Cartographier l’empilement :
le cas des aires protégées
sur les îles en Méditerranée

#Méditerranée #environnement #protection_environnementale #îles

18 novembre 2024

 

Les quelques 15 000 îles (petites et grandes) de la Méditerranée, reconnues pour la richesse de leur biodiversité, bénéficient d’une pléthore de statuts de protection environnementale terrestre et marine. En raison de leurs caractéristiques biogéographiques, les îles en Méditerranée sont des territoires tout désignés pour la création d’aires protégées, c’est pourquoi elles retiennent l’attention des acteurices de la conservation [1]. Les statuts de protection s’accumulent, les aires protégées se multiplient. Comment cartographier cette complexité ?

par Orianne Crouteix

 

Agronome et géographe, chercheuse rattachée à l’UMR TELEMMe (Aix-en-Provence, France).
Toutes les photos sont de l’autrice.

Les aires protégées : des statuts internationaux, européens ou nationaux

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Vue aérienne de l’archipel du Frioul, face à Marseille.
Photo : Orianne Crouteix, avril 2017.

Le droit international ne contient pas de définition ni de cadre juridique universel pour les aires protégées (Féral, 2012), mais plusieurs accords internationaux encouragent les États à créer et gérer de telles zones, car leur existence est considérée comme une solution efficace pour « protéger » la nature (Langhammer et al., 2024). Par exemple, le plan stratégique pour la diversité biologique mondiale, adopté à Aichi en 2010 par les membres de la Convention pour la Diversité Biologique (CBD) a pour objectif de protéger 17 % des zones terrestres et 10 % des zones marines mondiales.

L’Union Internationale pour la Conservation de la Nature (UICN) définit une aire protégée comme « un espace géographique clairement défini, reconnu, consacré et géré, par tout moyen efficace, juridique ou autre, afin d’assurer à long terme la conservation de la nature ainsi que les services écosystémiques et les valeurs culturelles qui lui sont associés » (UICN, 2008). Mais il existe une grande diversité d’aires protégées dans le monde, avec des conceptions, des objectifs, des moyens et des leviers d’actions très différents.

Un premier recensement des différents statuts d’aires protégées – appliqués sur les îles en Méditerranée – était nécessaire. On y retrouve des statuts résultants :

  • de conventions internationales et mises en œuvre dans le monde entier, telles que la convention Ramsar de 1971 (protection des zones humides), ou la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO de 1972 (sites culturels, naturels ou mixtes de valeur universelle exceptionnelle) ;
  • de la convention de Barcelone, avec le protocole relatif aux Aires Spécialement Protégées et à la Diversité Biologique en Méditerranée de 1995, délimitant des « Aires Spécialement Protégées d’Importance Méditerranéenne » (ASPIM), des sites côtiers et/ou marins, comportant des écosystèmes spécifiques de la Méditerranée ou des habitats d’espèces menacées d’extinction ou présentant un intérêt particulier sur le plan scientifique, esthétique, culturel pour la conservation de la biodiversité du bassin ;
  • des directives Oiseaux (1979) et Habitats (1992) de l’Union européenne définissant respectivement les Zones de protection spéciale (ZPS) et Zones spéciales de conservation (ZSC) ;
  • de différentes législations nationales. On peut par exemple noter ces quelques dates de création de législation sur les parcs nationaux et de concrétisation sur des espaces insulaires méditerranéens : Italie, 1922 et 1994 (l’Archipel de la Maddalena) ; Grèce, 1938 et 1962 (Ainos) ; Croatie, 1949 et 1960 (Mljet) ; France, 1960 et 1963 (Port-Cros) ; Malte, 2007.
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Port de Capraia (Italie, archipel toscan) vu depuis la route menant au village.
Photo : O.C., octobre 2015.

Recenser les îles et les aires protégées : Quelles données accessibles, libres et précises pour tous les pays méditerranéens ?

Les géographes se battent depuis longtemps pour s’accorder sur la définition de ce qu’est une île. Il est communément admis qu’une île est une étendue terrestre entourée d’eau, et Jacques Lévy et Michel Lussault précisent :

Pour le géographe, la définition de l’île ne va pas de soi. À l’échelle de la planète, toute terre est en effet entourée d’eau, tout espace constitue une île ou fait partie d’une île. L’insularité supposerait donc la proximité de l’eau, mais la fixation d’une limite conventionnelle (aucun point de l’île ne doit être à plus de tant de kilomètres de l’eau) semblerait arbitraire. On peut laisser le soin aux êtres humains et aux sociétés qui vivent dans les îles ou les visitent (ne serait-ce que dans leurs rêves) d’en fixer le cadre, les bornes, les significations. »

Lévy et Lussault 2003, p. 484

La question de la taille des îles est une problématique sur laquelle de nombreux et nombreuses géographes se sont longuement penchées (Doumenge 1984 ; Huetz de Lemps 1994 ; Brunet 1997 ; Brigand 2002). Selon sa nature et ses objectifs, chaque personne, organisme ou projet construit sa propre définition de l’île. Par exemple l’Unesco utilise différentes définitions selon les programmes : tantôt une île dite « mineure » a une superficie maximale approximative de 10 000 km2 et moins de 500 000 habitantes ; tantôt la limite d’une petite île est de 2 000 km2 (Taglioni 2003). Ainsi, pour définir une île, les caractéristiques de superficie ou de nombre d’habitantes peuvent être utilisées, chacun établissant les critères qui lui paraissent les plus opportuns par rapport à la finalité de ses travaux.

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Port de Ventotene (Italie) avec ses arcades antiques.
Photo : O.C., octobre 2015.

Du point de vue du droit, une île est définie par sa capacité à être habitée et à avoir une vie économique propre, comme énoncé dans l’article 121 de la Convention des Nations Unies sur le Droit de la Mer (CNUDM). En l’absence de plus de précisions sur la « capacité à être habitée », notre travail s’est restreint aux îles habitées de Méditerranée, ce qui intègre des îles aussi variées que Ventotene dans l’archipel des îles Pontines en Italie (environ 200 habitantes en 2015 sur 1,5 km2) et Majorque dans les Baléares en Espagne (environ 3640 km2 et plus de 900 000 habitantes) ou des îles États comme Malte (316 km2 et plus de 500 000 habitantes).

Il a tout d’abord été important d’identifier l’ensemble des îles de Méditerranée. Leur nombre exact n’est en effet pas connu, en raison des changements démographiques – entre autres saisonniers – et de l’absence d’un seuil unique du nombre d’habitantes au-delà duquel une île est considérée comme habitée ou non.

Je me suis appuyée sur la banque de données Base de données Insulaires Mondiale (BIM) (Depraetere, 2019), et plus particulièrement sur le fichier Population qui recense les îles habitées. Cette banque de données n’est pas spécifique à la Méditerranée, et recense les îles habitées dans le monde, par le traitement d’images satellites et la construction de corrélation avec d’autres banques de données (densité de population, toponymie). J’ai sélectionné (et corrigé quand c’était nécessaire) celles qui concernent l’espace méditerranéen. Certaines îles pouvaient par exemple être considérées comme habitées dans le fichier BIM puisqu’y est référencé un toponyme de village, alors que d’après les derniers recensements ces îles ne sont plus habitées. J’ai ainsi identifié et répertorié 247 îles habitées en Méditerranée.

Ces données ont été croisées (par une jointure SQL avec le logiciel QGIS 3.4) avec la base de données WDPA (World Database on Protected Areas) (UNEP - WCMC et IUCN, 2019), afin d’identifier les aires protégées. Outre celles regroupées dans la WDPA, il était aussi nécessaire de considérer les Réserves de Biosphère, qui ne dépendent pas d’une convention internationale mais sont issues du programme « Man and Biosphere » initié en 1971 par l’UNESCO.

Du surcroît, cette base de données recense tous les statuts nationaux, qui s’avèrent être très variés au sein de chaque pays ; on compte notamment :

  • 7 statuts différents sur les îles croates,
  • 8 à Chypre,
  • 14 sur les îles grecques,
  • 7 sur les îles de la façade méditerranéenne française,
  • 7 pour les îles italiennes,
  • 10 à Malte,
  • 6 pour les îles méditerranéennes d’Espagne,
  • 1 en Tunisie.

Ces statuts sont en outre difficilement comparables à un niveau international. Je mets néanmoins en évidence les parcs nationaux car, malgré les différences qui peuvent exister dans la législation de chaque pays (lieu habité ou pas, entrée payante, réglementations plus ou moins contraignantes, etc.), seul ce statut semble plus ou moins identique d’un pays à l’autre.

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Village de Nueva Tabarca (Espagne) depuis la partie plus « sauvage ».
Photo : O.C., décembre 2016.

Représenter ces données : les limites des tableaux de nombres et d’une représentation cartographique « classique »

J’ai tout d’abord retranscrit ce travail sous la forme de deux tableaux de nombres et d’une carte très classique de l’ensemble de la Méditerranée :

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Tableau 1 - Nombre d’îles habitées intégrées (en partie ou en totalité)
dans une ou des aire(s) protégée(s) de chaque type pour chaque pays méditerranéen.
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Tableau 2 - Superficie insulaire (terrestre) protégée et pourcentage de la superficie totale
pour chaque pays méditerranéen concerné selon le statut de protection.
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Figure 1 - Carte des statuts de protection des îles méditerranéennes
à l’échelle internationale, européenne et nationale.

Bien que cette carte et ces tableaux mettent en évidence la quantité et la diversité des aires protégées, ces représentations ne sont pas réellement satisfaisantes. La carte méditerranéenne est difficilement lisible, en raison de la superposition de nombreux aplats. Même en utilisant des hachures, de la transparence et des figurés ponctuels pour les aires protégées les plus réduites en termes de surface, l’image reste très « brouillon » et la concentration des aires protégées sur certaines zones insulaires n’est pas visible.

Les tableaux de chiffres, quant à eux, peuvent permettre de comprendre la quantité, et dans une certaine mesure la diversité, des aires protégées sur les îles ; mais ils ne rendent pas réellement compte de l’accumulation de ces aires.

Il fallait donc réfléchir à la construction d’une autre représentation. Une première solution aurait pu être de jouer sur un gradient de couleur pour représenter chaque île selon le nombre d’aires protégées dans lesquelles elle est incluse ; mais de nombreuses informations auraient alors été perdues (comme la nature de l’aire protégée et sa délimitation). Or ces éléments sont fondamentaux lorsqu’on s’intéresse aux aires protégées, et ce pour deux raisons ;

  • les statuts sont divers et peu comparables ;
  • les délimitations des aires protégées montrent à quel point ces dernières sont des constructions reposant sur des données écologiques mais aussi sur des conventions politiques, administratives, sociales et culturelles.

Avec cette solution, certaines petites îles restent invisibles, comme Capraia en Italie, qui mesure moins de 8 km de long alors que la Méditerranée s’étend sur plus de 3800 km.

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Charfyia et bateau de pêche sur le littoral ouest de Kerkennah (Tunisie).
Photo : O.C., mars 2016.

Changer de point de vue pour cartographier l’empilement ?

J’ai finalement choisi de me concentrer sur trois espaces insulaires, et de construire des représentations qui montrent l’accumulation ou la superposition parfois exacte des aires protégées. Dans cette représentation, les statuts sont empilés selon deux hiérarchies :

  • par échelle de reconnaissance du statut (mondiale, méditerranéenne, européenne, et nationale),
  • puis par ordre chronologique.
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Figure 2 - Carte des statuts de protection de trois îles méditeranéennes représentés en « superposition ».

Cette représentation a un inconvénient : elle oblige à sélectionner des exemples précis et empêche une lecture à l’échelle de la Méditerranée dans son entièreté.

Conclusion

Cette cartographie – peu conventionnelle – est facilitée par les outils informatiques. Elle est aussi d’autant plus compréhensible que l’on utilise quotidiennement des outils (comme les GPS ou Google Earth) proposant une continuité entre une projection orthogonale (une « vue de dessus » comme dans une représentation cartographique classique) et une projection oblique (comme dans le cas d’une photographie de paysages prise d’un point haut). Cette cartographie de trois territoires insulaires permet de s’interroger sur l’empilement des aires protégées sur certains territoires. Cette accumulation est-elle un levier d’efficacité pour la protection de la biodiversité ? À quel point les limites géographiques des aires protégées qui s’accumulent sont-elles issues de caractéristiques biogéographiques et environnementales, ou sont-elles politiquement et socialement construites ? Comment les acteurices de la protection de l’environnement comprennent-iels et utilisent-iels cette superposition de statuts et leurs limites parfois artificielles sur des territoires habités ?

↬ Orianne Crouteix.

Bibliographie

  • BONNAUD E., et COURCHAMP F., 2014. « Conservations des biotas insulaires » in Sciences de la conservation, par M. GAUTHIER-CLERC, F. MESLEARD, et J. BLONDEL, Louvain-la-Neuve, Belgique : De Boeck, p. 39‑50.
  • BRIGAND L., 2002. « Les frontières géographiques de l’île ou l’île dans le temps et dans l’espace ». Regards pratiques et savoir, le littoral, Edition de l’ENS, pp. 169‐ 190.
  • BRUNET R., 1997. « Quelle est la plus grande île du monde ? » Mappemonde 4, pp. 40‐ 41.
  • DOUMENGE F., 1984. « Unité et diversité des caractères naturels des îles tropicales ». In Nature et hommes dans les îles tropicales : réflexions et exemples, édité par Centre d’études de géographie tropicale et Université de Bordeaux III, pp. 9‐ 24.
  • EMMANOUILIDOU, P., 2018. L’île : nouvel objet juridique. Vers un statut particulier pour les îles de la Méditerranée, Droit. Université de Limoges.
  • HUETZ de LEMPS C., 1994. « L’histoire et les îles... », Hérodote, no 74/75, pp. 32‐ 45.
  • LANGHAMMER, P.F., BULL J.W., BICKNELL J.E., et al., 2024. « The positive impact of conservation action », Science, 384 (6694), pp. 453-458. Doi:10.1126/science.adj6598.
  • LEVY J. et LUSSAULT M., 2003. Dictionnaire de la géographie. Paris : Belin. 1033 p
  • UICN, Dudley, N. (Éditeur) (2008). « Lignes directrices pour l’application des catégories de gestion aux aires protégées », Gland, Suisse.