, subi un choc psychologique. Nota : l’agent a vécu un accident dans des circonstances similaires au même endroit quelques jours auparavant (27/11/92)."

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Fig. 5. Exposé des circonstances de l’accident survenu le 19 décembre 1992. Exemplaire destiné au Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT).
Source : syndicat CGT des cheminots de la SNCF.

Ces données montrent que, dans le passé comme dans le présent, les stratégies de passage - et donc les prises de risque – s’adaptent aux modalités des contrôles frontaliers. Dans cette région, c’est notamment la ligne de chemin de fer qui devient frontière, un processus qualifié de« frontiérisation de l’infrastructure » par le philosophe Huub Dijstelbloem (2021).

Références :

  • Bachellerie Sarah, Del Biaggio Cristina, Heller Charles, et Pezzani Lorenzo, 2022, « La mort de Blessing Matthew – Une contre-enquête sur la violence aux frontières alpines ». Border Forensics.
  • Casella-Colombeau Sara, 2010, « La frontière définie par les policiers ». Plein Droit, 4(87) : 12‑15.
  • Dijstelbloem Huub, 2021, Borders as Infrastructure : The Technopolitics of Border Control. The MIT Press.
  • Kobelinsky Carolina, Le Courant Stefan (éds.), 2017, La mort aux frontières de l’Europe : retrouver, identifier, commémorer. Neuvy-en-Champange : Le passager clandestin.

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