La cartographie, outil de lutte des peuples autochtones

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4 août 2020

 

Pour prouver aux juges que la forêt est nécessaire à leur existence, des communautés pratiquent la cartographie participative et recensent leurs lieux de culture, de cueillette, d’habitation et de culte. Une façon, aussi, de se rendre visibles et de s’émanciper d’un État qui les infantilise.

par Aude Vidal

Au bout d’une heure de piste entre les plantations de palmiers à huile, nous voilà enfin sur une route goudronnée, au milieu de la forêt. Les panneaux avertissent de possibles passages d’éléphants et leurs excréments encore frais au milieu de la chaussée confirment cette présence. L’entrée du parc naturel national d’Endau-Rompin, le deuxième plus grand de Malaisie occidentale derrière l’emblématique Taman Negara, est au bout de la route, à côté d’un village autochtone jakun, population autochtone du sud de la péninsule Malaise. Les maisons sont modestes, les environs plantés d’arbres et les habitantes sillonnent le village sur leurs scooters. Nous sommes à Kampung Peta, le village le plus en amont de la rivière Endau qui se jette dans la mer de Chine méridionale, au sud de la péninsule.

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À une heure et demie du premier bourg, les opportunités économiques sont rares. Il y a peu d’agriculture vivrière à Kampung Peta et les terres sont dédiées à la culture de l’hévéa. Le latex ne rapporte guère et les fruits et légumes sont difficiles à protéger des intrusions des sangliers, singes et éléphants. Comme beaucoup de sa génération, Sima, une jeune femme qui travaille à temps partiel au parc national, ne souhaite pas quitter son village même s’il est difficile d’y gagner un revenu décent : « Si tu habites en ville, il faut tout payer, tout passe par l’argent. Tu ne peux pas chasser le sanglier, récolter les herbes sauvages comme on fait ici. Sans la forêt, je serais vraiment pauvre. Sans la forêt, nous n’aurions plus rien. »

La forêt, en partie réserve forestière et en partie parc national, apporte à la communauté une manne touristique très inégalement distribuée, entre celles et ceux qui savent assez d’anglais pour emmener des touristes occidentaux en excursion, comme Sima, et les autres. Ceux-là dépendent de terres agricoles à la superficie limitée et, pour compléter leur revenu ou car ils n’ont pas de terres, collectent en forêt du rotin, une palme avec laquelle on fabrique fauteuils et paniers. Ils atteignent difficilement les deux-tiers d’un salaire minimum malaisien alors même que l’éloignement augmente le coût de la vie. Pour accompagner la croissance démographique du village, il faudrait ouvrir d’autres parcelles agricoles sur la forêt mais celle-ci est protégée et les autorités contiennent les autochtones dans des « réserves aborigènes » devenues étroites.

Des réserves autochtones trop étroites

Avant l’arrivée des Malais et des colons britanniques, les Jakun vivaient dans un espace autrement plus vaste, toute la vallée de l’Endau, de la pointe du mont Janing à celle de Bukit Peta ou mont Carte, du nom d’une mystérieuse carte japonaise trouvée après la guerre. Les Orang Asli (ou êtres humains naturels, les peuples autochtones de Malaisie occidentale auxquels appartiennent les Jakun), consistent en une vingtaine de groupes. Certains sont chasseurs-cueilleurs et plantent arbres fruitiers et tubercules au sein même de la forêt.

D’autres sont plutôt essarteurs : ils pratiquent une agriculture sur brûlis adaptée à des sols pauvres. Les Jakun ont longtemps cultivé en brûlant des parcelles de forêt secondaire qu’ils laissaient ensuite se régénérer pendant une ou deux décennies. Toutes font usage de la forêt primaire pour la chasse, la collecte de plantes, de champignons, de miel, de plantes médicinales, de produits forestiers comme le rotin, le camphre ou le dammar, une résine naturelle. Ils y plantent des arbres fruitiers, durian ou petai (un fruit et un haricot au goût et à l’odeur saisissantes, très prisés des Malaisiennes). La forêt et la rivière sont également les lieux où s’enracine leur vie spirituelle. Ce mode de vie, qui suppose un usage très extensif de la forêt, fait l’objet d’attaques régulières de la part des autorités du pays. Première exportatrice de bois tropicaux dans les années 1980, aujourd’hui championne de la production d’huile de palme malgré une superficie de moitié plus petite que la France, la Malaisie n’aime ni sa forêt ni ses peuples autochtones, en particulier les Orang Asli de la péninsule.

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Rue principale de Kampung Peta.

Ceux-ci constituent 0,7 % de la population environ, parmi les plus pauvres. Elles et ils sont sédentarisées, regroupées dans des villages comme ceux de Kampung Peta lors de l’insurrection communiste et de l’État d’urgence qui a suivi pendant douze longues années (1948-1960) dans la jungle de la péninsule. Les Britanniques puis les Malais au pouvoir ont pris l’habitude de les administrer en vertu de textes de loi spécifiques. Les vastes terres dont ces peuples autochtones tirent leur subsistance n’ont jamais fait l’objet d’aucune reconnaissance en droit et cette absence de titre leur vaut aujourd’hui d’être contenues dans des réserves autochtones constituées de seules terres agricoles, trop étroites pour y pratiquer leurs méthodes culturales traditionnelles. Ailleurs qu’à Kampung Peta, la déforestation et les plantations de palmiers polluent les rivières et détruisent la forêt, c’est-à-dire les privent d’une partie de leurs ressources. La situation est d’autant plus inquiétante pour les peuples qui ne vivent que de chasse, pêche et collecte de produits forestiers.

« Faire ces cartes, c’est partager l’histoire des peuples »

Infantilisées, les Orang Asli ont longtemps été dissuadées d’entreprendre des actions collectives contre les autorités. À présent, inspirées par les peuples autochtones de l’île de Bornéo, elles et ils s’engagent peu à peu dans un bras de fer pour la défense de leurs terres : action directe non-violente et réclamation de leurs droits fonciers devant les tribunaux, village après village, en s’appuyant sur la cartographie de leurs terres.

Jef a presque 30 ans, un bon anglais et des lunettes un peu abîmées. Il appartient au peuple jah-hut et cultive des bananes dans l’État de Pahang trois semaines par mois. La quatrième semaine, il anime un projet de cartographie communautaire, forme les enquêteurs, va sur le terrain et produit des cartes utilisées dans les procès que des groupes autochtones intentent aux États. Soixante-dix villages ont suivi la démarche et dix d’entre eux sont devant les tribunaux. Il s’agit de démontrer les usages qui ont été faits des terres par les communautés, en répertoriant lieux d’habitation, lieux de culte animiste, tombes, arbres fruitiers, toutes traces tangibles de la présence des Orang Asli, en les faisant apparaître sur une carte. Ces terres ne font pas l’objet de revendications sans fondement, ce sont bien des territoires vécus, et de longue date. Les milliers de journées de marche à la recherche de sanglier ou de rotin, la familiarité des personnes avec leur forêt, tout cela ne peut être mis en cartes, mais, malgré tout, selon Jef, « faire ces cartes, c’est partager l’histoire des peuples autochtones ».

Arpenter les terres, GPS en main

Kampung Peta a été l’un des premiers territoires cartographiés. Les villageoises jakun ont ainsi pu tenir tête à la direction du parc national, qui souhaitait les priver de l’accès à une partie de leurs terres. La situation est plutôt favorable, d’après Jef, les juges étant souvent convaincues du bon droit des communautés autochtones. La victoire de Kampung Peta a été obtenue entre autres grâce aux efforts des villageoises pour établir la carte de leurs terres traditionnelles. Machang, un homme de presque 50 ans qui vit d’une parcelle d’hévéas louée à sa sœur, a participé à cette initiative. Comme lui, une vingtaine de personnes du village ont arpenté les terres, GPS à la main, d’une pointe à l’autre des collines qui délimitent la vallée de l’Endau. Elles ont répertorié chaque lieu sacré, chaque tombe et chaque trace de terres cultivées (un jardin abandonné, un arbre fruitier) sur un carnet papier en notant la description du lieu sur une page, et les coordonnées GPS en regard sur l’autre. D’autres ont entré les informations dans un système d’information géographique (SIG). Machang garde un souvenir ému de cette aventure : « Jef est mon maître, ce mec est un génie ! »

Jef a appris le métier à Sabah, dans la partie malaisienne de Bornéo, auprès de groupes autochtones bien organisés, et le transmet désormais en Malaisie occidentale. Après avoir travaillé avec les villageoises de Kampung Peta il y a quelques années, en avril 2019, il a animé l’un de ses nombreux ateliers de formation avec une autre communauté rurale à Ulu Beranang Jeramkedah, un village temuan dans l’État de Negeri Sembilan, au sud de Kuala Lumpur, la capitale fédérale. Mimi, une jeune femme temuan, prend en charge avec une femme du village l’organisation de cette rencontre de trois jours. Cette activiste, déjà croisée dans une formation de la branche malaisienne des Amis de la Terre (Sahabat Alam Malaysia) pour les « défenseurs de territoires » autochtones, voudrait convaincre son village à elle de s’engager dans une telle démarche, mais le batin, le chef coutumier, refuse — comme c’est le cas dans une moitié des villages contactés. Elle aide donc, en attendant de convaincre ses voisines, les autres communautés à s’organiser.

Du dessin à la gestion de données

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Carte d’un village temuan. Ladang kelapa sawit : plantation de palmier à huile ; hutan simpan : réserve forestière.

Ce sont d’abord des rivières qui surgissent sur les grandes feuilles blanches, et puis des maisons et des cultures. Entre le brouillon au crayon papier et la version définitive au feutre, il faut bien une heure ou deux pour se mettre d’accord sur ce qu’on va représenter, et comment. C’est le premier moment d’une formation qui va durer trois jours. Elle a lieu après des premiers contacts favorables, mais avant la décision des villageoises de s’engager dans la démarche. Une manière de s’assurer que tout le monde sait ce dont il est question et ne se laisse pas intimider par une tâche dont Jef s’attache à montrer qu’elle est accessible. Les villageoises ont, pour les plus jeunes, l’usage régulier de leur smartphone et peuvent vite apprendre à manier un GPS.

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Le conseil de village élargi rencontre les ONG à Kampung Peta.
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Mimi (de dos) anime un atelier de cartographie participative à Ulu Beranang Jeramkedah.

Le premier soir, Jef présente les cartes élaborées par d’autres communautés, puis les participantes sont invitées à produire des cartes participatives par petits groupes. Il y a à peine plus de femmes que d’hommes dans la salle, l’équivalent de salles des fêtes rurales en France. Dans ces communautés autochtones où l’égalité entre les sexes s’érode sous le coup de la modernisation, elles prendront en charge une grande part de l’organisation, tandis qu’eux formeront le gros des arpenteurs. Avec le GPS et les systèmes de SIG, leurs cartes dessinées à la main vont prendre une nouvelle dimension. Les deux journées suivantes sont consacrées à apprendre le fonctionnement des techniques de cartographie, pas à pas, de l’arpentage à la gestion des données. Après cela, la communauté pourra choisir de s’engager ou pas dans la cartographie de son territoire. Et d’utiliser éventuellement la carte qu’elle aura produite pour défendre ses droits à la terre.

C’est une entreprise américaine du numérique qui finance ce projet de pemetaan komuniti (cartographie communautaire), en collaboration avec JOAS (Jaringan Orang Asal SeMalaysia), le réseau des peuples autochtones de Malaisie, et COAC (Centre for Orang Asli Concerns), une organisation qui ne travaille que dans la péninsule. La multinationale, philanthrope quand ça l’arrange, a déjà contribué à un projet de carte mené par l’université du Maryland [1], qui documente la déforestation depuis l’année 2000 dans le monde entier. Elle met ici à disposition le matériel nécessaire et finance chaque atelier à hauteur de 500 euros, qui servent à prendre en charge la nourriture de presque cent personnes pendant trois jours. Jef souhaite rester bénévole et former d’autres formateurs et formatrices qui prendront son relais. Les Orang Asli bénéficient également de soutiens dans la société civile, particulièrement des écologistes, qui tentent avec elles et eux de protéger ce qu’il reste de forêt dans la péninsule, et d’une partie du barreau malaisien, dont les membres les accompagnent bénévolement dans la suite de la démarche, c’est-à-dire la reconnaissance de leurs droits devant les tribunaux.

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Carte de Kampung Peta. En marron, la réserve reconnue officiellement. Les traits épais en haut et en bas représentent les lignes de crêtes, démarcation du territoire ancestral du village selon les habitantes.

La bonne volonté des juges est encourageante, mais celle de la majorité au pouvoir entre mai 2018 et février 2020 est restée douteuse. En mai 2018, la coalition au pouvoir depuis 1957 a perdu les élections contre une nouvelle union un peu hétéroclite qui promettait une « nouvelle Malaisie » mais a été renversée deux ans plus tard.

Résistances d’est en ouest

Les peuples autochtones de Malaisie orientale, sur l’île de Bornéo, pratiquent depuis les années 1980 des méthodes de lutte contre la déforestation telles que les blocages de routes et les procès contre l’État. Ils représentent plus de deux millions de personnes, et une majorité de la population locale. L’organisation de la résistance des Orang Asli de la péninsule a été plus lente et plus difficile, pour elles et eux qui sont moins de 200 000 et suite à une longue histoire de domination de la part des sultanats malais. Les Orang Asli s’inspirent des luttes de Bornéo et réclament désormais un nom commun aux deux groupes : Orang Asal, les êtres humains originaires.

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Atelier de cartographie participative, Ulu Beranang Jeramkedah.
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Jef présente le projet de cartographie participative à Ulu Beranang Jeramkedah.

Des communautés temiar bloquent par intermittence depuis l’automne 2016 des chantiers de déforestation dans la région de Gua Musang dans le Kelantan, un État pauvre du nord-est de la péninsule qui subit de plein fouet les inondations et effondrements de terrain, conséquences de la perte de la forêt. En mai 2019, le barrage de Kampung Cunex, au nord-ouest, dans l’État de Perak, est démantelé après avoir été tenu pendant quelques mois, là encore par des Temiar, un peuple connu pour sa culture non-violente.

Malgré des déclarations d’intention et quelques gestes, le gouvernement fédéral s’est montré incapable d’encadrer les politiques des États, qui émettent les licences d’exploitation forestière et bénéficient de ces revenus. Qu’attendre donc d’un gouvernement encore moins bien disposé ? Une chose est sûre : le sort de la forêt et celui des Orang Asli sont liés, et la déforestation est l’une des plus grosses menaces qui pèsent sur les peuples autochtones de la péninsule.

↬ Aude Vidal