À Kumkapı, avant de passer la frontière (1/4)
Dans la région de l’Evros, un mur inutile sur la frontière greco-turque (2/4)
Dans le train pour Athènes : ségrégation mode d’emploi (3/4)
À Athènes, (sur)vivre dans la terreur (4/4)
Istanbul, cette ville dite « charnière » entre l’Occident et l’Orient, est une cité de presque 15 millions d’habitants qui foisonne d’activités. Tellement étendue que même le Guide du Routard invite les « meilleurs marcheurs » à prendre les transports en commun…
Mais nous, pendant une longue semaine au cours de l’été 2012, nous avons choisi « le lent piétinement », dans un seul quartier de la ville : Kumkapi, lieu de transit pour les migrants, 400 000 âmes, soit l’équivalent du canton de Genève. C’est ici qu’on trouve les nouveaux migrants, dont la majorité essaient de faire un peu de « cash » pour passer la frontière entre la Turquie et la Grèce. Ce quartier cosmopolite a été longtemps occupé par des Arméniens, des Géorgiens auxquels sont venus s’ajouter des Kurdes et des Russes. Ce sont ces anciens immigrés qui gèrent aujourd’hui les flux — de migrants comme de marchandises — transitant par ce lieu très dynamique.
Kumkapi est organisé en sous-quartiers : il y a les rues des maroquiniers, un peu plus loin celles des boutiques plus ou moins chics, puis celles où l’on vend des fringues. Chacun son secteur : les hommes s’occupent de la production, de la vente en gros et de la vente d’accessoires, les femmes de la vente au détail des habits. La grande majorité des clients viennent de Russie ou des anciennes républiques soviétiques. L’argent circule, et on étale sa richesse : les grosses cylindrées tentent de se frayer un passage dans les rues sinueuses en zigzaguant entre les camions, les charrettes à bras et les piétons.
Histoires de migrants
Ici, la production est organisée dans de petits ateliers qui emploient principalement des migrants. L’atmosphère y est paisible et si violence il y a, elle n’est pas visible. Dans un de ces petits ateliers artisanaux, A., un ressortissant ivoirien, et son patron, M., originaire du Caucase, se tiennent debout juste à l’entrée : ils utilisent la rue dans laquelle ils ont installé une table pour faire la finition des ceintures. A. parle très doucement : il nous explique qu’il est en Turquie depuis 10 mois et qu’il se plaît à Istanbul. Avec son salaire, il arrive à payer le logement qu’il partage avec des compatriotes. Pour l’instant, il ne pense pas à vraiment à « l’Europe »…
L’échange est cordial, et le patron nous fait signe d’entrer : à l’intérieur travaillent une femme aux dents en or originaire du Turkménistan et deux autres personnes. Le dialogue est difficile, personne ne parle anglais, mais nous comprenons par les gestes que le patron nous invite à boire un thé.
Tout le monde n’a pas la chance de trouver un boulot « convenable » comme A. En général, les migrants subsahariens survivent comme ils peuvent, s’essayent tant bien que mal à la vente ambulante de montres ou d’objets divers. M. est Sénégalais, arrivé à Istanbul depuis 5 mois avec un visa délivré par l’ambassade de Turquie au Sénégal. Il est assis avec des Turcs dans la rue, et ne répond pas à nos questions. Dans sa valise, il a encore toutes ses montres. « Ça se vend très mal, la situation est difficile, finit-il par avouer, la police nous rend la vie dure. » Il n’a pas d’argent pour trouver un logement décent à Kumkapı, il en a encore moins pour rentrer chez lui, au Sénégal. Et pourtant, il en rêve…
H., un autre Sénégalais d’origine peul, plutôt bien habillé, semble avoir assez bien réussi dans les « affaires ». Il fait partie de ces migrants qui pratiquent la « migration pendulaire » entre la Turquie et l’Afrique sub-saharienne pour commercialiser des tissus. Il voyage en Turquie une fois par an, pendant deux ou trois mois durant lesquels il achète des tissus qu’il revendra ensuite au Sénégal. Les autres ne restent en général que deux ou trois semaines, mais lui juge que c’est insuffisant pour vraiment explorer le marché et apprendre un peu la langue turque. H. se crispe quand on lui parle du quartier : « Il y a des gens qui font des bêtises ici », dit-il. « Des femmes du Ghana, du Bénin, vous savez ? » La prostitution est un phénomène qui visiblement l’embarrasse. « Je ne veux rien savoir de ces histoires. »
Misafirhane, l’auberge des « invités »
Julia Burtin est membre du Gisti et du réseau Migreurop. Dans le cadre de l’Observatoire urbain d’Istanbul, elle a réalisé un important travail de terrain dans le quartier de Kumkapı :
De Kumkapı, presque tout a été dit : un exemple de quartier paradoxe où l’absurde fait le quotidien de ceux qu’il abrite. Les anciens détenus relâchés saluent de la rue leurs camarades enfermés dans la Misafirhane ; le sans-papiers y est l’ami du policier ; le touriste vient déjeuner – après sa visite du Sultanahmet – dans les restaurants de poisson qui nourrissent de leurs restes des dizaines de migrants algériens, une fois la nuit tombée ; le migrant d’origine kurde, exploité par le Stambouliote, exploite à son tour le migrant subsaharien ; l’homme d’affaires partage la table de la prostituée. La violence des contrastes repousse ce quartier pourtant central hors du champ urbain fréquentable. La stigmatisation fausse l’intelligibilité : Kumkapı serait ainsi un espace occupé malgré lui, un interstice sans politique. Cependant, Kumkapı n’échappe à aucune vigilance, il est bien trop intégré pour cela, bien trop partie de la chaîne qui le comprend et l’anime, bien trop pratique aussi. »Julia Burtin, « Kumkapı : marge ou faubourg de l’Europe ? », Plein Droit (accès payant), janvier 2011 ; lire aussi « Marge d’Istanbul et faubourg de l’Europe, Kumkapı regarde le monde depuis ses fenêtres », Article 11, juin 2010.
Le Misafirhane, littéralement l’« auberge des invités », n’a en réalité rien de très hospitalier. C’est le centre de rétention administrative pour étrangers en situation irrégulière. En d’autres termes, une prison, inaugurée en 2009 et qui peut « héberger » jusqu’à 560 personnes, selon les chiffres publiés par le Global Detention Project. Les premier et deuxième étages pour les hommes, le troisième pour les femmes et leurs enfants. Tous ou presque sont en attente d’expulsion. Juste en face se trouvent des bars tenus par des Kurdes, dans lesquels les proches des détenus s’assoient pour discuter avec eux…
Une jeune femme assise à une des tables essaie de communiquer avec une prisonnière du troisième étage en faisant des signes avec les mains : « téléphone », « argent », « papier »… Assis à la même table, un homme, un avocat turc peut-être, semble jouer le rôle de médiateur. Il fait des allers et retours réguliers entre les policiers qui se tiennent debout devant la porte d’entrée du Misafirhane et les familles des prisonniers qui attendent à l’extérieur. Il donne à un migrant africain un papier et de l’argent en lui disant « qu’il va essayer de l’aider ». Le visage d’une femme voilée s’assombrit ; elle est accompagnée de son mari. Le couple, resté quelques temps aux abords de la prison, décide finalement de s’éloigner.
Le propriétaire kurde du bar explique que le Misafirhane devrait bientôt être transformé en hôpital. Le quartier est en train de changer rapidement, de se « gentrifier » dans la partie la plus proche de la mer. La prison fait un peu tache maintenant dans le quartier : dans la rue Büyük Kömürcü, elle est coincée entre le Grand Bazar, des magasins de luxe, des hôtels nouvellement rénovés pour les touristes et les fameux restaurants de poisson… Il n’est pas très étonnant que, dans ce nouveau contexte, les autorités veuillent la déplacer.
La violence ici, en fait, c’est surtout le choc entre le monde des touristes qui viennent dans les restaurants de poisson après avoir fait leurs achats au Grand Bazar, et celui des migrants qui tentent de survivre. C’est bien au cœur du quartier de Kumkapı que s’organise la « gestion » des flux migratoires de la région, Istanbul étant, comme l’écrit Julia Burtin, le « faubourg de l’Europe ». Selon Fabio Salomoni, sociologue à la Koç University d’Istanbul que nous rencontrons à Istanbul, le 10 juillet 2012, ce quartier est en effet identifié — dans l’imaginaire collectif des Européens — comme la plaque tournante de la migration dite « illégale », là où s’organise le dernier bout du périple vers l’Europe...
La dernière nuit avant de passer la frontière
... Ou, peut-être, là où s’organisait naguère le dernier tronçon de la migration lointaine vers l’espace Schengen.
C’est la thèse soutenue par Fabio Salomoni, qui tire ses informations d’une étude menée par Nese Özgen, sociologue, sur la production de pain le long de la frontière gréco-turque : elle a considérablement augmenté ces dernières années, pour atteindre une quantité potentiellement non-consommable par les seuls habitants de la région… Il semblerait donc que, pour la dernière nuit avant le franchissement de la frontière vers la Grèce, les migrants ne soient plus à Kumkapı. Fabio Salomoni explique :
Ce sont de tragiques faits divers qui nous font comprendre les changements d’habitudes, les changements de pratiques. Un incendie a détruit un édifice délabré dans la campagne turque, tout proche de la frontière avec la Grèce. Un groupe de migrants indiens y dormait, cinq d’entre eux ont péri dans les flammes ».
Kumkapı reste principalement fréquenté par des migrants, qui y résident plus ou moins longtemps. La rue principale, emblématiquement surnommée « Somali street », foisonne de gens venus d’ailleurs. Mais aucun Afghan, aucun Pakistanais, aucun Bangladais… S’ils transitent par ce quartier, ce n’est que quelques heures ou quelques jours avant d’être embarqués dans des fourgons qui les amèneront vers le fleuve Evros. Ceux qu’on voit sont Africains ou Caucasiens ; ils trouvent plus ou moins leur place dans ce tissu socio-économique dense.
La rencontre
C’est dans Kumkapı, ce quartier qui donne envie de toujours regarder au-delà de chaque coin de rue, que nous avons fait la rencontre la plus surprenante de notre voyage. Assis à la terrasse d’un petit bar, nous entendons quelqu’un nous appeler. C’est un jeune homme dont le visage nous était familier, sans toutefois pouvoir y mettre un nom. C’est son tatouage avec un cœur, une flèche et le mot « LOVE » qui nous le rappelle. C’est S., un migrant palestinien qui a grandi dans un camp de réfugiés en Syrie.
Nous l’avions croisé une dizaine de jours auparavant à Orestiada, en Grèce, très tôt le matin, alors qu’il attendait de passer la frontière vers la Turquie. À contre-courant. Alors que des milliers de migrants tentent de rentrer dans l’espace Schengen, S., lui, faisait le chemin dans l’autre sens. Nous l’avions rencontré à la gare en compagnie d’une famille de Syriens : un père et une mère avec deux enfants qui, eux aussi, attendaient de pouvoir se rendre en Turquie. Il avait refusé de nous parler pour « protéger ses enfants ». À Istanbul, ce père de famille syrien est là, en compagnie de S., et d’un coup, il devient très bavard. Il crie : « ta ta ta ta taaa !! » en faisant semblant de tenir une arme dans les mains. Il nous explique ainsi pourquoi, à Orestiada, il attendait un passage pour la Turquie : pour continuer vers la Syrie afin d’y amener des armes et soutenir la révolution. Quant à S., il est revenu en Turquie, car il attend de l’argent d’un cousin qui travaille à Dubaï. Il projette ensuite de revenir dans l’espace Schengen.
S. nous raconte son épopée, son parcours nous fascine. Il s’exprime très difficilement en anglais, mais avec beaucoup de patience et grâce à un carnet et un stylo pour faire des croquis, nous comprenons enfin ce qu’a été son (long) périple.
S. est né en 1977 et a grandi dans le camp de réfugiés de Yarmouk, près de Damas, en Syrie. En 2011, il est emprisonné pendant quatre mois, durant lesquels les autorités syriennes le torturent et lui arrachent les ongles. Quand il est libéré, il décide de quitter le pays et de se rendre à Antioche, avant de rejoindre Istanbul. Pour traverser l’Evros et se rendre en Grèce, il verse 700 dollars à des passeurs. Comme tous les autres migrants, il arrive alors à Orestiada, où il reste enfermé 30 jours dans un camp pour migrants (probablement à Fylakio).
Il poursuit ensuite le voyage jusqu’à Athènes et tente de se rendre en Italie par bateau : sans succès. Il est arrêté par la police grecque et passe encore dix jours dans un autre centre de rétention. Il revient ensuite à Athènes d’où il marche jusqu’à Salonique, puis se dirige vers la Macédoine ex-yougoslave. Là, il est de nouveau intercepté et arrêté : il passe sept autres jours dans un centre de rétention. Puis c’est Athènes à nouveau, d’où il essaye six fois d’embarquer en avion avec un faux passeport. Il paye 700 dollars pour chacune des tentatives. Ayant dépensé toutes ses économies, il repart vers Orestiada où il est – pour la énième fois – arrêté et emprisonné huit jours dans le centre de rétention d’Edirne.
En Grèce, ce sont des gardes frontière allemands du contingent Frontex qui l’ont arrêté. C’est ensuite la police grecque qui a refoulé S. et d’autres migrants vers la Turquie. (Des refoulements opérés en totale violation de la loi puisque tous les migrants qui posent le pied dans l’espace Schengen ont droit de déposer une demande d’asile.) S. dit avoir vu les policiers grecs payer leurs collègues turcs pour qu’ils prennent les migrants et les amènent au centre de rétention d’Edirne, que S. décrit comme un lieu très brutal.
Le meurtre
C’est dans un bar situé dans un patio au bout d’un étroit passage du quartier de Taksim que se rencontrent des jeunes syriens pour discuter de la meilleure manière d’aider leurs compatriotes restés au pays. Parmi eux, il y a K. Nous partageons une bière avec lui alors qu’il nous raconte son histoire, ses deux tentatives de passage de la frontière. La première fois, la police turque l’a arrêté avant qu’il n’arrive à Edirne, et il a passé quatre jours en centre de rétention. Son récit indique que les abords de la frontière gréco-turque ont tout l’air d’une « zone de non-droit ».
En payant 400 euros par personne, K. et ses compagnons de voyage sont parvenus à traverser le fleuve et à fouler le sol grec. Comme tous les autres migrants, une fois arrivé en Grèce, K. se rend alors au poste de police le plus proche. Il est aussitôt transféré dans un centre de rétention, sans doute celui de Fylakio, ou dans un des nombreux postes de police qui servent également de centres de rétention dans la région de l’Evros. Les policiers, qui n’étaient pas accompagnés par des agents Frontex, l’ont interrogé, ont rempli un formulaire et ont écrit avec un stylo un numéro à deux chiffres sur sa main. (Le numéro ainsi que la date du déroulement de ces événements ne sont pas mentionnés ici, par mesure de sécurité.) À ce moment là, par rapport à la procédure officielle, une étape essentielle a déjà été omise : l’enregistrement des empreintes digitales, prévu par le règlement Dublin II pour tous les migrants interceptés sur le sol européen. K. entend les policiers discuter entre eux, puis celui qui avait écrit le numéro sur sa main revient pour l’effacer avec de l’alcool. K. avait pourtant le droit de déposer une demande d’asile politique en Grèce. Il en a été empêché.
L’histoire s’est écrite différemment pour K. qui a aussi dessiné des croquis pour nous aider à comprendre.
À la nuit tombée, K. a été conduit dans un fourgon à bord duquel il y avait trente-sept autres migrants. Après trente minutes de voyage, et deux heures d’attente dans ce véhicule – aux fenêtres minuscules –, tout près du fleuve Evros, les policiers ont fait sortir les migrants du fourgon vers trois heures du matin pour les faire monter huit par huit sur des canots, en les menaçant : « Et si vous essayez de revenir, nous vous abattrons ! » K. se souvient qu’il faisait froid et humide, cette nuit-là. Autour d’eux, les policiers formaient un cordon pour les empêcher de revenir en arrière. K. raconte que l’un d’entre eux a essayé de prendre la fuite, mais un policier l’a attrapé et l’a frappé avec une matraque, longuement… avant de jeter le corps sans vie dans le fleuve. Son cadavre refera probablement surface plus tard dans l’année, et sera ramené à la morgue de l’hôpital d’Alexandroupoli, où le Docteur Pavlidis essaiera de retrouver son identité (Les déportations illégales à la frontière ont été dénoncées également par The Guardian : lire « Syrian refugees ‘turned back from Greek border by police’ »).
Entre temps, K. et S. sont repassés par la case départ, en Turquie. Ils nous ont tous deux expliqué qu’ils prévoyaient de passer la frontière le lendemain. Même parcours : le groupe de migrants sera transporté près de la frontière dans un petit fourgon, puis ils devront aller à pied jusqu’au fleuve, où un canot les attendra pour faire la traversée. Prix du voyage : 400 euros par personne. Nous leur promettons de les retrouver en Grèce la semaine suivante.
Ce soir, nous les quittons, là, en nous demandant au nom de quoi cette frontière si facile à traverser pour nous devrait être si dangereuse pour eux.
Ce texte a été publié sur le blog « Visions cartographiques » en mai 2013.