Dans la région de l’Evros, un mur inutile sur la frontière greco-turque (2/4)

#Migrations #Asile #Migrants #Réfugiés #Grèce #Turquie #Evros #Murs #Frontières

25 juin 2015

 

L’Europe se déchire sur la « crise des migrants », et la Hongrie vient d’annoncer la fermeture de la frontière et l’édification d’une clôture de barbelés de 4 mètres de haut sur les 175 kilomètres de tracé frontalier avec la Serbie. Mais que se passe-t-il vraiment le long des frontières européennes ? Voyage en plusieurs étapes avec Alberto Campi et Cristina Del Biaggio, qui arpentent ces marges depuis 2012.

Aujourd’hui, le mur d’Evros, sur la frontière greco-turque. Considérée comme une passoire, les autorités grecques ont cherché à la « verrouiller » en construisant un « mur » sur un peu plus de 12 kilomètres, symbole du durcissement de la politique de surveillance et de restriction des flux migratoires vers l’Europe.

Texte de Cristina Del Biaggio

Géographe, actuellement chargée de cours à l’Université de Genève et chargée de projet pour l’association Vivre Ensemble

Photos d’Alberto Campi

Lauréat du Swiss Photo Award 2012 pour ce reportage sur la Grèce intitulé « Beyond Evros Wall »

À Kumkapı, avant de passer la frontière (1/4)
Dans la région de l’Evros, un mur inutile sur la frontière greco-turque (2/4)
Dans le train pour Athènes : ségrégation mode d’emploi (3/4)
À Athènes, (sur)vivre dans la terreur (4/4)


Petite géographie de la région de l’Evros.
Vidéo produite pour la pièce de théâtre « con t(r)atto ».

Toutes les vidéos présentées dans ce billet ont été produites dans le cadre du projet théâtral « con t(r)atto », initié par Maika Bruni, Stefano Beghi, Alberto Campi et Cristina Del Biaggio.


C’est en 2011 que la nouvelle a commencé à se propager : la Grèce entamait les travaux pour la construction d’un « mur » dans la partie nord de la frontière terrestre qu’elle partage avec la Turquie [1]. Fin 2012, cette barrière frontalière de 12,5 kilomètres de long et de 3 mètres de haut, sur une frontière qui fait plus de 180 kilomètres depuis le sud de la Bulgarie jusqu’à la mer Égée, a été achevée.

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La frontière gréco-turque de la Bulgarie jusqu’à la mer Égée
Carte : Cristina del Biaggio et Alberto Campi

Avec cette construction, les autorités grecques ont voulu contrôler le flux de migrants, toujours plus enclins à traverser cette région pour rejoindre l’espace Schengen. Alors qu’ils étaient près de 40 000 en 2009, ils ont été très exactement 57 025, deux ans plus tard, à franchir cette ligne, selon l’Annual Risk Analysis établie par l’Agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures (Frontex) en 2012 [2].

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Structure du mur
Schéma : Cristina Del Biaggio et Alberto Campi

Cette frontière était devenue l’une des plus prisées par les migrants à partir de 2009 pour entrer en Europe. Les plus nombreux étant les Afghans, suivis par les Pakistanais et les Bangladeshis, selon le même rapport de l’agence Frontex.

Le mur, qui a été érigé sur la commune d’Orestiada, une ville de 40 000 habitants, a été surtout conçu pour stopper ce que Giorgos Salamangas, chef de la police locale que nous avions interviewé, a définit en 2012 comme une « attaque massive de la part des trafiquants et des immigrés ». Il a été érigé là où le fleuve Evros fait une incursion en territoire turc et où se comptait le plus grand nombre d’entrées de migrants.

L’ouvrage a été financé par la Grèce, qui a essuyé le refus de l’Union européenne (UE) de contribuer au budget du chantier.

Les murs ou les grillages sont des mesures à court terme qui ne permettent pas de s’attaquer de manière structurelle à la question de l’immigration clandestine »

— Cecilia Malström, commissaire européenne chargée de la sécurité (source : Alain Salles, « Brice Hortefeux soutient le projet de mur entre la Grèce et la Turquie », Le Monde, 14 mars 2012).

« Pourtant, l’UE a cofinancé le système de caméras de vidéosurveillance », confie Giorgos Salamangas. Cela revient donc à financer, si non le mur lui-même, en tout cas le durcissement de la frontière.

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Le module de la barrière frontalière couché (à gauche) et une tour de contrôle (à droite)
Photo : Alberto Campi

Une efficacité contestée

Alors que les autorités grecques avaient misé sur cette mesure architecturale pour résoudre leur « problème migratoire », sur le terrain, le consensus était, avant sa construction, loin d’être unanime. Dimitri Mouzas, le maire d’Orestiada, nous avait confié être personnellement contre le projet ; mais, se justifiait-il, il se devait de représenter la majorité de son conseil municipal qui, « à l’écoute de la population », a approuvé la construction du mur.

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Le mufti du petit village de Sidiro (région de l’Evros, Grèce) prend soin des tombes sans nom des migrants qui ont trouvé la mort en traversant le fleuve Evros.
Photo : Alberto Campi

L’opposition était représentée par le collectif Stop Evros Wall qui s’est mobilisé contre ce projet qu’il qualifiait d’« inhumain, cruel et inefficace ». Le problème, disaient ses membres — et l’histoire leur a donné raison — ne ferait que se déplacer [3]. Le collectif alimente encore régulièrement son blog avec des billets expliquant pourquoi ce mur n’a eu aucun impact sur le problème grec de l’immigration.

« Tout dépend de l’échelle de prise en compte des problèmes », souligne Kostantinos Vafiadis, chef du personnel médical de l’hôpital de Didimoticho « La question est algébrique : plus d’un côté et moins de l’autre, le résultat est nul. » Ainsi, du côté grec, la quantité de migrants n’a pas augmenté, les mouvements migratoires n’ont fait que se déplacer de la mer Égée vers la région septentrionale de l’Evros, puis, dès 2010, vers la partie méridionale de la région ou alors plus à l’ouest, vers la Bulgarie. La Bulgarie qui, s’étant retrouvée avec un flux de migrants inattendu a, elle aussi, construit en 2014 une barrière frontalière à sa frontière avec la Turquie.

La barrière ne fonctionne alors que « comme une aspirine donnée à un patient qui souffre d’un cancer », selon la métaphore de Xanthi Morfi, une avocate de Orestiada qui s’intéresse au terrorisme et aux questions migratoires.

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Le fleuve Evros
Photo : Alberto Campi

Il représente « simplement » un obstacle de plus à contourner sur la route migratoire, qui deviendra plus longue et plus dangereuse. « Europa schützt die Grenzen, aber nicht die Flüchtlinge » (L’Europe protège les frontières mais pas les réfugiés), analyse Heribert Prantl, dans l’article cité ci-dessus.

Mais alors, pourquoi bâtir un tel ouvrage ?

Les nouveaux murs fonctionnent de façon théâtrale, en projetant un pouvoir et une efficacité qu’ils n’exercent pas réellement. »

— Wendy Brown, politologue, « Souveraineté poreuse, démocratie murée », La revue des livres et des idées, n° 12, 2010.

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Un jeune Soudanais se lave les pieds à Nea Vyssa, juste après avoir traversé la frontière. Il est arrivé en Grèce pieds nus et ce sont ses “frères afghans”, comme il les appelle, qui lui ont payé le passage à la frontière.
Photo : Alberto Campi

Ce pouvoir est utilisé surtout au niveau local, afin de « donner l’impression, ou l’illusion », que les élus « font quelque chose », expliquent Frank Neisse et Alexandra Novosseloff dans « L’expansion des murs : le reflet d’un monde fragmenté ? » (Politique Étrangère, 2010).

Si les murs semblent n’avoir aucune efficacité réelle sur leur objectif premier, stopper l’immigration dite « clandestine », ils réussissent au moins dans leur efficacité symbolique, c’est-à-dire dans leur fonction de « gestion de l’image de la frontière » [4].

Les théories des spécialistes des murs et des frontières trouvent un écho sur le terrain. L’adjoint au maire d’Orestiada, Evagelos Maraslis, admet que « le mur est avant tout un instrument psychologique pour les citoyens, une barrière visuelle qui fait en sorte que, quand quelqu’un se rend dans un champ, il peut être rassuré de savoir qu’il ne rencontrera pas de migrants ».

Le mur sert à tranquilliser les habitants, tiraillés entre des sentiments de crainte face aux dizaines de visages inconnus qui traversent quotidiennement leurs bourgs, et des élans humanitaires : « Tout le monde ici donne à manger aux migrants, leur donne de l’eau et des habits chauds. Ils les aident car ils savent qu’ils ont besoin d’être aidés », explique aussi, non sans un brin de fierté, le maire d’Orestiada.

Mur
Vidéo produite pour la pièce de théâtre « con t(r)atto ».

Pourtant, lorsque, dans la gare de la ville, on demande à une dame, qui prend régulièrement le train, ce qu’elle pense des migrants, elle répond qu’elle a « parfois peur ». « C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les Grecs préfèrent prendre le bus pour se rendre à Alexandroupoli », ajoute-t-elle. Il y a des bus affectés exclusivement pour les migrants qui partent directement des centres de détention et des bus que prennent presque uniquement les Grecs pour se rendre en ville, à Alexandroupoli.

Au niveau politique, la construction du mur a été utilisée comme une stratégie de fermeture qui dominait en 2012. Pour les représentants des partis traditionnels, c’était un moyen de contrecarrer l’émergence des nouvelles forces politiques d’extrême droite, les grands vainqueurs de 2012, justement.

Presque inconnu en 2009 avec 0,29 % des préférences au niveau national, le parti Chryssi Aigi (Aube dorée) a obtenu le score de 6,97 % en juin 2012. L’évolution a été identique dans le district de l’Evros où le parti est passé de 0,26 % en 2009 à 6,09 % en 2012.

Un énorme malentendu

Sur le terrain, les soucis des migrants se situent bien loin des calculs électoraux. Tous ceux que nous avons rencontrés sur la route ou venant tout juste de franchir la frontière posaient invariablement la même question : « Où puis-je trouver le poste de police le plus proche ? » Une interrogation surprenante si l’on songe que leur entrée sur le territoire hellénique est considérée comme illégale.

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Des migrants viennent de traverser la frontière très tôt le matin, et se rendent au poste de police le plus proche.
Photo : Alberto Campi

Cela s’explique par une information circulant parmi les voyageurs et qui a son origine sur une méprise : les migrants sont persuadés que la police leur délivrera un permis de séjour. Khalil, un jeune afghan qui travaillait comme traducteur pour l’armée américaine, raconte avoir reçu ce conseil d’un ami avant de quitter son pays : « Quand tu arrives en Grèce, cherche la police, elle t’amènera au camp. »

Une fois arrivés dans les centres de détention, les migrants sont identifiés et leurs empreintes digitales enregistrées, selon le règlement de Dublin II, dans la base de données Eurodac de Lyon. Au terme de cette procédure, ils obtiennent le fameux white paper, un document qui ne leur donne pas droit à un titre de séjour, mais les oblige à quitter le pays dans les trente jours.

Le malentendu réside dans le fait que les migrants croient que ce papier leur donne la liberté de circuler sur le territoire grec durant le même délai. « Maintenant nous n’avons plus peur, car la police nous a donné ce papier qui nous permet de rester ici pendant un mois. Nous sommes libres dans ce pays », se réjouit un Bangladais qui vient d’arriver à Orestiada.

Chasse aux migrants

Pourtant, malgré le fait que les migrants se rendent spontanément à la police, environ 600 policiers, un nombre inconnu de militaires auxquels s’ajoutaient, depuis 2010, quelque 175 gardes-frontière de 26 pays européens (dépêchés par l’Union européenne sur demande de la Grèce) étaient déployés sur la frontière dans ce moment de grandes arrivées.

« Nous arrêtons toutes les personnes que nous trouvons sur le bord de la rivière et nous les transférons dans les centres de détention », déclare le chef de la police d’Orestiada. Puis, il ajoute : « Mais les personnes que nous ne détectons pas viennent seules vers nous pour se faire arrêter. Si nous n’allons pas les chercher, ils vont arriver tous seuls. »

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Une famille afghane en exil en Iran entame la première partie du voyage en Europe, qui l’amènera de Orestiada (région de l’Evros) à Athènes.
Photo : Alberto Campi

Pourquoi, dès lors, déployer autant de personnel militaire ? Pourquoi dépenser autant d’argent pour aller chercher des personnes qui viendraient, dans la plupart des cas, de leur plein gré ? Attendre que les migrants se fassent arrêter reviendrait à donner le signal que personne ne fait rien pour lutter contre leur arrivée, laissent entendre les professionnels actifs sur la frontière, confirmant ce que la plupart des chercheurs observent.

La paradoxale chasse aux migrants qui se déroule depuis 2009 tout au long de la frontière gréco-turque serait-elle avant tout un instrument psychologique, comme la construction du mur elle-même, et utilisée à des fins politiques ? Ce qui est certain, c’est qu’il faut gesticuler : juste laisser-faire n’est pas électoralement payant...

Samir et Fatima
Vidéo produite pour la pièce de théâtre « con t(r)atto ».

Facilités géographiques et politiques

Différentes raisons avaient été évoquées par les observateurs pour expliquer l’explosion du nombre de passages par la frontière terrestre greco-turque à partir de 2010. Il y a eu par exemple celles relevées par Nicolas Verdan dans un article publié dans L’Hebdo [5].

D’abord une raison géographique : le fleuve Evros est plus facile à traverser que la Mer Egée et Istanbul se situe à seulement 288 kilomètres de la frontière avec la Grèce. Puis des raisons politiques : Ankara ne demandant pas de visa aux ressortissants candidats à l’immigration en provenance de nombreux pays musulmans, il est facile pour beaucoup d’entre eux de gagner la Turquie via Istanbul avec l’un des nombreux vols charters qui atterrissent à l’aéroport Atatürk. Si ces raisons ne souffrent aucune contestation en soi, elles n’expliquent pas l’augmentation des passages dès 2009 dans la région de l’Evros. Le durcissement des contrôles dans la Méditerranée et dans les îles grecques en 2009 semblait être une piste plus pertinente pour comprendre le changement intervenu dans les axes migratoires internationaux [6].

À cela s’ajoute, en 2011, l’éclatement de la Libye, pays qui, historiquement, représentait une étape importante pour les migrants d’Afrique et du Moyen Orient [7]. Mais la raison primordiale, très peu évoquée dans les articles de presse, tient à ce que, en 2009, la Grèce et la Turquie ont complètement déminé leur région frontalière. Ainsi, avec la disparition des dangers dus aux mines, les passages ont considérablement augmenté.

300 passages par jour

Selon les chiffres fournis par Giorgos Salamangas, chef de la police d’Orestiada, alors qu’en 2009, les forces de l’ordre avaient arrêté 3 500 migrants dans la région du nord de l’Evros, un an plus tard, elles en ont arrêté 36 000 en 2010, puis 28 201 en 2011. Dans les six premiers mois de 2012, quelque 15 000 migrants avaient été appréhendés. Selon les observateurs sur place, si la police, au moment du plus grand flux, arrêtait le passage de 75 à 100 migrants par jour, ils auraient été près de 300 à traverser quotidiennement la frontière dans le « triangle de Karaagac », un territoire attribué à la Grèce en 1923 par le traité de Lausanne et permettant au fleuve Evros de faire une incursion dans le territoire turc (voir la carte et la vidéo au début de ce billet).

Ce texte a été publié dans le journal La Cité en septembre 2012.

Portraits :

Ces portraits ont été publiés sur le site de l’association « Vivre Ensemble » : Panos et Pavlos.