Le zoo contemporain en Suisse : une critique postcoloniale

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26 novembre 2024

 

Prendre le zoo comme objet de critique postcoloniale en Suisse peut paraître surprenant, le zoo étant généralement perçu comme un lieu de divertissement. Pourtant, la présence d’un jardin zoologique implique souvent qu’une ville a une histoire de commerce (international) et de prospérité, et qu’elle a donc été pendant une longue période en contact avec les questions de la colonialité et de sa représentation.

Zurich est un exemple de la manière dont l’histoire du zoo et son lien avec le « Völkerschau » (zoo humains, l’exhibition (Schau) de peuples (Volk, pl. Völker)) peuvent être examinés de manière critique. Les analyses de la carte et de l’expression architecturale du zoo conduisent à des réflexions sur la façon dont la représentation de la culture et de la géographie dans les zoos contemporains contribue à nos manières d’être dans le monde.

par Salome Rohner

Contribution présentée au cours du séminaire « Décoloniser le paysage urbain suisse »
(Université de Bâle, automne 2021) coordonné par Claske Dijkema.
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Le village Lewa, zoo de Zurich.
Photo : Dimitri Burkhard, 2020.

Prologue

Le zoo en tant que simple exposition est devenu une relique d’un passé désuet. Aujourd’hui, il évolue vers une institution éducative qui assure la préservation des espèces rares et du climat. La mise en œuvre de cette mission éducative qu’il s’est lui-même imposée doit être examinée d’un œil critique, car elle touche à des questions de relations de pouvoir et de représentations culturelles à l’échelle mondiale, qui touchent un large éventail de visiteures. La conception architecturale des enclos et des magasins des zoos contemporains semble souvent véhiculer une vision exotique des cultures non occidentales.

La présence corporelle de l’autochtone (par opposition à la manifestation sans corps des scientifiques blancs) [...] soulève l’histoire des personnes non blanches en tant qu’objets du regard du ou de la visiteure dans le zoo. » — Purtschert 2014, p. 510

La résurgence du phénomène de représentation et d’« altérisation » des humains dans les jardins zoologiques du Nord global doit être examinée à la lumière des tentatives actuelles de postcolonisation du regard. Pour cela, je m’appuierai sur des exemples passés et présents de deux zoos en Suisse, ceux de Zurich et de Bâle. Le zoo de Zurich est le théâtre de mes réflexions critiques sur sa composition spatiale et architecturale. En particulier, ses bâtiments les plus récents m’aideront à illustrer mes observations. Avec l’exemple du zoo de Bâle, j’aborde l’histoire des jardins zoologiques en tant que sites d’« expositions ethnographiques » ou « Völkerschauen ». J’étudie leur influence sur la mise en scène des animaux et des cultures étrangères dans les zoos contemporains en Suisse. L’examen de la conception spatiale et structurelle du zoo de Zurich se concentre sur les aspects qui me semblent particulièrement problématiques dans le cadre d’un discours postcolonial. Il va de soi que de nombreux projets de construction ne confirment pas la tendance que je souhaite explorer ici et ne sont donc pas pris en compte dans mon analyse.

Introduction

Le jardin zoologique de Zurich est sans aucun doute l’une des plus grandes attractions touristiques de la ville et a récemment été classé deuxième meilleur zoo d’Europe. En tant que visiteuse de longue date depuis mon enfance, je connais très bien ce vaste complexe qui occupe environ 15 hectares sur une colline boisée à la frontière de la ville, et j’ai suivi les nombreux changements apportés à sa forme architecturale et conceptuelle. Ces dernières années ont été marquées par l’expansion et la redistribution : de nouveaux complexes qui ont été construits pour accueillir ce que l’on pourrait appeler les espaces représentatifs de la nouvelle idéologie de l’éducation culturelle et scientifique. Les cages d’animaux ont fait place à des paysages plus vastes et intégrés, pouvant abriter non seulement une espèce ou un genre, mais aussi l’ensemble des habitantes d’une région géographique et écologique.

Ma formation en architecture stimule mon intérêt pour la configuration et la formulation du zoo en tant qu’espace culturel performatif. Ma position de femme blanche occidentale ne me frappe rarement autant que lorsque je me promène dans ce monde exotique mis en scène. Dans le processus de mise en œuvre du concept renouvelé d’exposition et d’éducation dans le zoo de Zurich, j’ai été surprise à plusieurs reprises par l’approche de sa formulation architecturale. Le paysage transformé en décor de l’environnement naturel respectif des animaux et des plantes ne se compose pas seulement d’éléments « naturels », comme des rochers, des étangs ou des prairies, mais aussi d’habitats créés par les humains.

En traversant la partie orientale du zoo (une nouvelle annexe) jusqu’au bâtiment pour les éléphants, nommé Kaeng Krachan d’après un parc national du sud de la Thaïlande, le ou la visiteure marche le long d’un sentier bordé d’un ensemble chorégraphié de la présumée campagne thaïlandaise. On y trouve une vieille voiture en ferraille, une cabane faite de bambou et de tôle ondulée, beaucoup de plantes indigènes et d’espèces végétales comme le café, et une petite maison en bois avec un toit de chaume qui sert de kiosque à glaces. À l’intérieur de la spectaculaire structure en bois en forme de dôme pour les animaux se trouve le « Thai lodge », une maison ouverte à deux étages dans le style de l’Asie du Sud-Est, où l’on peut manger des plats au curry vert tout en regardant les éléphants se promener.

Ce n’est qu’un exemple des représentations exotisées de la culture non occidentale comme décor de l’attraction principale (i.e. les animaux). Cette exotisation me rappelle les Völkerschau qui ont été mis en scène au 19e et au début du 20e siècle, d’abord en complément des expositions zoologiques, puis en tant qu’attractions culturelles à part entière (site web du Zoo de Bâle, 2022). Même si les spectacles de personnages racisés ont été abandonnés dans les années 1950, les zoos animaliers ont conservé une place de choix dans l’industrie du divertissement.

Aujourd’hui, les zoos revendiquent une mission éducative, se faisant les ambassadeurs de la conservation de la nature et de la sauvegarde de la planète. Ils sont donc organisés comme des micro-mondes, retraçant un regard occidental sur la géographie, exotisant la flore et la faune étrangères et reproduisant ainsi les hiérarchies coloniales. Dans cet essai, pour explorer le rôle actuel du zoo de Zurich dans un discours postcolonial, je m’appuie sur le texte de Derek Gregory sur le « présent colonial », ainsi que sur différentes auteures écrivant sur l’histoire du zoo et son sombre chapitre du Völkerschau. Le texte de Patricia Purtchert sur la salle Masoala de ce zoo révèle l’expression contemporaine d’un espace racialisé, qui m’a aidé à réfléchir à mes propres observations sur les plans et les bâtiments in situ dans le zoo de Zurich. Sur la base de mes impressions et de ce contexte historique, je souhaite analyser la manière dont le zoo peut être considéré comme une relique non détectée de la modernité coloniale au sein de notre société. Mon intention n’est pas d’évaluer la valeur éthique ou morale du zoo, mais de proposer une critique postcoloniale de son expression matérielle et de son intention fonctionnelle.

En commençant par une brève explication de la terminologie, j’explore les concepts de modernité et de colonialité et leur lien avec l’institution du jardin zoologique. J’esquisse ensuite l’histoire des Völkerschauen et leur influence sur le zoo d’aujourd’hui. Pour mon analyse, j’examine le zoo en me concentrant sur ses aspects matériels et spatiaux ainsi que sur ses concepts de représentation des animaux et de la culture. En exemple, une carte du zoo m’aide à mettre en lumière sa géographie en tant que reproduction de l’ordre et du regard coloniaux. Enfin, je me pencherai sur les fonctions du zoo et leur évolution en Suisse. Mon propre regard et mes écrits sont façonnés par mon éducation et ma formation au sein d’un système qui privilégie une vision eurocentrique du monde.

La modernité et le jardin zoologique

Le colonialisme est défini comme « une relation durable de domination et un mode de dépossession (...) généralement entre une majorité indigène et une minorité d’interlopes convaincus de leur propre supériorité (...) » (Gregory et al. 2009, p.94). J’utilise cette définition en plus de celle de « colonialité », un concept issu d’un courant de pensée sud-américain introduit par Anibal Quijano à la fin des années 1980 (Walsh et Mignolo 2018, p. 99), qui fait référence aux relations de pouvoir entre l’Europe et les pays colonisés et qui décrit une manière d’être au monde. Pour moi, la colonialité se réfère également à la manière dont le déséquilibre de pouvoir entre l’ancien oppresseur et l’opprimé affecte la forme de leurs rencontres, comme en témoigne la représentation des peuples indigènes dans l’espace du zoo.

Le terme de « décolonialité », qui s’appuie sur celui de « colonialité », a été inventé par Walter Mignolo (voir Walsh et Mignolo 2018, p. 99). Il désigne le fait de se détourner activement des structures de pouvoir coloniales et des relations économiques d’exploitation, ainsi que la prise de conscience croissante d’une vision du monde capitaliste raciste, sexiste et exploiteuse, et la résistance active à cette vision. Deux autres termes que j’utilise dans ce texte ajoutent le préfixe « post » à « colonialisme ». Contrairement à « post-colonial » (avec un trait d’union), « postcolonial » ne se réfère pas à l’ère qui suit chronologiquement le colonialisme, mais à une critique de la manière coloniale de penser, d’agir, de représenter et d’interagir. Cela part du principe que les structures et les modèles coloniaux sont toujours présents dans les sociétés contemporaines. Ces séquelles peuvent être ressenties de manière aiguë dans les sociétés anciennement colonisées, mais aussi, et de manière cruciale, dans les sociétés anciennement colonisatrices, y compris dans des pays comme la Suisse qui n’ont pas officiellement agi en tant que puissances coloniales mais qui ont participé au projet colonial européen et en ont profité de multiples manières (voir Purtschert, Lüthi et Falk 2012/2013, p. 13-63).

La création du premier jardin zoologique de Suisse, le « Zolli », le zoo de Bâle, doit être replacée dans le contexte de l’époque, en 1874, qui correspond au zénith de la modernité. L’époque moderne est un complexe culturel qui se développe en Europe après le « siècle des Lumières » du début du XVIIIe siècle, et qui est étroitement lié à l’histoire de la colonisation. Derek Gregory décrit la modernité coloniale comme une pièce de monnaie à deux faces : l’une montre la modernité, l’espace raisonnable, géométrique et discipliné. Mais cette face ne peut exister sans son revers, où l’on trouve la nature sauvage dépeinte, l’espace « primitif » et « exotique », « désordonné » (Gregory 2004, p. 3). Gregory affirme que la production de la culture occidentale est fondée sur la différence avec l’« autre » désigné ; elle a besoin de la représentation du non-moderne pour instaurer le pouvoir et le contrôle qui la constituent.

La modernité produit son autre, verso recto, comme un moyen à la fois de se produire et de se privilégier. »

— Gregory 2004, p. 4

Les privilèges et le pouvoir sont utilisés pour créer des représentations et des significations de « l’autre ». La construction et l’hégémonisation d’une vision rationalisée du monde par les puissances impériales trouvent une expression parfaite dans le zoo, qui est devenu l’espace de représentation de la perspective moderne sur la nature. Le « pouvoir de l’esprit humain sur l’esprit et la force brute de l’animal », en référence au dressage des animaux à la fin du XIXe siècle (Rothenfels 2002, p. 155), est illustré dans les cirques et les zoos et contribue à renforcer les acquis des Lumières. La domination des autres organismes et de l’environnement naturel, telle qu’elle se révèle dans le contexte du jardin zoologique, est de plus en plus au centre des préoccupations de l’homme moderne et de ses efforts pour se distancier de son environnement naturel.

Les conséquences du comportement des membres d’une seule espèce permettent de déduire sa relation avec les autres espèces et son environnement. Enfermer des animaux et des plantes dans des cages pour les observer comme des objets est une pratique symptomatique de ce que Malcom Ferdinand appellerait l’« inhabitation coloniale » (Ferdinand 2019). Il entend par là une manière de se penser dans le monde qui ne reconnaît pas les autres êtres (humains et non-humains) comme des co-habitantes de la terre (Ferdinand 2019, p. 22). Pour lui, une habitation décolonisée nécessiterait un contact différent avec la terre, les animaux et la nature dans son ensemble, afin que notre façon de nous penser dans l’environnement puisse inverser la relation d’exploitation et d’aliénation que nous entretenons actuellement avec lui. Le zoo témoigne de la manière dont l’homme blanc européen conçoit son existence et sa position dans le monde.

Avant l’apparition des jardins zoologiques publics au XIXe siècle, il y avait des précurseurs : les ménageries, des collections privées d’animaux, souvent de cour, qui étaient communes aux acteurs riches et puissants (Rothfels 2002, p. 31). Les animaux de ces expositions étaient souvent des cadeaux diplomatiques offerts par les souveraines, associées ou adversaires, des colonies, et avaient donc une signification politique. Plus le territoire colonial d’une souveraine était grand, plus sa ménagerie était impressionnante. La lecture d’une collection d’animaux comme symbole de statut a perduré à travers l’histoire, même si aujourd’hui la plupart des animaux sont élevés dans des zoos. À l’époque de son apparition, le zoo a également permis de présenter les résultats des explorations coûteuses menées dans les colonies, et a servi de propagande pour la poursuite de la colonisation d’autres pays.

Son rôle d’attraction éducative remonte donc à ses débuts, et la relation entre le et la visiteure et les objets exposés s’est formée très tôt.

À ses débuts, le zoo de Bâle s’est attaché à montrer le monde naturel de l’Europe centrale afin de familiariser les citadins avec les espèces locales. Cependant, la flore et la faune alpines locales n’ont pas suffi à divertir les visiteurs du jardin zoologique. Dix ans après son ouverture, la zone a été agrandie pour accueillir des animaux exotiques et des spectacles itinérants, très courants à l’époque (Zoo de Bâle, 2022). Les attractions attirent de plus en plus de monde, et la répartition des rôles selon des critères raciaux est claire : le ou la visiteure joue le rôle de l’humain intéressé par la science, tandis que l’objet exposé (qu’il s’agisse d’animaux, de plantes ou d’humains) joue le rôle de l’informateure « indigène ». Vu par Gregory, le « moi » de l’Occident et son pouvoir sont d’autant plus forts que l’« autre » s’en distingue clairement. Il était donc profitable d’agrandir le plus possible le fossé entre l’observateure et l’observée, c’est-à-dire de mettre en scène l’exposition de manière aussi déconcertante que possible pour le public européen.

Ces ensembles, qui ont voyagé dans toute l’Europe, n’étaient souvent pas constitués uniquement d’animaux, mais visaient à montrer le « mode de vie authentique » d’un autre lieu et d’une autre culture ; ils comprenaient donc également des personnes (et leurs prétendues habitations) qui étaient mises en scène avec les animaux pour donner aux visiteures une impression « complète » de la vie quotidienne dans le lieu en question. La section suivante est une brève discussion sur le développement et l’impact des représentations humaines et sur leur importance pour le concept du zoo.

Les Völkerschauen (zoos humains) et le présent colonial

Le Völkerschau, comme on appelait le spectacle humain en Suisse, était une pratique extrêmement raciste, profondément liée au concept original du zoo contemporain. Carl Hagenbeck, un marchand d’animaux exotiques de Hambourg et l’inventeur présumé du zoo moderne, a commencé à la fin du19e siècle à exhiber des personnes dans ses zoos et ses cirques. Le premier Völkerschau de 1875, qui montrait une famille sami avec ses rennes, a attiré en Allemagne un grand nombre de visiteures désireux et désireuses de voir les « sauvages » que l’on présentait comme telles (Rothenfels 2002, p. 82).

Pendant près de 75 ans, ces expositions racistes et d’exploitation, qui servaient également de propagande pour les activités coloniales des Européens sur d’autres continents, ont été largement acceptées. Le zoo de Bâle a même réduit ses droits d’entrée pour les écoles qui voulaient voir les expositions humaines (Staehelin 1993, p. 114). Pour animer ces attractions « anthropologico-zoologiques », des personnes du monde entier étaient transportées en Europe et tournaient pendant des mois à travers différents pays. Très mal payées, voire pas du tout, elles étaient soumises à des contraintes médicales et mentales. Nombre d’entre elles n’ont pas survécu à ces conditions difficiles, et sont mortes pendant ou après leur travail et leur exposition dans les pays européens.

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Affiche « Aussterbende Lippennegerinnen ».
Archive d’État de Bâle-Ville, BSL 1001 N 7.1, 1932.

Leur représentation en tant que sauvages vivant dans des habitations précaires a certainement contribué à leur stigmatisation « en » tant qu’inférieurs primitifs et sous-développés, mais je me demande si l’on peut dire que le "Völkerschau" était un lieu où le racisme en tant que tel était intentionnellement "produit" pour une large population (figure 02). Après tout, c’était l’un des premiers et des seuls espaces où un homme ou une femme pouvait "entrer en contact" avec les habitants d’autres parties du monde. Représenter les habitants des colonies comme des objets rares et scientifiquement intéressants est une autre façon de dominer. Prendre le contrôle de leur récit en chorégraphiant la mise en scène de leur vie quotidienne est une forme sophistiquée de violence sous couvert d’intérêt. Pour que les groupes restent "naturels" dans leur comportement, on les a délibérément empêchés de devenir "civilisés", afin de ne pas gâcher la différence tant désirée.

Hagenbeck insiste sur le fait que les "gens de la nature non altérés" de son exposition "Laponie" étaient aussi à l’aise pour allaiter leurs enfants devant le public allemand que pour traire leurs rennes. »

— Rothenfels 2002, p. 89

Des études anthropologiques ont été menées sur les individus amenées en Europe centrale au travers des Völkerschauen : iels ont été mesurées, photographiées et testées souvent dans leur « idéal primitif », leur nudité (Rothenfels 2002, p. 103). Les ethnologues ont eux aussi profité des personnes présentées comme « autres », rendues « disponibles » pour être examinées dans une telle proximité, même si les influences occidentales sur les spectacles ont biaisé leur comportement et que les observations effectuées sur le terrain ont donné de « meilleurs » résultats.

Les zoos humains n’ont finalement pas fait l’objet d’études scientifiques et leur mission éducative peut être considérée comme un effet secondaire. Il s’agit avant tout d’une attraction destinée à amuser le grand public. Le désir des visiteures de contempler l’« altérité » et les étonnements du monde étranger était satisfait de toutes les manières. Après 1870, les Völkerschauen consistaient souvent en une visite complète d’un village construit, au cours de laquelle les gens exécutaient des rituels et des danses dans le décor de leurs maisons et avec leurs animaux, selon les ordres reçus (Rothenfels 2002, p. 127).

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Caravane « Guerriers du Mahdi » (H.Besson)
Archive d’état de Bâle-Ville, BSL G 1.3.12.1, 1898.

Cela me fait penser à une maison hantée avec sa façon chorégraphiée et anticipée d’effrayer les visiteurs, ou aux parcs à thème en général. L’univers soigneusement conçu a permis à la pensée raciste de s’adapter à un marché de masse. Purtschert décrit cela de manière très pertinente :

À l’époque victorienne, le récit du progrès impérial est transformé "en spectacles de consommation de masse" (McClintock 1995, 33). Cette interrelation problématique entre une vision coloniale de l’Autre et sa marchandisation se retrouve certainement au zoo de Zurich. »

— Purtschert 2014, p. 518

J’utiliserais l’expression « le colonialisme vend » pour décrire le concept économique décrit dans cette citation. Ce qui est vendu et consommé dans un « zoo humain », ce n’est pas en premier lieu le savoir sur les personnes exposées, mais l’expérience de la supériorité et du contrôle. Les expositions laissent aux visiteures un sentiment de suprématie qui légitime et renforce le colonialisme. La vente de différences exotisées et le spectacle racialisé de la primitivité n’ont pas complètement quitté le zoo depuis, ils ont simplement changé de costume.

Même si nous sommes officiellement dans l’ère post-coloniale, Gregory soutient que, si l’on considère le domaine du pouvoir, les réalisations du passé colonial sont réaffirmées et réactivées dans le présent colonial. Selon lui, la production du pouvoir est intrinsèquement liée à la culture : « (...) la culture sous-tend le pouvoir alors même que le pouvoir élabore la culture » (Gregory 2003, p. 8). Par conséquent, le pouvoir colonial est reproduit à travers la culture contemporaine post-coloniale, qui est rarement au centre de la décolonisation.

Le présent colonial n’est pas produit uniquement par la géopolitique et la géoéconomie, par la politique étrangère et économique mise en œuvre par les présidentes, les premières ministres et les cheffes d’entreprise, l’État, l’appareil militaire et les sociétés transnationales. Elle est également mise en œuvre par des formes et des pratiques culturelles banales qui marquent les autres comme irrémédiablement « autres » et qui autorisent le déchaînement d’une violence exemplaire à leur encontre (Gregory, 2004, p.16).

Ces formes culturelles banales mentionnées ci-dessus correspondent à ce que l’on peut décrire aujourd’hui comme un zoo. Pour le dire de façon radicale, un zoo est un divertissement spectaculaire qui s’adresse à un large public et normalise le processus d’« aliénation » sous couvert d’éducation. Selon Gregory, le zoo en tant qu’exposition de l’« autre » exotique peut être placé dans la catégorie de la nostalgie coloniale, car il s’agit d’une « idéalisation des autres cultures en tant que »autres« , qui domine la représentation de cet »autre« avec déférence ». Il décrit l’approche nostalgique comme un piège pour la critique postcoloniale (Gregory, 2004, p.9). Ainsi, on pourrait dire que le zoo ravive les perceptions de la colonialité/modernité d’aujourd’hui, entravant ainsi la critique postcoloniale. Par cette prévention de la critique, le zoo produit un présent colonial en renouvelant les relations de pouvoir coloniales au sein de son cosmos fermé.

Les toiles de fond des enclos mises en scène dans les zoos contemporains comme celui de Zurich, qui imitent les espaces socioculturels des cultures non européennes, contribuent à une image romancée de l’« autre ». Les représentations ethnologiques de peuples « étrangers » par le biais de l’architecture dans un jardin zoologique, dont l’objectif déclaré est d’exposer des animaux, semblent hors de propos et hors du temps. La présence problématique des héritages visuels et spatiaux du Völkerschau dans la conception architecturale du zoo sera examinée plus en détail ci-dessous.

L’architecture du zoo

L’héritage de Carl Hagenbeck a contribué à l’histoire du zoo à bien des égards. Même si les « zoos humains » ont été abandonnés dans les années 1960 en Suisse (Brändle 2013), la représentation du pouvoir occidental sur les « animaux exotiques » et les peuples non-européens, qui ont été promus par eux, reste à l’origine conceptuelle du zoo. Outre ses activités dans le commerce d’animaux exotiques et l’organisation de spectacles d’animaux et de personnes, Hagenbeck était connu pour son intérêt pour le spectacle lui-même. L’« authenticité » de ses actes était étonnante ; des complexes de bâtiments entiers mettaient en scène les rituels et les danses du peuple. (Figure 04).

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Spectacle bédouin à Stellingen, 1912.
Rothenfels 2002, p. 144, d’après Alexander Sokolowsky,
« Carl Hagenbeck und sein Werk », Leipzig : E. Haberland, 1928.

Un tel spectacle était une composition à plusieurs niveaux, dont la profondeur n’attirait l’œil du ou de la visiteure que sous des angles spécifiques. Dans les années 1890, Hagenbeck a ouvert son premier jardin zoologique, le « Parc animalier », près de Hambourg. Il yl a développé un nouveau concept pour la présentation d’animaux sauvages, qui me rappelle beaucoup ses spectacles populaires, en termes d’aspiration à l’originalité et au « naturel ». Sa vision d’un « paradis zoologique », une exposition itinérante installée dans les jardins zoologiques de Berlin et de Hambourg, a influencé la présentation des animaux dans les zoos du monde entier (Wainwright 2020).

Au lieu d’une cage, les animaux sont mis en scène dans un paysage construit représentant leur « habitat naturel », créant ainsi un panorama au sein d’une nature romancée et artificielle. Hagenbeck a d’abord étudié de manière empirique les hauteurs auxquelles chaque animal pouvait sauter, puis a conçu des enclos adaptés à ses statistiques, les clôtures étant remplacées par des fossés et des rochers artificiels. Les visiteures pouvaient ainsi observer différents animaux apparemment libres dans un paysage, les uns à côté des autres, comme sur un tableau de la nature sauvage (Rothenfels 2002, p. 163). Le « jardin zoologique du futur » a connu un énorme succès et a répondu aux attentes des visiteures qui souhaitaient voir les espèces dans un paysage paradisiaque et romantique plutôt que dans des cages grillagées.

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Parc animalier de Hagenbeck, enclos pour les animaux de pâturage, milieu des années 1920.
Rothenfels 2002, p. 164, mais d’après Alexander Sokolowsky,
« Carl Hagenbeck und sein Werk », Leipzig : E. Haberland, 1928.
Reproduit avec l’aimable autorisation du Tierpark de Hagenbeck.

Jusqu’à aujourd’hui, dans de nombreux zoos, l’architecture des enclos imite l’environnement d’origine des espèces et ressemble souvent à un ensemble de décors de films élaborés. Une vidéo de quatre minutes intitulée Le zoo du futur - Un plan de développement peut être visionnée (en allemand) sur la page web du zoo de Zurich. Il s’agit d’une impressionnante visite virtuelle à travers différents projets qui devraient être réalisés jusqu’en 2050, le tout sous la forme d’un modèle en trois dimensions avec des animaux et des personnes. Le futur zoo sera une accumulation de différents biotopes, chacun étant enfermé dans une immense structure en forme de dôme, où non seulement la nature mais aussi le climat peuvent être simulés. Les animaux jouent, sans être dérangés par les visiteures qui se déplacent à travers les paysages sur des passerelles surélevées, observant et expérimentant la nature.

Les perspectives sont chorégraphiées et ne montrent pas seulement des tableaux de la vie sauvage dans les différentes parties du monde, mais se confondent également avec la vue de la forêt zurichoise et le panorama du lac. Une toute nouvelle illusion géographique est ainsi créée. Mais ce qui manque dans la vidéo publicitaire c’est ce que l’on peut observer dans les trois habitats déjà construits : l’ambition de simuler des réalités écologiques ne s’arrête manifestement pas à la préoccupation pour les animaux et la nature. Même si l’on peut lire sur la page web du zoo de Zurich que son objectif est de « relever les défis écologiques de notre société et (de) préserver les espèces animales et les habitats menacés », les décors dans lesquels les animaux sont détenus sont parfois complétés par des répliques de bâtiments indigènes (Zoo de Zurich 2022).

Les observations que j’ai faites sur Zoo de Zurich affirment la tendance contemporaine à aller au-delà de l’exposition d’animaux. Plusieurs enceintes sont complétées par de petits bâtiments et des mises en scène qui donnent l’impression que les populations indigènes qui y vivaient viennent de partir, notamment les bâtiments à l’intérieur du célèbre Masoala Hall, la nouvelle savane Lewa avec son complexe de restaurants, et le kiosque près de la cage du tigre qui ressemble à une yourte mongole. Ce type d’exposition voyeuriste de la culture non européenne rappelle les Völkerschauen, mais sans les personnes vivantes.

Purtschert fait une analyse très plausible des deux habitations du Masoala Hall pour expliquer l’espace racialisé. Elle montre comment l’une des huttes, mise en scène comme une base de recherche, représente un espace accessible, scientifique, ordonné et blanc, tandis que l’autre, mise en scène comme la cuisine d’une famille malgache, représente la « primitivité », la fermeture et l’obscurité de la vie non européenne (Purtschert 2014, 512). Mais ce qui semble être plus important que l’examen académique des espaces racialisés, ce sont les informations qu’elle a obtenues grâce aux enquêtes menées dans le zoo. Indépendamment des intentions de communication, « la cuisine malgache est souvent considérée comme une preuve du mode de vie primitif des Malgaches » (Purtschert 2014, 512). Cela signifie que de telles installations sur la vie indigène ne servent pas les objectifs éducatifs revendiqués, mais visent avant tout à créer une expérience coloniale, un sentiment de supériorité.

L’architecture communique toujours par différents canaux : symboles, signes et références à d’autres environnements bâtis. Les associations à d’autres cultures ou époques sont réutilisées pour créer un ensemble spécifique de rappels, qui font de l’observation de chaque bâtiment une expérience riche en souvenirs. Dans leur texte sur l’architecture en tant que signe, Venturi, Brown et Izenour affirment que l’architecture appartient à un système de communication au sein d’une société et que ni le concepteur/trice, ni l’observateur/trice ne contrôlent complètement l’interconnexion des signes et des associations de l’objet construit (Venturi / Brown / Izenour 1977, p. 156-160).

Dans le cas des bâtiments du zoo de Zurich qui représentent des styles architecturaux indigènes, cette question semble se poser à plusieurs niveaux. Certains servent de boutiques de souvenirs ou de kiosques, d’autres ne font que mettre en scène l’environnement, mais dans tous les cas l’association avec le tourisme est présente. La composition de styles inspirés de l’architecture de pays où la plupart des visiteurs/visiteuses du zoo de Zurich ne vont qu’en vacances, combinée à la possibilité de consommer et de voir des animaux exotiques, crée une association positive avec les vacances. Le souvenir agréable des vacances, généré peut-être inconsciemment, charge les paysages présentés d’un sentiment d’accessibilité par le biais du souvenir individuel et d’une approche consumériste d’une visite touristique. J’ai assisté à des conversations avec des visiteurs/visiteuses dont la raison déclarée de la visite au zoo était de revivre les expériences de vacances qu’iels avaient vécues dans les lieux représentés. Je suppose qu’il s’agit là d’une perspective importante sur le zoo, à la fois en termes de portée pour différents publics, et en termes de possibilité de contrôler ce que les visiteures retiennent de l’ensemble des associations offertes par un objet culturel aussi complexe qu’un bâtiment.

Une analyse plus poussée des bâtiments situés dans les zones les plus récentes du zoo de Zurich révèle une abondance étonnante de structures prétendant éclairer sur le mode de vie de leurs habitantes ou utilisateurs/utilisatrices supposées. Le bâtiment de l’école kenyane dans le village fictif de Lewa, à côté de la savane, est supposé expliquer le financement des établissements d’enseignement par le zoo (figure 06).

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École kenyane dans le village de Lewa, zoo de Zurich, 2021.
Source : Dimitri Burkhard : Dimitri Burkhard, « The Lewa Savanna at Zoo Zürich offers an escape to Kenya », Newly Swissed,
16 septembre 2020.

Bien qu’elle serve parfaitement de décor photographique à parcourir, on ne voit pas très bien pourquoi la réplique d’une maison entière serait nécessaire pour transmettre cette information sur l’aide financière. D’autres faits, comme le nombre d’enfants qui doivent partager la même pièce, l’austérité de l’équipement (en comparaison avec les écoles suisses) et le délabrement de la façade du bâtiment attirent encore plus l’attention des visiteurs/visiteuses. L’ensemble des bâtiments comprend également : une maison qui d’un côté représente un aéroport miniature et le bureau du garde forestier et, de l’autre, un salon de coiffure dans lequel on peut pénétrer ; deux cabanes en terre cuite aux toits de chaume qui abritent le restaurant et le coin salon ; ainsi que quelques hangars aux toits nervurés pour la garde et les animaux.

L’ensemble est regroupé autour d’un puits à pompe, créant le décor d’un village comme le promet son titre, y compris complété par des baobabs en béton. Le contraste saisissant entre les conditions climatiques pour lesquelles ces maisons sont conçues et celles auxquelles l’architecture zurichoise est censée résister donne au « Lewa Village » un aspect fragile et pauvre, mais aussi désirable puisqu’il évoque un décor de rêve irréel de vacances en safari. Le mélange de désir, de nostalgie et de pitié déclenché par la toile de fond architecturale de l’enclos des animaux de la savane décrit très bien le sentiment qui, je le suppose, est vendu ici : une expérience postcoloniale de domination reproduisant la hiérarchie entre l’Occident développé et le Sud mondial, exotique mais aussi arriéré. Le fait que le style architectural africain ne soit pas à sa place correspond à ce que Purtschert écrit à propos de l’espace racialisé, et renforce la dichotomie entre les espaces et les corps blancs, qui sont présentés comme une norme évidente et invisible, et les espaces et les corps racialisés, qui sont construits comme ostensibles et anormaux (Purtchert 2014, p. 511).

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Bâtiment agricole thaïlandais dans le parc
à éléphants de Kaeng Krachan, Zoo de Zurich.
Source : Zooh ! Zürich, Human-Elephant Conflict, 2014.

Un autre exemple flagrant de représentation néocoloniale de la culture est la cabane thaïlandaise mentionnée ci-dessus, à l’extérieur du hall de Kaeng Krachan où les éléphants sont gardés (voir l’image ci-dessus). Contrairement aux maisons du village de Lewa, cette structure n’est pas accessible et n’a pas de but commercial. Son objectif est de montrer aux visiteures qui s’approchent des pachydermes géants les dégâts que ces animaux peuvent causer à une maison agricole thaïlandaise. L’un des côtés du petit bâtiment en bambou est complètement détruit, pour évoquer le conflit entre les humains et l’éléphant dans le parc national de Kaeng Krachan (site web du zoo de Zurich, 2022).

Compte tenu de l’effet susmentionné des expositions éducatives sur les visiteures, les informations offertes sur ce sujet pourraient facilement échapper à l’attention des visiteures par rapport aux autres contenus véhiculés par cette exposition. Ce qui semble le plus frappant, c’est la différence entre les rencontres entre les éléphants et les humains au zoo de Zurich et en Thaïlande. Alors qu’en Occident les architectes vedettes construisent pour les éléphants d’immenses structures en bois respectueuses du climat afin de permettre de les observer, y compris avec des enfants en bas âge, ces mêmes animaux, en Asie du Sud-Est, constituent toujours une menace majeure pour les maisons mal construites et de petite taille dans lesquelles vivent les habitantes. Ce qui suggère une domination occidentale sur la nature, que les communautés indigènes sont représentées comme incapables d’atteindre par elles-mêmes.

Dans leur court article sur le zoo en tant que site touristique, Nekolný et Fialová concluent que les zoos contemporains « reflètent les relations entre l’homme et les animaux au sein de la société ou, plus précisément, au sein des sociétés et des cultures d’une époque donnée » (Nekolný et Fialová 2018, p. 162). Même s’iels ne réfléchissent pas de manière critique aux messages implicites de ces relations dépeintes, iels citent à juste titre la commercialisation des loisirs comme l’une des raisons pour lesquelles le zoo évolue de plus en plus vers un parc à thème qui présente de nombreuses choses en dehors des seuls animaux vivants, devenant davantage un musée en plein air (Nekolný et Fialová 2018, p. 157).

Des exemples datant de la fin du19e siècle montrent que cette tendance perdure depuis longtemps, dès les débuts des jardins zoologiques. Un exemple peu sensible est la pagode des éléphants du zoo de Berlin datant de 1873 (détruite pendant la Seconde Guerre mondiale), conçue comme un temple d’Asie du Sud, mais destinée à abriter des animaux (Rothenfels 2002, p. 35).

Le cas du zoo de Bâle

Même s’il n’est pas analysé en détail ici, il convient de mentionner que, contrairement au zoo de Zurich, le zoo de Bâle suit un concept d’exposition des animaux très différent. Le regard des visiteur et visiteuses est toujours centré sur l’animal et n’est pas distrait par des enclos ou des représentations supplémentaires. Il en résulte des animaleries très sobres avec des espaces extérieurs appelés « écuries » par le personnel. La position du zoo en pleine ville modifie certes les possibilités de mise en scène du paysage comme à Zurich, mais le Zolli doit aussi son urbanité à ce style d’exposition scientifique et à sa densité qui, dans ce cas, l’oblige à réduire la représentation à une essence : l’animal. Après le changement de paradigme, de la chasse à l’élevage des animaux exposés, le zoo a trouvé une nouvelle expertise et une nouvelle légitimation dans la conservation des espèces. Il gère par exemple le stud-book international (livre contenant les pedigrees des animaux) des rhinocéros indiens.

Même si l’accent est mis sur des sujets scientifiques, tels la préservation des espèces menacées d’extinction et la mise en lumière de leur valeur physique pour les visiteures, le zoo est également un lieu historique. Les bâtiments anciens datant d’époques où les thèmes coloniaux étaient abordés de manière différente et plus problématique sont toujours utilisés et, dans une certaine mesure, contextualisés dans des plaquettes. L’histoire des Völkerschauen qui ont eu lieu sur le terrain est thématisée dans un blog sur le site web, contrairement au zoo de Zurich, où de telles informations sont absentes.

La géographie du zoo

L’organisation du zoo en tant que parc d’agrément avec des allées sinueuses reliant différentes zones rappelle les jardins paysagers anglais. Ceux-ci tentaient de représenter de manière idéale divers paysages de différentes parties du monde, et d’offrir à leurs visiteurs/visiteuses des perspectives choisies sur ces paysages pittoresques. Aujourd’hui les jardins zoologiques sont conçus de la même manière : les visiteurs/visiteuses sont censées se promener et jeter un coup d’œil dans les enclos depuis des points d’observation conçus pour des vues choisies. Le zoo de Zurich, par exemple, tend à répartir les animaux non pas en fonction de leur espèce mais de leur lieu d’origine. La conception des différentes zones est basée sur des sites géographiques spécifiques, tels que parcs nationaux ou les zones de protection de la nature.

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Carte du zoo de Zurich, 2022

Bien qu’ils ne soient pas disposés géographiquement comme sur une véritable carte du monde, la structure est basée sur une conception occidentale de la cartographie, qui repose sur une construction spatiale constituée d’États-nations et de frontières (voir la figure ci-dessus). En regardant de plus près la carte du zoo de Zurich, on découvre des zones dont les titres font référence à des lieux réels dans le monde, comme la « Savane de Lewa » et « la forêt pluviale de Masoala ». Le fait que tous les espaces représentant des paysages africains (le « Congo » doit être construit dans la zone verte désormais vide) soient proches les uns des autres et séparés de l’ancien territoire du zoo par un goulot d’étranglement, montre d’une part une certaine conscience de la reproduction de la géographie, d’autre part une séparation explicite entre continent africain et tous les autres lieux représentés.

Dans son texte sur la cartographie et la décolonisation, Raymond Craib affirme que l’espace n’est pas immunisé contre le pouvoir, les nouvelles configurations spatiales produisant de nouvelles mentalités (2017). La cartographie du monde par les colonialistes a créé une réalité qui, dans de nombreux endroits, perdure jusqu’à aujourd’hui ; la réorganisation de l’espace indigène contient et préserve le pouvoir colonial. Comme l’a bien noté le géographe Matthew Sparke :

La cartographie fait partie d’un processus social réciproque ou, mieux, récursif, dans lequel les cartes façonnent un monde qui, à son tour, façonne ses cartes. »

— Matthew Sparke, cité dans Craib 2017, p. 17

Par cette citation, Craib souligne le rôle de la cartographie en tant qu’outil de conception de notre perception humaine du monde. Même si ce n’est pas son objectif, la façon dont le zoo organise les régions du monde en zones informe les visiteurs/visiteuses sur l’espace, sa perméabilité et sa connectivité, et influence ainsi leur compréhension de la géographie.

Si le zoo est devenu un parc à thème sur la flore et la faune des différentes parties du monde et leurs cultures correspondantes, son plan devient automatiquement un reflet secondaire de l’ordre mondial d’un point de vue occidental. Chaque enceinte est définie par un élément de clôture et est adjacente à une autre enceinte ou à un chemin permettant aux visiteurs/visiteuses d’aller et venir. On peut comparer cela au fonctionnement des États-nations : des territoires contigus, dont les bords sont appelés frontières et qui ne peuvent être franchis que par certaines personnes. Se déplacer entre les territoires a longtemps été un privilège de la blanchité, et l’est encore aujourd’hui dans une large mesure.

Le zoo peut être perçu comme une réplique miniature, ou une analogie, du monde colonial dans lequel les puissances impériales pouvaient se déplacer entre les pays sans pour autant partager ce privilège avec les colonisées. Les réflexions de Sarah Ahmed sur les corps et les espaces racialisés permettraient certes de pousser plus loin cette réflexion sur la mobilité, mais je ne poursuivrai pas dans cette direction, car elle ouvre un autre discours sur la décolonialité. Même si les plans du Zoo de Zurich et du Zoo de Bâle me semblent montrer une carte du monde fragmentée, on pourrait aussi dire que c’est simplement la façon dont fonctionne un parc en général : des chemins qui traversent des parcelles de paysage.

Ce qui est intéressant dans cette observation, c’est que le zoo a la capacité de représenter un ordre mondial dans l’espace. Son degré de visibilité et sa portée publique en font un lieu hautement politique dans l’incognito. Dès leur création, les jardins zoologiques ont joué un rôle de propagande dans la problématique géopolitique de la colonisation, en portant les enjeux coloniaux auprès des populations, ainsi convaincues de leur intérêt (Rothenfels 2002, p. 137). La partition et la disposition en régions du monde reproduisent un ordre politique imposé au monde par le colonialisme.

L’agencement produit une accessibilité supposée à chaque partie définie du monde, comme dans un supermarché. Cela crée une (fausse) impression de souveraineté occidentale pour le ou la visiteur/visiteuse, à l’instar de l’attitude adoptée par le tourisme à l’époque néolibérale : « Been there, done that » : « J’y suis allé, j’ai fait ça ». La dégradation d’autres régions du monde en lieux d’expériences consommables que l’on peut visiter sans contraintes reflète une vision colonialiste de la planète. Dans le même temps, l’espace du zoo établit une distinction très nette entre le sujet observant et l’objet observé, fixant ainsi les relations de pouvoir.

On peut se demander dans quelle mesure la position d’une exposition modifie la problématique. Est-elle dans la zone des visiteures ou en dehors du sentier ? Sert-elle de boutique ou d’abri pour les visiteurs/visiteuses, ou son seul but est-il de montrer quelque chose ? Peut-on y entrer ou non ? La manière dont est chorégraphié ce contact avec les toiles de fond des cultures étrangères semble être un indicateur crucial de l’expression spatiale de la hiérarchie. En ce qui concerne les animaux et les plantes, la légitimité de cette hiérarchie peut être discutée, mais le fait d’exposer ainsi des éléments culturels tels des bâtiments revient à placer l’« autre » humain en tant qu’objet à côté de l’animal que l’on observe. Une telle validation spatiale ne va certainement pas dans le sens d’une décolonisation de l’attitude de notre société.

Epilogue

On peut dire que les zoos suisses contribuent à une société responsable dans une écologie mondialisée. Il n’est pas dans mon intention d’évaluer la valeur éthique ou morale d’un zoo pour la société actuelle ; leur engagement dans la conservation de la nature, la préservation d’espèces rares et l’activisme contre la destruction d’écosystèmes spécifiques sont sans aucun doute louables. Dans le contexte du changement climatique, leur fonction d’ambassadeurs de l’environnement et d’établissements d’enseignement empêche peut-être les gens de s’envoler autour du globe pour voir les animaux dans leur habitat naturel.

Si l’on part du principe que nous vivons dans l’Anthropocène, le désir de représenter la diversité de la culture humaine aux côtés des animaux et des environnements est compréhensible. Cependant, dans le contexte du colonialisme et des parallèles historiques avec le Völkerschau, la tendance à montrer des scènes de la civilisation humaine dans un zoo semble tout simplement problématique.

En faisant des recherches sur les spécificités du style d’exposition dans les zoos, il apparaît clairement que sa fonction a évolué au fil du temps, passant, pour les premiers zoos, de l’affichage du pouvoir politique dans les ménageries, de la propagande pour le colonialisme et pour la domination de la culture occidentale, pour aboutir au 20e siècle au simple divertissement par l’exotisation d’animaux et de cultures étrangères. Aujourd’hui, la préservation des espèces rares et la protection de l’environnement sont au premier plan. Ces différentes fonctions du zoo se chevauchent certainement et se répètent tout au long de l’histoire jusqu’à aujourd’hui. Je dirais même que le zoo peut être considéré comme un sismographe des valeurs changeantes d’une société, s’adaptant constamment pour correspondre au récit actuel. Dans cette oscillation, la collection semble être une fonction très stable du zoo, de même que la mission éducative envers les citadines. Cela fait du jardin zoologique une institution intrinsèquement urbaine qui joue un rôle important pour la société.

Bien que le monde soit censé être entré dans une ère post-coloniale, les zoos n’ont pas été touchés par la critique coloniale et ont étonnamment peu changé au cours des 150 dernières années. La question de la représentation et de la souveraineté sur les récits d’autres personnes, leurs cultures et leur perception du monde, n’a pas été résolue entre-temps. Le zoo est-il donc une perpétuation institutionnelle du colonialisme ?

L’exposition hautement problématique d’objets culturels humains avec des animaux est encore (ou de nouveau) pratiquée dans une attraction touristique renommée et très visitée comme le zoo de Zurich. Je pense que la responsabilité d’organiser la représentation d’« autres » lieux doit être prise très au sérieux, et que le zoo devrait contribuer à sensibiliser à la décolonisation en cours de la mentalité suisse. Gregory soutient que les espaces culturels quotidiens tels le zoo produisent le présent colonial, qui à son tour va de pair avec la distribution coloniale du pouvoir.

La décolonisation de la sphère culturelle est donc cruciale. Pour le zoo, cela signifie que son héritage et sa conception doivent être revus de façon critique, et que les questions sur sa forme future doivent inclure non seulement l’écologie, mais aussi les relations entre les lieux qu’il représente. Une critique postcoloniale du zoo est nécessaire pour changer la façon dont nous nous voyons dans le monde de tous les jours. Sa portée dans la société pourrait conférer au zoo un potentiel énorme en ce qui concerne la prise de conscience de la décolonisation des sphères culturelles et politiques.

↬ Salome Rohner.

Références

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