Gaza entre traumatisme colonial et génocide

#Palestine #violence #Gaza #Israël #massacre #génocide

8 avril 2024

 

Ce n’est pas avec les outils de celles et ceux qui vivent dans la « paix » que nous pouvons comprendre et analyser ce qui se passe aujourd’hui ; cela n’est envisageable (à supposer que cela soit même possible pour ceux qui ne vivent pas à Gaza ou dans les territoires palestiniens occupés) qu’à partir d’un espace défini par les effets de la violence et des traumatismes coloniaux.

par Ruba Salih

 

Professeure d’anthropologie au département des arts de l’université de Bologne,
et membre du conseil d’administration d’Insaniyyat, la société des anthropologues palestiniennes.
Article original publié en décembre 2023 sur le blog Untold Stories avec le titre « Gaza between colonial trauma and genocide ».

 

Texte traduit de l’anglais par Isabelle Saint-Saëns
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Dans les heures qui ont suivi l’attaque des combattants palestiniens dans le sud d’Israël, les observateurs occidentaux, déconcertés, se sont demandés pourquoi le Hamas et les jeunes Palestiniens de Gaza, nés et élevés sous le siège et les bombes, avaient lancé une attaque de cette ampleur, et à ce moment-là précisément. D’autres se sont étonnés de cet étonnement.

Le gouvernement israélien a réagi en déclarant la « guerre totale », en promettant l’anéantissement de Gaza et en demandant aux habitants de partir. Tout en sachant qu’il n’y avait pas d’échappatoire, et allant jusqu’à mobiliser l’Holocauste et à comparer les combattants aux nazis, le gouvernement israélien s’est engagé dans une opération qui, selon lui, vise à la destruction du Hamas.

En fait, à l’heure où j’écris ces lignes, Gaza est en train d’être rasée, le nombre insupportable de morts palestiniens augmente d’heure en heure, des gens fuient sous les bombes israéliennes, l’eau, l’électricité et le carburant sont coupés, les hôpitaux – où chaque minute arrive un patient - sont au bord de la catastrophe, et des convois humanitaires sont empêchés d’entrer dans la bande de Gaza.

Un nettoyage ethnique des Palestinien.nes de Gaza est en cours, et de nombreux observateurs juristes affirment que ce niveau de violence équivaut à un génocide [1]. Mais ce qui s’est passé - choquant et terrible au regard du nombre de victimes, dont des enfants et des personnes âgées - crée non seulement un nouveau scénario politique, mais surtout impose un nouveau cadre de réflexion.

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Gaza en 2014 : géographie du blocus
Carte adaptée par Passia d’après un document établit par le Bureau des Nations unies pour la coordination des affaires humanitaires dans les territoires palestiniens occupés.
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Gaza en 2005 à la veille du désengagement israélien.
Carte : Philippe Rekacewicz, avec des relevés réalisés par Nader Abou Daga

Tout particulièrement depuis les accords d’Oslo, le filtre émotionnel et interprétatif du « conflit » a été la valorisation asymétrique d’une vie par rapport à l’autre, qui elle-même repose sur l’attente d’un acquiescement à la subalternité des Palestiniens en tant que peuple colonisé. Ce cadre a volé en éclats.

Le jour de l’attaque, des millions de Palestinien.nes, à l’intérieur et à l’extérieur des territoires occupés, se sont retrouvé.es dans un état de transe - avec une indéniable euphorie initiale à la vue du mur de la prison de Gaza démantelé pour la première fois. Iels se demandaient si ce qu’iels avaient sous les yeux était un délire ou la réalité. Comment était-il possible que les Palestinien.nes de Gaza, confiné.es dans quelques kilomètres carrés étouffants maintes fois réduits à l’état de ruines, parviennent à échapper à l’armée la plus puissante et la plus technologiquement sophistiquée du monde en n’utilisant que des équipements rudimentaires - des vélos à ailes et des deltaplanes ? Iels avaient du mal à croire qu’iels assistaient à un renversement de l’expérience de la violence, habitué.es qu’iels étaient à voir les victimes palestiniennes s’accumuler sans cesse sous les bombardements, les tirs de mitrailleuses et l’appareil de contrôle israéliens.

Le fait qu’Israël ait « déclaré la guerre » après l’attaque illustre bien ceci : déclarer la guerre suppose qu’avant il y avait la « paix ». Il est certain que les habitant.es de Sderot et du sud d’Israël aimeraient continuer à vivre en paix. Pour les habitant.es de Gaza, en revanche, la paix est un concept abstrait qu’iels n’ont jamais connu. Pour elleux, et pour le droit international, Gaza est un territoire occupé dont la population — deux millions trois cent mille personnes, dont les deux tiers sont des réfugiés de 1948 — vit (ou, pour reprendre leurs propres termes : « meurt lentement ») à l’intérieur d’une prison.

Le contrôle de l’entrée et de la sortie des personnes, de la nourriture, des médicaments, du matériel, de l’électricité et des télécommunications, des frontières maritimes, terrestres et aériennes, sont aux mains des Israéliens. Le droit international, invoqué à juste titre pour défendre le peuple ukrainien et sanctionner l’occupant russe, n’est aux yeux d’Israël qu’un papier bon à jeter, qui jouit d’une impunité jamais accordée à aucun autre État, qui opère depuis 75 ans en violation des résolutions de l’ONU, au mépris même des accords qu’il a lui-même signés, sans parler des normes et des conventions internationales.

Cet échafaudage repose essentiellement sur la certitude que les Palestinien.nes ne peuvent et ne doivent pas réagir à leur situation ; non seulement, et pas uniquement, du fait de leur évidente infériorité militaire, mais aussi à cause de cette croyance perverse que la subjectivité palestinienne doit et peut accepter de rester colonisée et occupée, à toutes fins utiles, et indéfiniment. L’asymétrie des forces sur le terrain a conduit à une présomption tacite - mais aux conséquences dévastatrices - selon laquelle les Palestinien.nes accepteraient, dans la hiérarchie de la vie humaine, d’être confiné.es dans un espace d’infériorité.

En ce sens, ce n’est pas avec les outils de celleux qui vivent dans la « paix » que peut être compris et analysé ce qui se passe aujourd’hui ; cela n’est envisageable (à supposer que cela soit même possible pour celleux qui ne vivent pas à Gaza ou dans les territoires palestiniens occupés) qu’à partir d’un espace défini par les effets de la violence et des traumatismes coloniaux. C’est à Franz Fanon que nous devons une grande partie de ce que nous savons sur la violence coloniale — en particulier sur le fait qu’elle agit comme une blessure à la fois physique et psychique. Psychiatre martiniquais ayant participé à la lutte de libération pour l’indépendance de l’Algérie sous la domination coloniale française, il a longuement expliqué comment l’ampleur et la durée de la destruction infligée aux sujets colonisés entraînent un vaste et profond processus de déshumanisation qui, à ce niveau, compromet également la capacité des colonisés à se sentir entiers et à être pleinement eux-mêmes, des humains parmi les humains. Dans cet état de blessure physique et psychique, la résistance est la seule possibilité de réparation du sujet colonisé. Cela a été le cas historiquement dans tous les contextes de libération de la domination coloniale, une lignée à laquelle appartient la lutte palestinienne.

C’est dans cette optique qu’il faut voir la résistance palestinienne des 75 dernières années, et c’est aussi la clé pour comprendre les événements sans précédent de ces dernières semaines. Ceux-ci sont le résultat, comme l’ont noté de nombreux observateurs — y compris israéliens — de l’échec des nombreuses formes de résistance pacifique que les Palestinien.nes avaient réussi à mettre en œuvre, malgré l’occupation, et qu’iels continuent à pratiquer : les grèves de la faim des prisonniers en « détention administrative » ; la résistance civile des villageois de Bil’in ou de Sheikh Jarrah coincés par le mur de séparation, l’expropriation des terres et des maisons, l’expansion sans cesse plus agressive et incoercible des colonies ; les efforts pour protéger l’environnement naturel et la culture palestinienne, y compris les oliviers centenaires si souvent brûlés et vandalisés par les colons ; les organisations de la société civile palestinienne qui recensent et signalent les violations des droits de l’homme — devenant de ce fait, pour Israël, des organisations terroristes ; la lutte pour la mémoire culturelle et politique ; l’endurance des réfugiés dans les camps, qui attendent que soient mis en œuvre leurs droits fondamentaux, soutenus en cela par les résolutions des Nations Unies, ainsi que la réparation et la reconnaissance de leurs longues souffrances ; et, il y a longtemps déjà, lors de la première Intifada, les jeunes munis de lance-pierres qui renvoyaient ces mêmes pierres avec lesquelles les soldats israéliens leur ont brisé les os et la vie.

Rappelons qu’à Gaza les moins de vingt ans, qui représentent environ la moitié de la population, ont déjà survécu à au moins quatre campagnes de bombardements : en 2008-2009, en 2012, en 2014, et à nouveau en 2022. À elles seules, ces campagnes ont fait plus de 5 000 morts.

Et c’est encore à Gaza qu’a été perfectionnée la tactique israélienne consistant à tirer sur des manifestants pacifiques, comme en 2018, pour mutiler les corps - un calcul nécropolitique cynique de répartition aléatoire entre mutilés et morts. Il n’est donc pas surprenant que dans la littérature postcoloniale — de Kateb Yacine à Yamina Mechakra, pour ne donner que ces deux exemples — les traumatismes de la violence coloniale soient décrits comme la présence et l’absence, dans les rêves et les cauchemars des protagonistes, de corps amputés. C’est une métaphore de la mutilation, à la fois psychique et physique, de l’identité colonisée, qui se poursuit au fil du temps, de génération en génération.

Malgré leur situation difficile de colonisé.es pendant des décennies, et un traumatisme collectif prolongé, les Palestinien.nes à l’intérieur et à l’extérieur de la Palestine ont fait preuve d’une incroyable capacité d’amour, de chagrin et de solidarité dans le temps et dans l’espace, comme en témoignent de multiples pratiques quotidiennes de soins et d’interdépendance, dans la littérature, les arts et la culture, et par leur présence internationale dans les luttes d’autres peuples opprimés : les camps de Black Lives Matter et des manifestants amérindiens du Dakota, le camp de Moria en Grèce.

La brutalité d’un siège de 16 ans à Gaza et les décennies d’occupation, d’emprisonnements, d’humiliations, de violences quotidiennes, de morts, de deuils - qui, comme nous l’écrivions, se produisent avec une intensité génocidaire sans précédent, mais ne sont en aucun cas un fait nouveau - n’ont cependant pas privé les habitants de Gaza, en tant qu’individus, de leur capacité à partager le chagrin et la peur d’autrui.

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Réfugiées palestiniennes au Proche-Orient : situation en janvier 2024.
Carte : Philippe Rekacewicz.

Voir aussi la carte de la matrice de l’occupation israélienne en Palestine

« S’efforcer de rester humains », c’est ce que les Palestinien.es ont fait et continuent de faire, même s’ils sont contraints à des choix inhumains : décider, selon les chances de survie, de qui sauver sous les décombres, comme l’a raconté le journaliste Ahmed Dremly dans ses brèves et précieuses dépêches de Gaza sous les bombardements intensifs. Cette violence coloniale continuera à produire des effets traumatisants sur les générations de survivant.es. Nous devons être clairs : en tant que peuple occupé, les Palestinien.nes n’ont pas à supporter la douleur de l’occupant. L’égalité de statut et de droits dans la vie est la condition nécessaire au partage collectif de la douleur de la mort.

Mahmoud Darwich a dit, dans l’un de ses essais sur la « folie » d’être Palestinien, écrit après le massacre de Sabra et Chatila en 1982, que le Palestinien « ...est encombré par la marche implacable de la mort, et occupé à défendre ce qui reste de sa chair et de son rêve... Son dos est contre le mur, mais ses yeux restent fixés sur son pays. Il ne peut plus crier. Il ne peut plus comprendre la raison du silence arabe et de l’apathie occidentale. Il ne peut faire qu’une chose, devenir encore plus palestinien... parce qu’il n’a pas d’autre choix. »

Le seul antidote à la spirale de la violence est la fin de l’occupation et du siège, et le respect total par Israël du droit international et des résolutions de l’ONU, comme première étape non négociable. À partir de là, nous pourrons commencer à imaginer un avenir de paix et d’humanité pour les Palestinien.nes et les Israélien.nes.