En mars 2023, Jean-Michel Morel publiait sur le site en ligne Orient XXI un article intitulé « Le cauchemar du “Nouveau Moyen-Orient” [1] ». L’auteur écrivait notamment :
De façon à préparer ce qui devait être un bouleversement cataclysmique revendiqué et assumé, l’administration nord-américaine se dota d’une carte concoctée par Ralph Peters, un lieutenant-colonel à la retraite. Publiée dans l’Armed Force Journal en juin 2006 et légendée sans ambiguïté “Des frontières de sang : à quoi ressemblerait un meilleur Moyen-Orient”, ce document stratégique remettait en cause les accords Sykes-Picot de 1916 et effaçait la ligne Durand tracée en 1893 par les Britanniques pour séparer l’Afghanistan du Pakistan.
La carte d’« Après » révélerait le plan du gouvernement états-unien en 2006, c’est-à-dire sous la présidence de George W. Bush (2001-2009). Le problème est que rien ne permet d’établir une telle équivalence et d’effacer le fait que ces cartes ont un auteur dont le positionnement doit être cerné, que ces cartes ne peuvent pas être utilisées en faisant abstraction de l’article qu’elles accompagnent, que leur sens ne s’impose pas de lui-même.
Il faut également dire combien il est délicat de déconstruire un point de vue critique sur l’invasion états-unienne de l’Irak en 2003, car cela pourrait facilement paraître à rebours comme une justification de celle-ci : et bien entendu, ce n’est pas l’objet de cet article. La seule question qui compte ici porte sur l’importance qu’on doit accorder à ces cartes par rapport à la guerre en Irak et à la politique des États-Unis au Moyen-Orient au cours de cette décennie marquée par les attentats du 11 septembre 2001. Pour le dire autrement, peut-on considérer que ces cartes nous révèlent un « plan caché » ?
Les cartes de Ralph Peters
Les cartes publiées en 2006 dans l’Armed Forces Journal [2] sont extraites d’un article intitulé « Les frontières de sang ». Ralph Peters était alors un lieutenant-colonel à la retraite et un intervenant régulier sur Fox News. Strictement rien ne permet de considérer qu’il exprimait une quelconque vision officielle du gouvernement états-unien et, pour comprendre le sens de ces cartes, il importe d’abord de lire ce qu’il écrit dans l’article dont elles étaient l’illustration.
Ralph Peters, né en 1952 à Pottsville, Pennsylvanie, est un ancien lieutenant-colonel de l’armée états-unienne, écrivain et analyste militaire. Après une carrière de 22 ans dans le renseignement militaire, il a pris sa retraite en 1998. Auteur prolifique, il a écrit des romans historiques sur la guerre de Sécession et des ouvrages d’analyse stratégique, dont Endless War et Looking for Trouble. Connu pour ses prises de position tranchées, exprimées dans différents journaux, il a été commentateur sur Fox News avant de quitter la chaîne en 2018, dénonçant une dérive idéologique.
Ralph Peters part d’une idée assez simple : il fait le constat que le Moyen-Orient est une mosaïque de peuples que ne traduisent pas les découpages actuels. Il propose donc de nouvelles délimitations fondées sur les aspirations nationales, ce qu’il appelle les « frontières de sang ». Il le sait, ceci ne saurait être parfait.
Les frontières projetées dans les cartes qui accompagnent cet article réparent les torts subis par les groupes de population « lésés » les plus importants, tels les Kurdes, les Baloutches et les Arabes chiites, mais ne tiennent toujours pas compte de manière adéquate des chrétiens du Moyen-Orient, des bahaïs, des ismaéliens, des naqshbandis et de nombreuses autres minorités numériquement moins importantes.
Il espère ainsi proposer une solution permettant d’éviter de nouvelles guerres :
Si l’on admet que la diplomatie internationale n’a jamais développé d’outils efficaces – à l’exception de la guerre – pour réajuster des frontières défectueuses, un effort mental pour appréhender les frontières “organiques” du Moyen-Orient nous aide néanmoins à comprendre l’ampleur des difficultés auxquelles nous sommes confrontés et continuerons de l’être. Nous avons affaire à des malformations colossales, créées par l’homme, qui ne cesseront d’engendrer haine et violence tant qu’elles n’auront pas été corrigées.
Sa proposition s’inscrit dans la continuité de ce qui s’est passé en ex-Yougoslavie au cours de la décennie précédente ; il fait explicitement allusion au Kosovo. Selon lui, le redécoupage des frontières qui a été opéré dans cette région, non sans guerres, pourrait servir de modèle à ce qu’il conviendrait de faire au Moyen-Orient.
Que propose-t-il ?
Ralph Peters reprend l’idée que l’unité de l’Irak serait artificielle ; il qualifie le pays de « monstre de Frankenstein ». La conquête états-unienne de 2003 serait, selon lui, une occasion ratée de démembrer l’Irak au profit de trois petits États, ce qui aurait permis de donner satisfaction aux Kurdes d’un côté et aux Arabes chiites de l’autre. Ralph Peters n’était pas le premier à envisager la partition de l’Irak. Mais l’idée, initialement, n’avait pas été portée par l’administration Bush. Au contraire. C’est Leslie H. Gelb qui publia en novembre 2003 une tribune dans The New York Times en faveur d’une solution à trois États. Lui aussi s’appuyait sur l’expérience de l’ex-Yougoslavie et critiquait l’entêtement du pouvoir états-unien à soutenir un État qu’il considérait comme artificiel. « La leçon est évidente, écrivait Leslie H. Gelb : la force écrasante était la meilleure chance de maintenir la Yougoslavie entière, et pourtant cela n’a pas fonctionné en fin de compte. Entre-temps, le coût de la prévention de l’émergence des États naturels a été terrible. [3] ».
Peter W. Galbraith, démocrate, ancien ambassadeur en Croatie entre 1993 et 1998, publia à son tour un article dans le Time en novembre 2006. La solution de sortie pour les États-Unis dans une situation conflictuelle qui dure alors depuis plus de trois ans, lui paraît simple. « Alors que les Américains cherchent des réponses, il existe une alternative évidente : diviser l’Irak en États kurde, sunnite et chiite distincts [4] ». En septembre 2007, le plan d’un système fédéral décentralisé pour l’Irak fut présenté au Sénat par Joe Biden et voté à une large majorité. Cela devait être une réponse à l’échec de la politique du président Bush.
Autre proposition : Ralph Peters affirme qu’Israël devrait revenir aux frontières « pré-1967 ». En cela, il ne fait que reprendre la résolution 242 adoptée par le Conseil de sécurité de l’ONU le 22 novembre 1967 affirmant que l’instauration d’une paix durable dans la région implique le « retrait des forces armées israéliennes des territoires occupés au cours du récent conflit » (dans sa version française ; « from territories occupied in the recent conflict » dans sa version anglaise, qui sert de facto de référence). L’interprétation de la résolution 242 est restée un point d’achoppement depuis plus de cinquante ans, même si le texte a servi de référence aux négociations entreprises depuis la fin des années 1970. En 2002, le Conseil de sécurité avait voté une nouvelle résolution, 1397, rappelant notamment la résolution 242 et affirmant « la vision d’une région dans laquelle deux États, Israël et la Palestine, vivent côte à côte, à l’intérieur de frontières reconnues et sûres ». Les États-Unis ont voté pour.
Enfin, Ralph Peters propose de découper l’Arabie Saoudite, de réduire son territoire autour de Riyad, et surtout d’internationaliser les villes de La Mecque et de Médine en les confiant à un conseil tournant représentatif des principales écoles et mouvements musulmans du monde, autrement dit d’en faire « un État sacré islamique », « une sorte de super-Vatican musulman ». Est-il nécessaire de rappeler l’alliance qui unit les États-Unis et l’Arabie Saoudite pour comprendre à quel point l’article de Ralph Peters ne peut pas être considéré comme l’expression d’un plan secret visant à redécouper tout le Moyen-Orient ?
Pourtant, la carte a pu susciter quelques craintes. Une dépêche de l’ambassade états-unienne au Secrétaire d’État à Washington en septembre 2006, connue par Wikileaks, révèle l’inquiétude du secrétaire général aux affaires américaines turc, Murat Esenli. Il a appelé l’ambassade d’Ankara deux fois en six semaines. La première fois, début août, la carte publiée par l’Armed Forces Journal avait été reprise par deux journaux turcs, Cumhuriyet et Vatan, ce qui avait provoqué la publication d’un démenti officiel à propos de toute affiliation de Ralph Peters avec l’United States Government (USG). L’auteur n’exprimait que sa propre opinion. La seconde fois, fin septembre, la carte avait été montrée par un colonel lors d’une formation au Collège de défense de l’OTAN à Rome, ce qui avait provoqué la protestation d’un officier turc présent. Encore une fois, la réponse était sans ambiguïté : cette carte n’engageait que son auteur, non les autorités états-uniennes.
L’article de Jean-Michel Morel ne rend compte de rien de tout cela. Au contraire, cette carte révélerait le plan élaboré par le gouvernement des États-Unis : « De façon à préparer ce qui devait être un bouleversement cataclysmique revendiqué et assumé, l’administration nord-américaine se dota d’une carte concoctée par Ralph Peters ». Pourtant, rien ne peut étayer une telle affirmation. Cette carte n’est pas le plan secret pour démembrer l’Arabie Saoudite, la Turquie et l’Iran. Une telle interprétation correspond à une vision conspirationniste des relations internationales que la seule critique de la politique des États-Unis ne peut suffire à justifier. Cependant, si l’article de Ralph Peters suscite cette lecture, c’est qu’il s’inscrit dans une crainte plus large.
Les États-Unis et le « Grand Moyen-Orient »
Suite aux attentats du 11 septembre 2001, le gouvernement des États-Unis est entré dans une « guerre contre le terrorisme » (war on terror) qui l’a conduit assez rapidement à l’invasion de l’Afghanistan à partir du 7 octobre 2001. C’est l’opération Enduring Freedom, « Liberté immuable ». Pour cela, les États-Unis ont obtenu l’appui de leurs alliés de l’OTAN, du Pakistan et du Secrétaire général de l’ONU. Le gouvernement des talibans, qui avait refusé de livrer les dirigeants d’al-Qaïda, fuit Kaboul le mois suivant. Mais Oussama ben Laden échappe aux forces états-uniennes. Parallèlement à la poursuite des combats dans les montagnes afghanes, un nouvel État est mis en place sous l’égide des États-Unis : Hamid Karzaï est élu en juin 2002 pour présider la transition vers un régime démocratique et une nouvelle Constitution est adoptée en janvier 2004.
Entretemps, les États-Unis ont envahi l’Irak. Les raisons invoquées par le gouvernement de George W. Bush – la lutte contre les djihadistes et la recherche d’armes de destruction massive –, ne convainquent pas la communauté internationale ; et pour cause : ces raisons sont fausses. Qu’importe, le 20 mars 2003, l’armée états-unienne attaque l’Irak et, en quelques semaines, balaie les troupes de Saddam Hussein, qui a fui et tente de se cacher. Le 1er mai 2003, les activités militaires sont officiellement terminées. C’est le début d’une longue guerre civile mêlée d’insurrection à l’encontre des États-Unis, notamment dans l’Anbar, la province occidentale de l’Irak.
Mais l’invasion de l’Irak s’est inscrite dans un cadre politique plus vaste qui a reçu, de façon formelle ou informelle, plusieurs appellations successives de la part des autorités états-uniennes. Le 12 décembre 2002, le secrétaire d’État Colin L Powell a présenté l’« Initiative de partenariat avec le Moyen-Orient », Middle-East Partnership Initiative (MEPI). Alors qu’une feuille de route exposait le projet, qui consistait à débourser un milliard de dollars par an pour soutenir des programmes économiques, politiques et éducatifs dans le monde arabe [5], Colin L. Powell intervenait au think tank conservateur The Heritage Foundation pour expliquer les objectifs de cette « initiative ». Il en reprenait le motus : « Construire un pays où la liberté, les opportunités, la prospérité et la société civile s’épanouissent [6] ». Sur le plan géopolitique, il mit en avant deux points importants : désarmer l’Irak et conduire à son terme le processus de paix israélo-palestinien. Mais l’idée s’apparentait davantage à une sorte de Plan Marshall.
En juillet de la même année était paru le premier Rapport arabe sur le développement humain. Les auteurs constataient un déficit de démocratie et des aspirations à la liberté et à la démocratie :
Les pays arabes enregistrent un retard par rapport aux autres régions en matière de gouvernance et de participation aux processus de décision. La vague de démocratisation, qui a transformé la gouvernance dans la plupart des pays d’Amérique latine et d’Asie orientale dans les années quatre-vingt, en Europe centrale, et dans une bonne partie de l’Asie centrale à la fin des années quatre-vingt et au début des années quatre-vingt-dix, a à peine effleuré les États arabes. Ce déficit de liberté va à l’encontre du développement humain et constitue l’une des manifestations les plus douloureuses du retard enregistré en termes de développement politique [7].
Or, selon le mot de Colin L. Powell, « l’espoir commence par un salaire ». D’où le fonds ouvert par le MEPI. Interrogé sur les régimes, parfois alliés des États-Unis, qui ne seraient pas des démocraties ni des économies de marché, le Secrétaire d’État répondit qu’il n’était nullement question « dans cette initiative, ni dans aucune autre de nos politiques, de dire à quelqu’un : “C’est la voie américaine, vous devez le faire à notre façon [8]”. »
Toute ingérence politique était donc exclue. À l’exception de l’Irak dont le régime avait encore le choix de désarmer, « ou il le sera » : à quatre mois du début de l’invasion, la menace était claire.
Après le renversement du régime de Saddam Hussein en avril 2003, l’administration Bush confirma son objectif de soutenir les réformes qui permettraient de faire avancer la démocratie dans un Moyen-Orient élargi, broader/greater Middle East [9]. Le 13 février 2004, le quotidien arabe basé à Londres Al-Hayat publia un document préparatoire à la réunion du G8 qui devait avoir lieu en juin à Sea Island, aux États-Unis. Le texte est intitulé « G-8 Greater Middle East Partnership ». La « fuite » a été perçue comme le dévoilement d’un plan qui aurait dû rester secret, et a provoqué de vives réactions. Pourtant, l’ambition états-unienne était déjà connue, exposée par George W. Bush le 6 novembre 2003 à l’occasion du vingtième anniversaire de la National Endowment for Democracy, fondation privée soutenue par l’État fédéral :
Aussi les États-Unis ont-ils adopté une nouvelle politique, une stratégie pour promouvoir la liberté au Moyen-Orient. Celle-ci exige la même persévérance, la même énergie, le même idéalisme dont nous avons fait preuve par le passé, et elle donnera les mêmes résultats. Comme en Europe, comme en Asie, comme dans toutes les régions du monde, les progrès de la liberté mènent à la paix [10].
L’espoir du président des États-Unis semblait sincère lorsqu’il affirmait que « l’établissement d’un Irak libre au cœur du Moyen-Orient [serait] un événement décisif dans la révolution démocratique mondiale [11] ».
La feuille de route rendue publique ce jour-même par la Maison blanche listait les pans de cette politique de liberté et de démocratie. Avant l’Afrique, l’Asie et l’Hémisphère occidental ainsi que les institutions internationales, on trouvait, en tête, le « grand Moyen-Orient » (Greater Middle East) [12], qui englobait l’Afghanistan et l’Irak, où les États-Unis étaient engagés respectivement depuis 2001 et 2003, l’Initiative de partenariat avec le Moyen-Orient, initié en 2002, et le processus de paix israélo-palestinien. Le terme de « grand Moyen-Orient » était une manière de regrouper plusieurs engagements, du Maroc à l’Afghanistan, mais ne constituait pas un programme en soi visant à redessiner le Moyen-Orient. Concrètement, la promotion de la démocratie passait surtout par la renégociation des aides financières états-uniennes bilatérales et à la réorientation des financements apportés par l’USAID, l’Agence des États-Unis pour le développement international [13].
Le 12 novembre 2003, William J. Burns, secrétaire d’État adjoint aux Affaires du Proche-Orient, participa à la conférence sur « L’héritage de Marshall : le rôle de la communauté transatlantique dans la construction de la paix et de la sécurité » organisée par la George C. Marshall Foundation. Il y développa l’action menée par les États-Unis pour aider les Irakien
nes à reconstruire leur pays dans le cadre de la résolution 1511 votée par le Conseil de sécurité le 16 octobre 2003, et pour relancer le processus de paix entre Israélien nes et Palestinien nes afin d’aboutir à deux États voisin, comme l’avait défendu le président Bush le 24 juin 2002.Par bien des aspects, le défi consistant à restaurer l’espoir et à intégrer le Grand Moyen-Orient dans un monde plus pacifique et plus prospère est tout aussi important à l’aube du 21e siècle que celui de la reconstruction et de la réintégration de l’Europe au milieu du siècle dernier. Les circonstances sont différentes à bien des égards, mais l’opportunité historique est très similaire. Il est certain qu’aucun défi ne risque d’être plus important pour la communauté transatlantique dans les années à venir. C’est pourquoi il est si utile aujourd’hui de rappeler la vision de George Marshall. Il reste un modèle de compréhension de la sécurité nationale dans son sens le plus large, de l’importance d’indiquer clairement non seulement ce que nous combattons, mais aussi ce que nous défendons, de la nécessité de restaurer l’espoir et la confiance comme le meilleur antidote au chaos et à l’extrémisme, et de la valeur d’un leadership américain généreux et d’une coopération transatlantique. En ce moment critique de l’histoire, nous ferions tous bien d’imiter l’exemple et la sagesse du général Marshall [14].
Cette conférence fut l’occasion de souligner combien l’engagement des États-Unis s’inscrivait dans le cadre d’une coopération transatlantique.
Or, le document de travail à destination des membres du G8, publié en février 2004 par le journal Al Hayat, n’allait pas beaucoup plus loin et ne faisait que présenter ensemble différentes dynamiques, endogènes et exogènes :
Les deux rapports arabes sur le développement humain constituent des appels convaincants et urgents à l’action dans le cadre du GMO (Grand Moyen-Orient). Ces appels ont été repris par des activistes, des universitaires et le secteur privé à travers toute la région. Certains dirigeants du GMO ont déjà répondu à ces appels et ont pris des mesures en faveur de réformes politiques, sociales et économiques. Les pays du G8 ont, à leur tour, soutenu ces efforts par leurs propres initiatives de réforme au Moyen-Orient. Le Partenariat Euro-Méditerranéen, l’Initiative états-unienne de partenariat avec le Moyen-Orient, et les efforts multilatéraux de reconstruction de l’Afghanistan et de l’Irak démontrent l’engagement du G8 pour réformer la région [15].
Pourtant, les réactions furent très vives à l’encontre d’un plan qui paraissait imposé à des pays sans concertation et dans un cadre géopolitique arbitraire ; un nom revenait dans ces critiques, celui de Bernard Lewis.
Le plan de Bernard Lewis
Sur le site Internet du journal égyptien Al-Ahram en décembre 2002, c’est-à-dire entre les attentats du 11 septembre et l’invasion de l’Irak en mars 2003, la journaliste palestinienne Lamis Andoni publia un article intitulé « Bernard Lewis : In the service of empire » et consacré, précisément, à Bernard Lewis. Elle débutait en rapportant les propos tenus par le secrétaire d’État à la Défense Paul Wolfowitz lors d’une cérémonie organisée en l’honneur de l’historien britannique à Tel Aviv en mars 2002 :
Bernard Lewis a brillamment replacé les relations et les problèmes du Moyen-Orient dans leur contexte plus large, avec une pensée véritablement objective, originale et toujours indépendante. Bernard [nous] a appris à comprendre l’histoire complexe et importante du Moyen-Orient et à l’utiliser pour nous guider dans la construction d’un monde meilleur pour les générations à venir [16].
Pour Lamis Andoni, Bernard Lewis s’était mis au service de l’impérialisme états-unien et d’Israël, au détriment des pays arabes. Elle rappelait, entre autres, que c’était lui qui avait forgé l’expression « choc des civilisations » (clash of civilisations) popularisée ensuite par Samuel Huntington. L’islam était la source principale, d’après lui, du « ressentiment anti-occidental [17].
Bernard Lewis (1916–2018) était un historien anglo-américain, spécialiste reconnu du Moyen-Orient et des études islamiques. Né à Londres, il a étudié à la School of Oriental and African Studies et obtenu son doctorat en histoire islamique. Après avoir servi dans l’armée britannique pendant la Seconde Guerre mondiale, il est devenu professeur et rejoint Princeton en 1974, où il a poursuivi une carrière prolifique. Dans ses travaux majeurs, comme The Muslim Discovery of Europe et What Went Wrong ?, il a exploré les dynamiques historiques entre l’Orient et l’Occident.
Considéré comme un expert influent, ses analyses ont façonné les discours politiques états-uniens, notamment durant la guerre en Irak, où il a conseillé l’administration Bush. Ses écrits, en particulier sur le « choc des civilisations », ont contribué à populariser ce concept, non sans susciter des controverses.
Critiqué par Edward Saïd pour ses positions orientalistes, il a été accusé de présenter l’islam comme une civilisation homogène en déclin et hostile à l’Occident. Ses propos sur le génocide arménien, négationnistes, ont été largement contestés. Malgré ces critiques, son impact sur l’étude du Moyen-Orient reste considérable.
Or, en 1989, Bernard Lewis avait publié un article sur les frontières du Moyen-Orient : « The Map of the Middle East : A Guide for the Perplexed ». En une vingtaine de pages, il développait une analyse géohistorique de ces frontières pour démontrer leur inconsistance. En comparaison de l’Europe, érigée en modèle géopolitique au regard du principe de l’État-nation, sur la carte actuelle du Moyen-Orient « seuls trois pays sont conformes à la convergence européenne entre nation, pays et langue : la république de Turquie, habitée par des Turcs qui parlent turc ; l’Arabie, habitée par des Arabes qui parlent arabe ; et l’Iran, que l’Occident appelait autrefois la Perse, habitée par des Persans qui parlent persan [18].
Les États moyen-orientaux seraient donc en réalité fragiles malgré le développement du nationalisme à l’intérieur d’un cadre qui aurait été tracé par les colonisateurs français et britanniques. Indépendants, ces États deviendraient nations ; « et leur pouvoir d’enfermer et de diviser est susceptible de perdurer encore pendant un certain temps [19] ». Mais l’appartenance à « la communauté politico-religieuse de l’Islam », dominante pendant quatorze siècles, perdurerait… Ce qui reste une vision pour le moins fantasmée de l’histoire d’un « monde musulman » dont la notion même est contestée.
Trois ans plus tard, en 1992, dans un autre article où il appelait à « repenser le Moyen-Orient », Bernard Lewis s’inquiétait d’une fragmentation de la région, une sorte de « balkanisation » :
Une autre possibilité, qui pourrait même être précipitée par le fondamentalisme, est ce qu’il est récemment devenu à la mode d’appeler la “libanisation”. La plupart des États du Moyen-Orient – l’Égypte est une exception évidente – sont de construction récente et artificielle et sont vulnérables à un tel processus. Si le pouvoir central est suffisamment affaibli, il n’y a pas de véritable société civile pour maintenir la cohésion du système politique, pas de véritable sentiment d’identité nationale commune ou d’allégeance primordiale à l’État-nation. L’État se désintègre alors – comme cela s’est produit au Liban – dans un chaos de disputes, de querelles, de luttes sectaires, tribales, régionales et partisanes. Si les choses tournent mal et que les gouvernements centraux vacillent et s’effondrent, la même chose pourrait se produire, non seulement dans les pays du Moyen-Orient actuel, mais aussi dans les républiques soviétiques nouvellement indépendantes, où les frontières artificielles tracées par les anciens maîtres impériaux ont laissé chaque république avec une mosaïque de minorités et de revendications d’une sorte ou d’une autre, sur ou par ses voisins [20].
Face à la menace du fondamentalisme islamique, il y aurait, pour les peuples du Moyen-Orient en mal de démocratie en ce début des années 1990, une « fenêtre d’opportunité » à saisir.
Or Bernard Lewis n’a pas été qu’un historien. Il s’est particulièrement impliqué politiquement. On pourrait citer la « Lettre ouverte » adressée au président Bill Clinton le 19 février 1998 par le Committee for the Peace and Security in the Gulf, créé dès 1990 à la suite de l’invasion du Koweït par l’Irak. La lettre était sans ambiguïté : « Ce qu’il faut maintenant, c’est une stratégie politique et militaire globale pour renverser Saddam et son régime ». L’argumentaire était déjà celui qui serait déroulé en 2003 : le régime de Saddam Hussein, en développement des armes biologiques et chimiques, en ayant utilisé ces armes contre son propre peuple, pourrait à nouveau en faire usage et constituait donc « un danger pour nos amis, nos alliés, et notre nation ». La sécurité nationale des États-Unis aurait été engagée et nécessitait une intervention. Il n’était pas alors question d’une invasion, mais d’un soutien massif à l’opposition irakienne en vue de permettre un coup d’État. Parmi les signataires, on trouvait Bernard Lewis, mais aussi Donald Rumsfeld et Paul Wolfowitz.
Pour celles et ceux qui regrettaient que le travail n’ait pas été fini en 1991, les attentats du 11 septembre 2001 furent l’occasion ou jamais de renverser le régime de Saddam Hussein. Dès le 20 septembre, George W. Bush, devant le Congrès des États-Unis, déclarait : « Notre guerre contre le terrorisme commence avec al-Qaïda, mais ne s’y arrête pas [21]. » S’ouvrait alors pour les États-Unis un moment impérial [22].
Épilogue
Les cartes de Ralph Peters n’ont que peu de valeur et il est en réalité tout à fait inutile d’y avoir recours pour interroger la politique impérialiste des États-Unis et la persistance d’un imaginaire colonial. On pourrait ainsi terminer cette réflexion par un extrait tiré des mémoires de Colin L. Powell, publiées en 1995, c’est-à-dire dans l’entre-temps des deux guerres d’Irak. Il raconte l’intervention alliée menée entre avril et juillet 1991 dans le nord de l’Irak :
Jack Galvin, qui opérait depuis Mons, en Belgique, en tant que commandant européen, contrôlait à distance nos forces dans cette région. Un dimanche après-midi, alors que j’étais à Washington et que Jack était en Belgique, chacun avec une carte devant nous, nous avons esquissé une “zone de sécurité”, un secteur autour des villes kurdes d’Irak dans lequel les troupes de Saddam ne seraient pas autorisées à pénétrer. Je me sentais comme l’un de ces diplomates britanniques des années 1920 qui découpaient des nations comme la Jordanie et l’Irak sur une nappe dans un club de gentlemen. J’ai appelé Galvin, dans son rôle transeuropéen, “Charlemagne” et je lui ai dit qu’il était désormais un véritable bâtisseur de royaume. Après avoir délimité la zone de sécurité, nous avons ordonné à l’armée irakienne de se retirer. Elle a refusé. Nous avons fait retentir le sabre et elle s’est retirée. En sept semaines, Provide Comfort a ramené chez eux près d’un demi-million de Kurdes [23].
Le passage pourrait donner raison à toutes les critiques à l’encontre de l’interventionnisme états-unien et aux fantasmes d’un redécoupage planifié du Moyen-Orient. Pourtant, l’opération en question n’a débouché sur aucune nouvelle frontière et avait pour objectif de protéger la population kurde victime de la répression de Saddam Hussein. Les insurgé
es syrien nes, après 2011, ont rêvé un temps d’une telle intervention qui aurait cloué au sol l’aviation de Bachar al-Assad… C’est la Russie qui s’est opposée à toute « no-fly zone ». On connaît la suite.↬ Vincent Capdepuy.