Urbanisme participatif et cartographie
Les cartes ont toujours été une aide efficace pour les urbanistes pour comprendre et façonner les environnements urbains. À l’origine, elles servaient des objectifs pratiques, aidant à « tracer » les villes et à guider leur développement. Au fil du temps, elles sont devenues des outils d’analyse statistique et de communication des réalités urbaines. Ce n’est qu’à partir des années 1950 que la planification urbaine s’est métamorphosée, en intégrant des pratiques cartographiques différentes. L’essor de la « planification urbaine participative » (PUP) a permis la prise en compte de la voix des communautés dans le processus décisionnel.
Dans ce contexte, les cartes sont devenues des lieux essentiels pour le dialogue et l’intégration des connaissances des citoyens - tant qualitatives qu’« expérientielles » - dans leur expression spatiale. C’est ce qui a permis d’analyser et de visualiser diverses perspectives sur les mêmes questions, contribuant ainsi à combler le fossé entre les experts (les chercheur.es) et les participant.es (les membres de la communauté). Cette évolution a rendu l’urbanisme et la cartographie plus inclusifs, en tenant compte des expériences vécues par les communautés dans l’aménagement de leurs villes.
La carte « Mémoires de Malleshwaram » créée par Nagpal Prachi illustre l’utilisation des données sensibles fournies par des citoyens pour saisir les nuances complexes de la vie urbaine, en mettant en lumière les paysages émotionnels, les rythmes temporels et les dynamiques sociales au sein du paysage urbain. La carte visualise la « rythmicité » de la ville en représentant les perceptions et les expériences humaines de son tissu urbain. Chaque lieu géographique indique son utilisation : religieuse, culturelle, etc. et les perceptions et expériences des individus dans ces lieux : sentiment émotionnel du lieu (« calme et harmonieux » ou « stressé et agité »), sens du rythme et de la temporalité (« intermittent » ou « continu » et « lent » ou « rapide »), et le rythme social (« sociétal » ou « culturel »).
Cette carte illustre l’un des plus grands défis de la cartographie participative, qui consiste à traduire la nature intangible et éphémère des expériences et des perceptions personnelles sous une forme tangible.
Intégrer les connaissances des citoyens aux données objectives
Ces dernières années, le concept de villes intelligentes a continué à révolutionner la planification urbaine et, par conséquent, les pratiques cartographiques. Les villes génèrent désormais des volumes de données sans précédent, ce qui permet un large éventail d’analyses et de visualisations spatiales. Ces données sont obtenues à partir de capteurs, de récepteurs GPS et de smartphones, entre autres sources, et englobent divers aspects de la vie urbaine, allant des facteurs environnementaux, tels les niveaux de pollution et les conditions de circulation, à la répartition détaillée de la population au niveau des bâtiments. Ces données objectives, basées sur des faits et des chiffres vérifiables, permettent une compréhension détaillée des espaces urbains et de leur dynamique.
Mais, à mesure que le volume de données augmente et que la technologie se développe, les urbanistes reconnaissent que le fait de s’appuyer uniquement sur des données dites « objectives » (en d’autres termes « tangibles ») donne une image incomplète de la vie urbaine. La représentation de plusieurs types de données peut améliorer les interprétations du monde et encourager des points de vue différents sur la réalité.
- Premièrement, les différents types de données peuvent se compléter pour combler les lacunes en matière d’information, et enrichir les connaissances.
- Deuxièmement, de multiples interprétations peuvent coexister, même lorsqu’elles semblent contradictoires, chacune offrant une perspective valable. Ces divergences peuvent représenter de nouveaux domaines à explorer.
Lorsqu’il s’agit de PUP et de réaliser des visualisations qui peuvent non seulement révéler des modèles et des corrélations, mais aussi fournir des informations approfondies à partir des expériences d’actrices et d’acteurs vivant dans des conditions spécifiques, la combinaison de données objectives et de connaissances des citoyens est essentielle. S’appuyer uniquement sur des données objectives ou des connaissances citoyennes isolées peut aboutir à une compréhension incomplète de l’environnement urbain.
La carte schématique illustre le travail de Samuel F. Dennis, “Perspectives pour les SIG qualitatifs à l’intersection du développement de la jeunesse et de la planification urbaine participative” (2006). Il a demandé à des jeunes du quartier de réaliser des croquis décrivant leur perception des aspects qualitatifs de l’environnement, y compris la manière dont les intersections problématiques affectaient leurs itinéraires dans le quartier. Lorsque ces informations ont été combinées avec les données officielles de la police concernant la répartition spatiale des délits, elles ont révélé une divergence frappante : les lieux où les délits se produisaient ne correspondaient pas aux endroits où les jeunes ne se sentaient pas en sécurité. Cette combinaison de données objectives et de connaissances des citoyens a permis une analyse plus complète et plus précise. Si ces cartes avaient été créées uniquement sur la base de données faisant autorité, elles n’auraient pas tenu compte des informations cruciales fournies par la communauté.
L’intégration des connaissances des citoyens dans les données objectives garantit que les voix et les expériences des résidents et des membres de la communauté soient prises en compte. Cette approche inclusive conduit à des processus décisionnels plus équitables et centrés sur les personnes, répondant aux besoins et aux préoccupations de la population urbaine.
Par exemple l’Anti-Eviction Mapping (cartographie anti-éviction) montre la crise du logement dans la région de la baie de San Francisco et documente les paysages, les vies et les sites de résistance et de dépossession. La carte va au-delà des données statistiques, en incorporant des histoires réelles de personnes dans des formats audio et « pop-up », offrant une compréhension plus profonde de l’expérience humaine de l’expulsion.
La description de ce projet fait l’objet d’un chapitre dans le livre This is not an atlas (téléchargeable gratuitement) publié par le collectif Orangotango+ chez Transcript, pages 38 à 45.
Cette combinaison d’éléments visuels et narratifs donne une image plus précise et plus empathique de l’impact et des implications de l’expulsion. Elle établit un lien direct entre la société et l’espace, montrant qu’un phénomène urbain tel que la ségrégation n’est pas seulement le produit de structures sociales mais aussi de configurations urbaines.
L’expérience du quartier de Lichtental à Vienne (Autriche)
En travaillant sur le projet Superblock à Lichtental (un quartier de Vienne), j’ai recueilli et analysé des données sur les « savoirs citoyens », en les combinant avec des données objectives pour identifier et combler les lacunes en matière d’information. Cette approche a permis d’approfondir la compréhension de l’environnement urbain et d’éclairer des décisions de planification plus inclusives. Je présente dans la carte deux cas spécifiques où cette combinaison de données a révélé des informations importantes.
Il existe un lien clair et direct entre l’infrastructure verte et la température dans les villes. Les arbres urbains et les espaces verts contribuent à abaisser les températures, en faisant de l’ombre et en « transpirant ». L’ombrage empêche le rayonnement direct des ondes courtes, réduisant ainsi la température de surface, et la transpiration refroidit l’air grâce à l’eau évaporée. Lorsque ces couches sont superposées, un modèle discernable émerge : les zones dotées d’infrastructures vertes sont en corrélation avec la perception de températures fraîches, tandis que l’absence d’arbres ou de végétation est associée à la perception de températures plus chaudes.
Est-il vraiment nécessaire de mener 200 entretiens pour parvenir à cette conclusion ? Les données météorologiques, la télédétection et d’autres outils similaires ne permettraient-ils pas de le démontrer efficacement ? Dans un premier temps, j’aurais répondu par l’affirmative, avant de me rendre compte de ce qui suit…
À gauche, une carte d’analyse du climat urbain, élaborée par la ville de Vienne à partir des données des stations météorologiques et des informations de télédétection. À droite, une carte de perception de la chaleur, créée à partir de données d’enquêtes où les habitants ont fait part de leur perception (subjective) de la température dans différentes zones :
- Zone 1 : La carte d’analyse climatique classe cette zone comme une zone de « réchauffement modéré ». Mais la carte de perception montre que les habitants décrivent systématiquement cette zone comme étant « froide ».
- Zone 2 : Cette zone est également classée comme « réchauffement modéré » sur la carte d’analyse climatique, identique à la zone 1. Mais, de manière surprenante, sur la carte de perception les habitants déclarent en majorité que cette zone est « chaude ».
Les photos de ces endroits, vus depuis la rue, montrent que la zone 1 est une place bordée d’arbres avec beaucoup d’ombre et pas de circulation, alors que la zone 2 est une zone commerciale animée du centre du quartier, avec du béton qui absorbe la chaleur et très peu de verdure. Cette divergence entre les données objectives et l’expérience vécue souligne l’importance d’intégrer les perceptions des citoyens aux mesures scientifiques. Alors que l’analyse climatique fournit des informations précieuses sur les modèles de chaleur urbaine, la carte de perception révèle des informations cruciales sur la façon dont les gens vivent ces environnements dans leur vie quotidienne.
Voyons la deuxième carte :
L’étude de la fréquence des déplacements des piétons et de leurs schémas d’activité permet de comprendre comment et où les personnes se déplacent, et quels sont les points névralgiques de l’activité. Cela permet d’optimiser la conception des infrastructures, notamment l’emplacement des passages piétons, des arrêts de transport public et des équipements. Lorsque la fréquence des déplacements des piétons et les couches d’activité se superposent, un modèle discernable émerge : la fréquence élevée des déplacements s’aligne sur les zones dotées d’une infrastructure de transport majeure et d’une concentration dense d’activités.
Où pouvons-nous recueillir des données sur les piétons si ce n’est par le biais de la cartographie participative ? Les méthodes technologiques telles que les capteurs, les caméras et le suivi des données mobiles fournissent des informations détaillées sur les déplacements des piétons, mais elles ont leurs limites. Ces outils permettent de recueillir des données quantitatives - comme le nombre de personnes qui traversent une zone et à quelle heure - mais ils ne tiennent pas compte de la dimension humaine. Ils ne nous disent pas pourquoi les gens se déplacent comme ils le font, quels sont les défis auxquels ils sont confrontés ou ce qui motive leurs choix.
Plus important encore, ces méthodes excluent souvent les populations qui n’utilisent pas les outils numériques, comme les enfants, les personnes âgées ou celles qui n’ont pas accès aux smartphones, ou enfin les « sans domicile fixe ». Ces groupes sont souvent sous-représentés dans les collectes de données automatisées, alors qu’ils sont les plus touchés par les décisions d’aménagement urbain. En nous appuyant uniquement sur la technologie, nous risquons de concevoir des villes qui s’adressent principalement aux technophiles, en négligeant les personnes pour lesquelles les espaces urbains devraient être plus accessibles et plus accueillants.
Cela nous amène au cœur du potentiel de la cartographie dans le cadre du PUP : ce n’est pas seulement un outil de collecte de données, mais un moyen de connexion humaine.
La cartographie participative permet aux planificateurs et aux chercheurs de s’engager directement auprès des communautés, en donnant la parole à ceux qui ne participent pas aux enquêtes en ligne ou aux réunions publiques. Elle offre une plateforme pour écouter ceux qui vivent la ville différemment - les personnes âgées qui ont besoin de passages sécurisés, les enfants qui cherchent des aires de jeux, ou ceux qui dépendent des transports publics mais n’utilisent pas de smartphones. Grâce à la cartographie participative, les urbanistes peuvent recueillir non seulement des données, mais aussi des histoires, des expériences et des points de vue qui enrichissent notre compréhension sur la façon dont les espaces sont vécus et parcourus.
En fin de compte, cette connexion humaine est cruciale pour créer des villes inclusives qui reflètent les besoins et les aspirations de tous leurs habitants, et pas seulement les points de données collectés par les machines.
↬ Camila Narbaitz Sarsur.
Références
- Dennis, S. F.(2006). Prospects for Qualitative GIS at the Intersection of Youth Development and Participatory Urban Planning. Environment and Planning A : Economy and Space, 38(11), 2039–2054.
- Denwood, T. E. N.(2022). Pitfalls and Progress in Participatory Mapping, University of Manchester.
- Hemmersam, P., Martin, N., Westvang, E., Aspen, J., & Morrison, A. (2016). Exploring Urban Data Visualization and Public Participation in Planning. Journal of Urban Technology, 22, 1–20.
- International Fund for Agricultural Development. (2009). Good practices in participatory mapping.
- Godwin, A., & Stasko, J. T.(2017). Nodes, Paths, and Edges : Using Mental Maps to Augment Crime Data Analysis in Urban Spaces. EuroVis 2017 - Short Papers, 5 pages.
- Sayegh, A., Andreani, S., Kapelonis, C., Polozenko, N., & Stanojevic, S. (2016). Experiencing the built environment : Strategies to measure objective and subjective qualities of places. Open Geospatial Data, Software and Standards, 1(1), 11.