Du territoire à la carte : représenter la géopolitique de l’or au Kenya

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25 juillet 2024

 

En mars 2023, Joseph Bohbot, professeur agrégé de géographie et membre du laboratoire Médiations, m’a demandé d’élaborer un ensemble cartographique pour illustrer un de ses articles à paraître dans la revue L’Espace politique. Cette collaboration nous a amené, pendant deux ans, ensemble, a développer et adapter un processus original de création cartographique dans un mélange d’art et de sémiologie, en vue, notamment, de publier ces cartes dans sa thèse.
 

par Artème Pointel

Géographe et cartographe, Cartodataviz
Nouméa, Nouvelle-Calédonie

 
1 - Méthodologie et choix créatifs initiaux

Un processus de travail collaboratif et évolutif

Sans Internet et les outils de communication associés, aujourd’hui, les collaborations seraient impossibles pour celles et ceux qui ne sont pas immédiatement « voisins ». Je vis et travaille en Nouvelle-Calédonie [1], et l’éloignement géographique et temporel dû au décalage horaire, qui peut aller jusqu’à dix heures, qui me séparait de l’auteur (en France et au Kenya), nécessitait d’échanger et bâtir notre processus de travail par messagerie instantanée. Sans cet outil, les productions que je vous présente ici n’auraient simplement pu exister.

Avec le temps, ce processus s’est structuré de la manière suivante :

  • Envoi par l’auteur d’un document récapitulatif présentant les principaux aspects et attentes, accompagné d’une esquisse, de figurés, d’une proposition de légende, et éventuellement de données terrain (photos, vidéos, etc.) ;
  • Création numérique du fond de carte, avec une première réflexion « dessinée » sur les figurés et la légende ;
  • Réalisation d’une première version numérique complète de la carte, qui servait de base de travail, sur laquelle nous apportions progressivement les améliorations et modifications ;
  • Après une série d’échanges, production d’une seconde version de la carte.

Ce procédé itératif de création-échange s’est répété jusqu’à ce que nous obtenions une version finalisée acceptable, formatée en format .svg, .png ou .jpg [2].

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Figure 1 - Schéma originel de la carte « Essor des activités minières artisanales dans l’ancienne mine coloniale de Rosterman. »
Esquisse réalisée par Joseph Bohbot.

Cette collaboration « incrémentale » doit beaucoup à la méthode décrite dans l’Exercice de cartographie expérimentale de Philippe Rekacewicz [3] — en particulier pour ce qui concerne le processus de réflexion et le mode de création des esquisses sur papier.

Ce processus n’est pas nécessairement exhaustif, d’autres étapes peuvent y être ajoutées selon les besoins... et les désirs. Il est à comprendre plutôt comme la description générale d’un ensemble d’interactions analogiques et numériques, qui, dans le cas qui nous concerne ici, ont aussi intégré d’autres personnes : Catherine Fournet Guérin et Claire Médard, directrice et co directrice de thèse de Joseph Bohbot, ainsi que les membres des comités de revues L’Afrique contemporaine et L’Espace politique ont notamment influencé la création cartographique grâce à leurs suggestions et critiques.

La création des fonds de carte

Dans certains cas, il a été nécessaire de littéralement « fabriquer » les fonds de carte. Pour les cartes à l’échelle du Kenya, j’ai pu reprendre des données et des shapfiles [4] (SHP) disponibles en open source [5]. Mais comme les données n’existaient pas (ou étaient obsolètes) pour les cartes à très grande échelle – comme pour la mine de Rosterman – il a fallu procéder autrement, et utiliser des images satellites de Google Earth, en combinaison avec des sources primaires collectées par l’auteur sur le terrain (essentiellement des photos et des vidéos).

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Figure 2a - À gauche, image satellite de la mine artisanale de Rosterman ; à droite, fond de carte créé à partir de l’image satellite et utilisé pour représenter l’essor des activités minières artisanales.
Sources : à gauche, Google Maps 2023, Google Earth, Images 2023 de Maxar Technologies ; à droite, Artème Pointel, Cartodataviz, 2023.
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Figure 2b - Superposition de l’image satellite et du fond de carte.
Sources : Google Maps 2023, Google Earth, Images 2023 de Maxar Technologies
et Artème Pointel, Cartodataviz, 2023.
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Figure 3 - Future zone de cyanuration de la mine artisanale de Rosterman.
Photo : Joseph Bohbot, 2023.
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Figure 4 - Accident minier de la zone d’orpaillage de Sigalagala.
Photo : Joseph Bohbot, février 2023.

Les « connaissances sensibles » de Joseph Bohbot, c’est-à-dire à « l’expérience vécue » (Olmédo, 2021) de son terrain, ont permis, en outre, de corriger des erreurs de localisation, comme ce fut le cas pour la création du fond de carte de la zone d’orpaillage de Sigalagala.

Les fonds de cartes ont été dessinés manuellement à l’aide d’un logiciel de dessin vectoriel et produit sous la forme d’un fichiers .svg [6].

Les fonds de carte créés à partir de fichiers open source retravaillés et adaptés. Utilisant principalement le format .svg comme base de travail, la conversion des fichiers SHP a nécessité quelques corrections dues à des incompatibilités.

2 - De l’intention cartographique

La réalisation d’une carte n’est en rien un processus « neutre », comme le rappelle Philippe Rekacewicz :

Le premier pouvoir de la carte, c’est sa force évocatrice, cette formidable capacité à transmettre en un regard une énormité de savoirs, sa puissante adaptabilité, cette résilience qui lui permet de se mettre au service « des dominants » aussi bien qu’à celles et ceux – « dominées » — pour recouvrer liberté et autonomie dans leurs luttes émancipatrices. Il n’y a pas de cartes innocentes (there is no such a thing as an innocent map), et c’est peut-être ce qui en fait des vecteurs d’information aussi puissants : les cartes sont des objets créés avec les moyens de l’art, qui veulent absolument nous dire ou nous faire comprendre quelque chose, rendre visible ce qui nous échappe. Et c’est bien le/la cartographe, par son geste créateur, qui choisit et décide des informations et de la forme graphique qu’il/elle lui attribue, lui conférant ainsi le "pouvoir" de montrer les monde comme il le voit et l’entend. » (Rekacewicz, 2018)

Les cartes sont « discrètes, voire artistiques, apparemment inoffensives, mais se révèlent souvent être, à y regarder de plus près, de redoutables instruments de propagande et de domination. » (Rekacewicz, 2003). C’est particulièrement vrai au Kenya, ancienne colonie obtenant son indépendance en 1963, qui fut sous domination (et exploitation) anglaise pendant plus de 70 ans. Dans le fait colonial, la cartographie a joué un rôle primordial, comme le rappelle Casti : « Tout projet de conquête territoriale mis en exécution par l’Occident a utilisé la carte comme modèle prioritaire » (Casti, 2004). Oublier l’enjeu politique dans la représentation de ces territoires, même à très grande échelle, aurait été une faute.

Mais il serait difficile de parler ici du choix du « geste et de l’intention cartographique »(Rekacewicz, 2003) de cette série sans revenir à mon histoire personnelle ; fruit de multiples métissages culturels, je me suis construit à la fois sur une pensée européenne, asiatique et autochtone (celle des Kanaks de Nouvelle-Calédonie). Vivant dans une société postcoloniale, je suis confronté à ses paradoxes : des communautés multiculturelles, imbriquées et dépendantes les unes des autres, qui ont bâti leurs relations sur des rapports d’oppression, de répression, de domination, de lutte pour le contrôle, la gestion économique et politique d’un territoire. Ainsi les questions liées à la représentation autochtone, à la décolonisation, au post-colonialisme, sont pour moi fondamentales et doivent être prises en compte lors de l’élaboration des cartes, en particulier lorsqu’il s’agit de travailler sur les formes et les couleurs, sur les choix sémiologiques et graphiques.

De ce point de vue, je ne souhaitais pas seulement réaliser des cartes thématiques « classiques », mais prolonger l’acte de création vers une dimension plus « sensible » ou « émotionnelle » des espaces à cartographier ; en d’autres termes, tenter de « saisir une part de l’expérience de l’espace situé dans le présent et in situ » (Olmédo, 2021), et combiner cette dimension avec ma propre vision de ces espaces : celle d’un géographe-cartographe travaillant sur des territoires postcoloniaux (au Kenya) au prisme de sa propre expérience dans son espace de vie (le Pacifique). Dans ce contexte, les cartes que je propose restent « descriptives » en ce qu’elles mettent en lumière des phénomènes géopolitiques à diverses échelles, mais dans une relation particulière avec la perception et l’expérience de ces lieux.

3 - Réflexions autour des choix sémiologiques

L’assortiment des couleurs

Pour produire cette carte, j’ai mené une recherche pour l’élaboration d’une palette graphique adaptée. Étant donné que la couleur apporte « une indéniable attraction psychologique » (Bertin, 2013) et augmente la portée du message, il était essentiel d’y réfléchir — d’autant qu’elle pouvait constituer un premier point d’entrée pour représenter les aspects « sensibles » des territoires explorés. La première idée a été de regarder du côté des productions artistiques du Kenya, aussi bien de l’art contemporaine que des créations artistiques dites traditionnelles. C’est ainsi que fut repris les subtils jeux de couleurs des bijoux et ornements en perles.

L’artisanat des populations pastorales et transhumantes fait l’objet d’initiatives économiques étatiques, comme le projet « Ushanga », promu depuis 2017 par le gouvernement kenyan et visant à structurer cette production artisanale (Lacave, 2023). Omniprésentes dans la culture des peuples du Kenya, ce choix me semblait ainsi pertinent pour introduire dans la carte un premier élément « sensible ». Cela permettait, en outre, de constituer rapidement une gamme chromatique assez large pour couvrir l’essentiel du spectre colorimétrique.

Quatre objets servirent d’inspiration pour composer une première palette : deux poupées de fertilité (avant 1996), un bracelet (années 1960) et un collier (avant 1933).

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Figure 5
Source : Musée du Quai Branly-Jacques Chirac.

Aucun de ces objets appartenant aux collections du musée du quai Branly – Jacques Chirac n’est actuellement exposé, mais ils sont visibles grâce au site web du la structure « exploration des collections.

La première palette de référence est donc constituée de neuf couleurs. Elle fut nommée « Kenya pearl colors original ». Elle ne vise pas à former un cercle chromatique complet, mais à obtenir une première variation harmonieuse de couleurs, susceptible de répondre aux contraintes du projet – le jaune étant traditionnellement utilisé en cartographie pour représenter l’or.

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Figure 6 – « Kenya pearl colors original », première palette de couleur
Source : Artème Pointel – Cartodataviz.

Sur cette base, fut créé une seconde palette appelée « Kenya pearl secondary colors. Elle répond au besoin d’établir des nuances contrastées pour une meilleure lisibilité, et éviter les confusions et diffusions de couleurs entre elles. Nous avons donc ajouté huit nouvelles couleurs, ce qui porte le total à 19 couleurs (17 couleurs inspirées des perles, plus le blanc et le noir).

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Figure 7 – « Kenya pearl secondary colors », deuxième palette de couleur
Source : Artème Pointel – Cartodataviz.

4 - L’élaboration des figurés et de la légende

Après le couleurs, il fallait penser au choix et à la création des formes, des figurés et de la symbolique qui articulent la carte et lui donnent « visuellement vie ». Ce dispositif forme des « icônes », une « figure qui prend en charge le désignateur, le dote d’un investissement particulier capable de déterminer la manière dont il doit fonctionner en tant que modèle dans la pratique territoriale, permettant à la carte d’exister par elle-même et de s’émanciper de ce qui la précède (Casti, 2004). Or, créer des « icônes » suppose de leur donner un sens ; un figuré indépendant, même constituant une forme évocatrice, ne porte pas en soi de signifiant :

Les formes les plus spectaculaires peuvent recouvrer de nombreuses significations. Une tête de cheval peut aussi bien correspondre à un champ de courses, qu’à une écurie, un haras, un manège, une route cavalière, une boucherie chevaline, un équarrisseur, une industrie de harnachement, un jeu d’échecs… La croix, “symbole” par excellence, permet aux élèves gratifiés de mauvaises cartes d’imaginer New York garni de cimetières. Les fines croix noires des cimetières et les fines croix rouges du granite sont spontanément semblables ! » (Bertin, 2013)

« Il n’y a pas de significations formelles universelles » poursuit Jacques Bertin, et c’est bien la légende qui détermine et amène aux premières représentations de figurés, visant à la « définition du champ d’utilisation [des formes] dans lequel leur signification sera constante. »

La création des figurés commence par l’élaboration d’une légende originelle qui a été pensée et assemblée par Joseph Bohbot. Celle-ci est constamment mises à jour au fil de la recherche, des découvertes, et de nos discussions. En effet, plusieurs variantes de la même légende peuvent être élaborées pour la production d’une carte.

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Figure 8 - Légende initiale de la carte Une régulation par et pour les mineurs :
le cas de la zone d’orpaillage de Singalagala, sud de Kakamega
Source : Artème Pointel –Cartodataviz
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Figure 9 – Seconde légende de la carte Une régulation par et pour les mineurs : le cas de la zone d’orpaillage de Singalagala, sud de Kakamega
Source : Artème Pointel –Cartodataviz

L’architecture générale de la légende étant en place, nous avons pu commencer à concevoir les figurés, gardant à l’esprit les suggestions de Bertin – les principales variables qu’il a si bien défini : la couleur, la forme, l’orientation et le grain. Le » geste » cartographique, l’acte de création, c’est simplement avec du papier et des crayons de couleur, et ce n’est qu’après avoir dégagé une image à peu près précise que nous nous sommes permis de les « vectoriser ».

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Figure - 10 : Expérimentations et créations graphiques des figurés à utiliser pour la carte Une activité minière artisanale à l’ouest du Kenya marquée des dynamiques locales et transfrontalières
Source : Artème Pointel – Cartodataviz

Pour certains figurés, j’ai aussi trouvé des sources d’inspiration dans les arts traditionnels kanaks, principalement ceux des bambous gravés. D’autres ont été créé à partir des relevés de terrains de l’auteur de l’article. C’est en particulier le cas du figuré des puits, qu’on retrouvera sur les cartes, dont le modèle d’origine est une photographie du puits artisanal de la mine de Rosterman. Les premiers essais stylisés lui conférait une forme plutôt carrée, que j’ai fait évoluer graduellement vers une forme plus triangulaire.

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Figure 11 - Puits minier artisanal de la mine de Rosterman (à gauche) ayant servi de référence à la création du figuré des puits miniers (à droite).
Source : Photo, Joseph Bohbot ; figurés, Artème Pointel — Cartodataviz.

Ce travail d’élaboration suit des principes théoriques souples qu’on se fixe au préalable, mais pour lesquels on s’autorise « l’imperfection géométrique ». Cette approche, fondée sur la pratique, se place en contre-point de la pratique cartographique dite classique, qu’on associe trop souvent à une « virtuosité technique ». Elle critique aussi l’idée, véhiculée par la cartographie conventionnelle que la carte montre le réel d’une manière objective (Rekacewicz, 2013).

Le développement des sciences de l’information géographique - s’appuyant sur la science informatique - participe à cette démarche de crédibilité scientifique, en y ajoutant de nouvelles données pensées comme étant objectives, comme cela peut être le cas avec les systèmes de positionnement par satellites [7], comme le Global Positionning System (GPS).

L’approche graphique implique la recherche d’une perfection géométrique des figurés, qui se doivent d’être proportionnels. Cette « exactitude » se traduit dans la pureté du trait, visant à « objectiviser » les formes produites. L’utilisation normée des couleurs fournie dans les logiciels SIG contribue de cette tendance.

Pour ce projet, j’ai choisi de ne pas répondre à cette « injonction » de perfection, mais de rechercher des aspects sensibles et émotionnels, ce qui comporte de ne pas forcément corriger les « imperfections » issues du travail de construction cartographique. Par exemple, dans les fonds de cartes réalisés d’après les images satellites, je n’ai pas modifié les tracés des bâtiments pour qu’ils soient rigoureusement exacts à ceux que je voyais sur l’image.

4 - Le dilemme des polices de caractères

Le choix des polices de caractères est une tâche difficile : « La première propriété de la lettre c’est d’être non-ambiguë (…). Il faut (…) adopter une écriture et un alphabet qui dégagent bien chaque lettre » (Bertin, 2013, p.414). À cette injonction de lisibilité s’ajoute la problématique visuelle dans laquelle la graphie des polices de caractères joue un rôle essentiel, notamment sur la perception visuelle et le message transmis. Par souci de lisibilité, on utilise souvent des polices dites « sans-sérif », c’est-à-dire sans aucun empâtement ou monospace et à chasse fixe (ce sont des caractères « non-basés »). Pour donner un peu de « relief » aux cartes, j’ai d’abord exploré des polices génériques sérif (à empâtement), cursives (simulant l’écriture à la main) et fantasy (glyphes exotiques et décoratifs). Après des recherches préliminaires, j’ai sélectionné et testé une première gamme de polices : Artifika, Marko One et Nova Square sur la carte Essor des activités minières artisanales dans l’ancienne mine coloniale de Rosterman et Une activité minière artisanale à l’ouest du Kenya marquée des dynamiques locales et transfrontalières.

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Figure 12 - Caractéristiques générales des polices Artifika, Marko One et Nova Square

Toutefois, bien que lisibles, ces gammes me donnaient l’impression de créer une sorte « d’exotisme » qui ne rendait pas compte de l’atmosphère que je souhaitais créer. Je me suis donc intéressé à des polices cursives, et j’ai porté mon choix sur les fontes Abyss et Boring Boron qui simulent une écriture manuscrite. Tout en restant lisibles, elles me semblaient être plus fidèles à mon intention initiale. Le « Boring Boron » choisi ne contenant pas de lettres accentuées, il a donc fallu les restituer manuellement !

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Figure 13 - Caractéristiques générales des polices Abyss et Boring Boron

5 - Limites et biais : généralisation et représentation

La création cartographique, et donc les choix du ou de la cartographe, induit nécessairement des formes de généralisations, qui imposent des limites et des biais. Je voudrai les exposer ici pour pouvoir en débattre.

La perte de l’exactitude cartographique :

La figuration sur une petite feuille de papier d’une réalité bien plus large sur le terrain induit une « généralisation des formes qui ne reproduit pas le réel, mais qui l’interprète. Le dessin des formes est de facto une relecture graphique du monde. » (Rekacewicz, 2018)

Toutes les cartes, même celles élaborées à partir de shapefiles, comportent des erreurs, de dimension ou graphiques. Bertin parle de « la différence entre la longueur qui est lue et la longueur qui devrait être lue » et admet que « toute observation quantitative conduisant à l’évaluation d’une distance-terrain est entachée d’une erreur » (Bertin, 2013). Cette perte d’exactitude dimensionnelle n’influe pas sur l’exactitude relationnelle, soit « la signification géométrique de la disposition des signes », qui reste totale et entière : « Le bon dessinateur ne fait que mettre l’erreur graphique du bon côté, dans le sens où elle devient exactitude relationnelle » (Bertin, 2013).

La carte comme preuve :

Cette généralisation des formes demande aussi si cet ensemble de cartes ne montraient pas les dispositions d’une « géographie néocoloniale » :

Par le biais de la codification euclidienne [8], plutôt que de produire une communication capable de représenter les éléments distinctifs de l’Afrique, (la carte coloniale) favorise la transmission de messages autoréférentiels produits par l’icône en autonomie. Le résultat est, d’un côté, la banalisation des valeurs propres à l’Ailleurs et, de l’autre, une attribution indue de signification européenne à ce qui en est complètement exempt. L’analyse sémiotique de la carte nous permet d’affirmer que la cartographie coloniale n’est pas apte à transmettre les aspects distinctifs du territoire africain, mais surtout, ce qui est encore plus important, elle prospecte des valeurs complètement artificielles qui la font paraître comme quelque chose qui est fonctionnel seulement pour le projet de la société ayant produit la carte. La cartographie propose une Afrique construite à l’usage des Européens, devenant ainsi le moyen de transmission le plus efficace pour réaliser cette représentation spécifique, étant donné que ses mécanismes communicatifs sont en mesure d’occulter la réalité existante au profit d’une réalité artificielle produite à l’intérieur d’elle-même. » (Casti, 2004)

Bien que les cartes produites pour illustrer l’article dont il est question ici ont été faites à partir des observations et des relevés sur un terrain dans une démarche de recherche qualitative (et qui éventuellement s’accompagne d’une recherche quantitative), elles ont été conçues et produites pour un public principalement européen — particulièrement celui du l’unité de recherche Médiations – Sciences des lieux, sciences des liens de Sorbonne-Université, ou évolue Joseph Bohbot. Si les choix sémiologiques (formes, couleurs et mouvements) arrivent à restituer – grâce à la prise en compte d’une dimension sensible – un peu de la « réalité existante » sur le terrain (donc les conditions de la production de l’or au Kenya), la séparation, le positionnement et le contexte géographique entre la carte et le terrain ne permettent pas de garantir la présence de « valeurs artificielles » — des représentations typiques d’autres cultures (européennes, asiatiques, pacifiques, etc.) qui encadrent la lecture des territoires cartographiés selon leurs seules références.

Ainsi, « Dès que nous savons où nous sommes, le monde devient aussi étroit qu’une carte » (Cixin, 2022) ; en dépit de tous les efforts que nous pouvons faire pour s’immerger dans ces terrains que nous voulons cartographier, la représentation restera in fine une image spécifique produite par un européen métissé d’emprunts des cultures de l’Europe, de l’Asie, du Pacifique et de la Nouvelle-Calédonie.

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Figure 14 - Carte Essor des activités minières artisanales dans l’ancienne
mine coloniale de Rosterman
, parue dans la revue L’Espace Politique.
Source : Artème Pointel – Cartodataviz.
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Figure 15 - Carte Une activité minière artisanale à l’ouest du Kenya marquée des dynamiques locales et tranfrontalières, parue dans la revue L’Espace Politique.
Source : Artème Pointel – Cartodataviz.
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Figure 16 - Carte Une régulation par et pour les mineurs : le cas de la zone d’orpaillage de Sigalalgala, sud de Kakamega, parue dans la revue L’Afrique contemporaine.
Source : Artème Pointel – Cartodataviz.

Bibliographie

  • BADUEL, Pierre Robert (dir.), BORD, Jean-Paul (dir.), 2004, Les cartes de la connaissance, éditions Karthala, collection hommes et sociétés.
  • BERTIN, Jacques, 2013, Sémiologie graphique : Les diagrammes — Les réseaux — Les cartes, France, éditions EHESS.
  • CASTI, Emanuela, 2004, « L’Iconisation cartographique en Afrique coloniale » in Les cartes de la connaissance par Pierre Robert Baduel et Jean-Paul Bord (dir), Karthala, collection hommes et sociétés.
  • CIXIN, Liu, 2022, La Forêt sombre, éditions Actes Sud, collection Babel.
  • REKACEWICZ, Philippe, 2003, « La carte : entre art, sciences et politique », in Catalogue d’exposition du Palais de Tokyo, le Cercle d’Art.
  • REKACEWICZ, Philippe, 2018, « Texte de la conférence donné dans le cadre du symposium "Diagrams of power", 19 et 20 septembre 2018 », OCAD university, Toronto.
  • REKACEWICZ, Philippe, 2019, « Exercice de cartographie expérimentale : dresser ma « carte d’identité », Manuel polycopié destiné aux étudiants en architecture de l’université de Zurich (ETH).