Prologue
Qu’y a-t-il de vrai
dans ces définitions et descriptions
d’un étranger
qui ne nous a jamais vus et rencontrés
et qui ignore
tout
de notre habitat
et de notre environnement ?Des journalistes métropolitains
accourent à Port-Vila
de bars en bars
fumant les pétards
D’autres fouinent en transit
et repartent experts
sur la politique du Vanuatu »– Grace Mera Mollisa, Pierre noire, 1997
Événement politique majeur en 2024, la Nouvelle-Calédonie [3] semble aujourd’hui être redevenu un sujet mineur en ce début d’année 2025 — tant les errances gouvernementales de l’État français à la suite de la dissolution de l’Assemblée nationale du 9 juin 2024 occupent les actualités nationales et internationales. De même, l’explosion de violence qui secoua ce territoire à partir de la nuit du 13 mai 2024 passe pour être maîtrisée, voire terminée (AFP, Le Monde, 2024). D’enjeux principalement sécuritaires, les discours politiques se sont recentrés sur les enjeux politiques et sociaux, résumés au travers de deux thématiques principales : le risque d’une faillite financière, d’une crise économique et sociale du territoire (Decloitre, 2024a ; Gamblin, Outre-mer la 1re, 2024, Metzdorf, Naturel, et all, 2024) et les obligations de la « reconstruction » (Le Monde, 2024 ; Mannevy, 2024).
En toile de fond, la recherche d’une « paix civile », permettant la mise en place d’un dialogue collectif amenant à la refondation de la « société calédonienne » (Chenais, Thellie, Tromeur, 2024 ; Cochin Coralie, Mannevy, 2024 ; Mannevy, Waïa, 2024 ; Poaouteta, Waka-Céou, 2024). Porté tant par la société civile que par la classe politique, ce projet se concentre en particulier autour d’une reprise des discussions triparties en 2025 sur le futur de ce territoire (Decloitre, 2024b ; Decloitre 2024c ; Deleforterie, Detcheverry, 2024).
Une représentation des violences
Cette illustration a été réalisée en marge de l’atelier de cartographie sensible dont il sera longuement question un peu plus bas dans ce texte. La personne qui a dessiné ce « paysage » s’était approchée de l’atelier en cours, mais a préféré, au lieu de participer, produire directement cette image.
À gauche du dessin, c’est le corps de Jybril Salo, abattu par un e habitant e de Ducos. À proximité, on peut voir une tête coupée et un peu plus à droite le reste du corps. Cette représentation figure une rumeur, non vérifiée à ce jour, qu’une personne avait été décapitée dans le même quartier. Le bâtiment en haut, c’est le supermarché Vival de Koutio à Auteuil (ici nommé Super-U), qui a entièrement brûlé au tout début des événements. Enfin, à droite, on trouve un « mélange » de personnages : des gendarmes, un e manifestant e et un e habitant e. Les gendarmes tirent depuis leur véhicule blindé à roues de la Gendarmerie(VBRG) ou descendent en rappel depuis leur hélicoptère ; un e manifestant e lance un cocktail Molotov, et tout en bas, un e habitant e tient un fusil et vient de tirer sur Jybril Salo.
Pour un [4], qui est aujourd’hui en voie de « désescalade » et « pacification » (Darnault, 2024a, 2024b ; Maysounave, 2024 ; Tromeur, Waïa, 2024). Les manifestations indépendantistes contre le projet de loi constitutionnelle dédiée au dégel du corps électoral de la Nouvelle-Calédonie [5] — portées par la Cellule de coordination des actions de terrain [6] (CCAT) — sont présentées comme étant principalement à l’origine des événements de 2024, mais cinq autres points sont aussi évoqués pour expliquer les différentes racines ayant mené à cette explosion de violence :
e observateur ice éloigné e, la crise calédonienne reste tout autant énigmatique qu’éphémère, pouvant être simplement résumée en un conflit identitaire (Descheemaeker, 2024) opposant — dans une logique binaire — les « kanaks » aux « loyalistes »1. L’échec du référendum du 12 décembre 2021.
Organisé durant l’épidémie de covid-19, le dernier référendum d’autodétermination a réuni 96,5 % des suffrages en faveur du Non à l’Indépendance pour une participation s’élevant à 43,9 % du total des inscrit es (Tromeur, 2021). Avec une abstention de 56,1 %, — due principalement à l’appel au boycott des indépendantistes à la suite du refus du gouvernement français d’en reporter la date (Muckle, 2021, 2024b) —, la validité du référendum est contestée tant localement par le FLNKS et ses composantes, qu’internationalement (Tromeur, 2023 ; Waïa, 2023). À l’inverse, l’État Français et les non-indépendantistes considèrent que cette faible participation n’invalide aucunement le scrutin, et met définitivement fin à l’accord de Nouméa [7]. De fait, la vie politique calédonienne s’est construite, à partir de 2021, sur deux blocs diamétralement opposés : l’un militant en faveur de l’organisation d’un nouveau référendum, visant à finaliser le processus d’autodétermination/indépendance lancé depuis 1988 ; l’autre militant pour la réforme du système politique née des accords de Matignon-Oudinot [8] et de Nouméa, ainsi que la mise en place d’un nouvel accord tripartite définissant la place de la Nouvelle-Calédonie au sein de la France (Muckle, 2024b ; Nouvelle-Calédonie la 1re, Tromeur, 2024 ; Vandendyck, 2024).
2. La partialité et l’unilatéralisme de l’État français.
Dans le cadre du processus d’autodétermination du territoire, l’État français a été longtemps perçu comme un acteur « neutre » et « impartial » par les différentes forces politiques calédoniennes, garantissant la bonne mise en application des différents accords signés depuis 1988, permettant le dialogue et les négociations entre indépendantistes et loyalistes. Mais, depuis 2021, la France est accusée de prendre ouvertement parti en faveur des non-indépendantistes (Tromeur, 2023, 2024) dans les différentes négociations, tout en cherchant à imposer et forcer la mise en place de réformes (politiques, économiques, sociales) en Nouvelle-Calédonie (Muckle, 2024a), amenant de facto au « démantèlement » des différents acquis obtenus durant le processus de décolonisation mis en place par l’accord de Nouméa (König, 2024 ; ONU, 2024).
3. L’ingérence de l’Azerbaïdjan en Nouvelle-Calédonie.
L’Azerbaïdjan est impliqué, depuis le milieu de l’année 2023, dans de multiples opérations d’ingérence plus ou moins directes en Nouvelle-Calédonie (Leloup, 2024), en particulier au travers de ses liens avec le FLNKS et l’Union Calédonienne [9] (UC). Depuis juillet 2023, le FLNKS et l’UC sont ainsi membres de l’organisation non gouvernementale (ONG) Groupe d’initiative de Bakou (GIB), qu’ils ont cofondés avec d’autres mouvements indépendantistes [10] français. Localisée à Bakou, l’ONG est directement apparentée au Centre d’Analyse des Relations Internationales de l’Azerbaïdjan, et a pour objectif la lutte et l’éradication du colonialisme. Plus spécifiquement, la GIB vise à lutter contre le colonialisme français, à favoriser la coopération entre les différents mouvements indépendantistes des territoires d’outre-mer et à permettre la lutte et « l’émancipation totale de leurs peuples » (Centre d’Analyse des Relations Internationales, 2023). Or, cette ONG est accusée de n’être qu’un organisme de propagande dépendant directement de l’État Azerbaïdjanais (Pantz, 2024a, 2024b ; Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale, 2024b), qui participe — directement ou indirectement — à la « guerre d’ingérence informationnelle [menée par l’Azerbaïdjan] contre la France en ciblant ses Outre-mer » (Pantz, 2024b). En mai 2024, le Service de vigilance et protection contre les ingérences numériques étrangères (VIGINUM) met directement en cause l’Azerbaïdjan dans le cadre d’une campagne de désinformation massive accusant les forces de l’ordre françaises d’ouvrir le feu sur des manifestant es indépendantistes en Nouvelle-Calédonie (Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale, 2024a, 2024b). Ces différents liens amènent des personnalités politiques et scientifiques à accuser l’Azerbaïdjan d’être responsable de la crise calédonienne (Leloup, 2024 ; Pantz, 2024a, Vandendyck, 2024).
4. La déconnexion des élites et des partis politiques calédoniens avec la « Jeunesse », et en particulier la jeunesse kanake.
La jeunesse calédonienne « s’implique assez difficilement dans les moyens traditionnels de mobilisation, à savoir les partis politiques » (Pantz, 2021), dû en particulier à un désenchantement des instances institutionnelles/traditionnelles (Godet, 2024). Est aussi constaté un non-renouvellement généralisé des élus ; les hommes, souvent « quinquagénaires + » dominent l’appareil politique calédonien, quand la moyenne d’âge de la population est de 34-35 ans (Pantz, 2021). À l’instar de la France, cette situation se traduit par un fort recul de la participation électorale chez les 18-25 ans, qui privilégient d’autres modes politiques de mobilisation (association, syndicat, militantisme) pour agir en politique. Seuls les référendums d’indépendances sont à contrecourant de cette tendance ; la participation des « Jeunes » y explose, amenant certain es commentateur ices à formuler l’hypothèse « d’un soulèvement populaire référendaire s’accompagnant d’une politisation massive et rapide de la population » (Pantz, 2021), porté par la jeunesse. Cette hypothèse est directement reprise dans les analyses locales des événements de 2024, et en particulier au sein de l’UC. L’explosion de violence, en plus d’être assimilée à un soulèvement populaire global de la jeunesse pour l’indépendance, est aussi perçue comme un échec interne du parti, qui, en raison « d’un manque de travail de nos structures » (Union Calédonienne, 2024), a amené à une déconnexion croissante de la base militante et des cadres dirigeants, qui a abouti au « dérapage du 13 mai et par ricochet, l’arrestation de nos militants et responsables » (Union Calédonienne, 2024). La reconnexion et la réconciliation entre « les générations indépendantistes » deviennent alors l’un des enjeux majeurs de la formation, tout comme son rajeunissement (Union Calédonienne, 2024).
5. La ségrégation et la marginalisation de la jeunesse kanake au sein de la société calédonienne.
La jeunesse kanake vit dans des conditions sociales et économiques plus difficiles que les autres communautés, et est plus soumise à la précarité et au chômage (Pantz, 2021 ; Godet, 2024 ; Muckle, 2024a). De plus, la jeunesse kanake subit une ségrégation et est marginalisée au travers du stéréotype négatif du « Jeune », qui cible principalement les individus masculins kanaks (Pointel, 2024). Le quotidien des jeunes des « zones » (Pointel, 2024) les plus stigmatisées de Nouméa et du Grand Nouméa [11] est ainsi « mâtiné de violence, de grande précarité et de “ce petit fond d’injustice” qui plane depuis toujours sur leur existence. “Ils ne trouvent jamais de travail, même quand ils ont passé des diplômes en France…” » (Salvi, 2024). L’explosion de violence et l’implication de la jeunesse kanake sur les barrages est alors perçu autant comme une révolte politique que sociale et économique.
Ces cinq origines constituent aujourd’hui les principaux fondements du narratif analytique et explicatif de la crise calédonienne. Elles sont utilisées tant par des acteurs locaux, nationaux, qu’internationaux. Quatre de ces narratifs sont principalement produits par des universitaires, des chercheur [12] propre, façonnant le champ des possibles et des analyses en vue de la construction organisée d’un territoire [13] et des enjeux politiques l’affectant. Les quatre premiers narratifs appartiennent autant à la géopolitique théorique qu’à la géopolitique appliquée, quand le dernier provient d’une géopolitique populaire [14].
euses, des institutions politiques ou des personnels d’État, tout en s’incarnant à des échelles nationales et internationales (soit l’échec du référendum du 12 décembre 2021, la partialité et l’unilatéralisme de l’État français, l’ingérence de l’Azerbaïdjan en Nouvelle-Calédonie et la déconnexion des élites et des partis politiques calédoniens avec la « Jeunesse ») ; un seul est produit par des membres de la société civile et se métamorphose à une échelle locale et corporelle (la ségrégation et la marginalisation de la jeunesse kanake au sein de la société calédonienne). À regarder plus près, chacune de ces différentes explications théoriques peut elle-même s’incarner en tant que discours géopolitiqueCes discours géopolitiques sont tous aussi explicatifs que limitants. Ces analyses — conçues initialement comme « impartiales » et séparées des dimensions sociales, politiques et idéologiques des espaces (re)présentés — prétendent être des marqueurs durable de la « réalité/vérité » des territoires décrits. Mais :
La grande ironie de l’écriture géopolitique (...) est qu’elle a toujours été une forme d’analyse hautement idéologique et profondément politisée [15]. »
« elle n’a jamais été une activité objective et désintéressée, mais est une partie organique de la philosophie politique [16]. »— Agnew, Ó Tuathail, 1992
Comment alors se positionner et prendre en compte ces différents narratifs de la crise calédonienne, qui mettent en place et structurent un champ d’analyse totalisant ?
Le Projet
écrire
une île
un pays
où les êtres étaient
où les êtres étaient sans être
où les êtres sont sans être
sans dire
sans vie
sans voie
sans voix
sous la chape de
silence
et en coupe réglée
de la pensée unique »– Déwé Gorodé, Dire le vrai : poésies en dix-huit thèmes, 1999
La question du positionnement face à ces différents narratifs est au cœur même de mon choix d’organiser un atelier de cartographie sensible au Rex Nouméa. L’explosion de violence à la suite de la nuit du 13 mai fut accompagnée d’une puissante frénésie médiatique, plaçant soudainement la Nouvelle-Calédonie au sein de l’actualité nationale et internationale. S’en est suivi un foisonnement de narratifs géopolitiques sur les origines de cette violence. L’Azerbaïdjan est accusé dès le 16 mai 2024 par le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, de téléguider les émeutes (Leloup, 2024) ; l’idée que la nuit du 13 mai constitue de facto un coup d’État manqué amenant à une situation de « guerre civile » est ouvertement défendue dans une tribune du Journal du Dimanche le 21 mai 2024 (Vandendyck, 2024). Ce bouillonnement « d’actes de paroles » [17], concomitant au début de la crise calédonienne, n’a eu de cesse d’être développé et intensifié au cours des mois suivants cette crise — les cinq narratifs principaux ne cristallisant, in fine, qu’un résumé de cette effervescence lalomanique, qui participe à la mise en place d’un discours officiel et convenu de la crise calédonienne.
La cartographie sensible et radicale, par ses multiples positionnements théoriques, se constitue intimement comme un contre-narratif politique visant à la mise en débat, à l’interaction et à l’échange avec le public participant aux différents ateliers (Rekacewicz, 2021 ; Pointel, 2024). La création d’une carte sensible devient donc autant un objet politique qu’une mise en question fondamentale des narratifs et des représentations construites sur un territoire.
Il m’apparaissait alors pertinent de mettre en place un atelier de cartographie sensible revenant sur la perception des événements de 2024, dans la suite des différents ateliers précédemment organisés au sein du Rex Nouméa et lors de la Journée de l’Identité de la Jeunesse Nouméenne (JIJN) [18]. L’idée originelle m’avait traversé l’esprit au début de cette crise ; elle me semblait néanmoins impossible à réaliser tant pour des raisons pratiques que personnelles — le couvre-feu, les politiques de refoulement pratiquées par les « voisins vigilants » [19] et les barrages rendaient difficile voire impossible tous déplacements, tout en donnant une impression de danger permanent en ville. L’idée fut réactivée quatre mois plus tard par Philippe Rekacewicz alors que nous travaillions ensemble à l’édition de l’article « À Nouméa, “nouvelles” fêtes urbaines et cartographie sensible ». La situation ayant évolué, le projet me semblait alors beaucoup plus réaliste et envisageable.
Tel que projeté, l’atelier devait consister en une simple variation de l’exercice de la « carte d’identité », tel que décrit dans le fascicule Exercice de cartographie expérimentale : dresser ma « carte d’identité » de Philippe Rekacewicz [20]. Tout en gardant la démarche initiale des trois étapes de production (définition de l’intention, collecte, réflexion et organisation des données et informations, et production du document [carto]graphique) et les diverses améliorations personnelles apportées durant la JIJN [21], je souhaitais en changer le thème pour le transformer en celui « d’expérience du territoire calédonien à partir de la nuit du 13 mai ». En d’autres termes, je souhaitais que mes participant es « cartographient les événements » [22] de 2024 en Nouvelle-Calédonie.
Tout comme les ateliers précédents, organiser ce dernier dans le cadre du Rex Nouméa m’apparaissait comme l’option ayant le plus de chance de succès. Du fait de son positionnement géographique et symbolique au sein de la ville de Nouméa, je percevais le centre comme l’un des rares endroits ayant échappé à la violence urbaine, garantissant ainsi un environnement apaisé. De même, la forte concentration d’artistes en son sein me paraissait être un élément intéressant à valoriser face à une thématique aussi délicate. Enfin, ma connaissance des lieux et du personnel de l’ADAMIC me garantissait, dans cet espace, une réalisation sereine de l’atelier.
Le projet originel — intitulé sommairement « Ces trois derniers mois » — devait initialement regrouper cinq artistes professionnels de pratiques différentes (danse, rap, graph, etc.) évoluant au sein du Rex Nouméa. Je souhaitais y investir « l’âme » du Rex, les artistes l’animant et le constituant ; il m’était intéressant de voir comment leurs diverses « sensibilités » artistiques allaient s’exprimer dans les cartes produites. La prise de contact avec les artistes et le choix d’une date de rendez-vous furent entièrement organisés par Tehani Omar [23] — son enthousiasme et son implication sont directement à l’origine de la réussite de cette journée.
L’atelier
J’arrivais au Rex Nouméa le 29 août aux alentours de 9 h 30 pour mettre en place l’atelier de cartographie sensible. Il avait lieu directement dans le hall principal du Rex ; trois tables avec des chaises avaient été regroupées à l’écart. Le matériel de dessin et les supports papier étaient à la fois fournis par le Rex et moi-même, et j’ai personnellement apporté en plus des crayons-feutres et des crayons de couleur.
L’atelier devait débuter aux environs de 10 h pour se finir aux alentours de 12h-13h. Tehani m’a prévenu qu’il était possible que certain
es artistes ne puissent venir, voire qu’aucun e d’eux ne vienne ! Et c’est finalement ce qui arriva : aucun e des artistes, qui s’étaient pourtant engagé es, n’ont fait le déplacement. Nous décidions alors de proposer cet atelier aux personnels de la structure et aux « habitué es » des lieux qui étaient présent es, tout en rallongeant le temps consacré à cette activité — je quittais ainsi le Rex aux alentours de 16-17h.L’atelier pouvait alors commencer avec 6 personnes moi compris. Tout comme lors de la JIJN, nous pouvons caractériser les publics de l’atelier qui peut être scindé en trois profils : les « personnes de passage », les « personnes impliquées » et les « personnes investies » [24]. Les participant es étaient globalement de jeunes adultes. La majorité de ces personnes investies étaient des Kanaks (quatre personnes sur cinq) et des hommes de 18-26 ans (trois personnes sur cinq). Quatre d’entre elles travaillent au Rex Nouméa (deux stagiaires, un service civique et une animatrice de l’espace numérique du Rex). Deux personnes sur cinq avaient précédemment participé à un atelier de cartographie sensible.
Je connaissais personnellement la majorité des participant [25] personnelle avec ces personnes, tout comme l’existence de relations d’amitié (voire de confiance) avec plusieurs d’entre elles/eux est très certainement à l’origine de leur implication. Je n’avais généralement que très peu de liens avec les différentes personnes de passage, qui, bien qu’intéressées par l’exercice, n’ont jamais voulu y prendre part. Dans certains cas, la simple mention de la thématique de l’atelier suffisait pour les rebuter — dans ces circonstances, elles m’apparaissaient souvent comme angoissées et nerveuses.
es (quatre personnes sur cinq), que j’avais déjà rencontré durant mon service civique et mes « visites » au Rex. Cette « affiliation »La création des cartes sensibles
il t’appartient ô ma mère
il te revient ô ma sœur
d’essayer de le chercher
non à l’ethnologue
non au sociologue
de l’Occident capitaliste
non au missionnaire
“civilisateur” “pacificateur”
non au petit-bourgeois idéalistequi chanteront que
tu n’étais rien du tout »
— Déwé Gorodé, Selected poems of Déwé Gorodé, 2004
Cinq cartes sensibles ont été produites lors de cette journée en plus de ma propre création. Elles sont le fruit du travail de Aymeric, Édjé, Hélène, Noham et Valérie.
Impliqué dans les évènements de 2024 par ma présence sur le territoire, et ayant eu une expérience très personnelle vis-à-vis de cette période, je me sens incapable de commenter et de décrire les cinq autres cartes créées. Les biais personnels induits par les représentations et les discours produits depuis le mois de mai me semblant trop importants pour « interpréter » ces productions. J’en laisse donc l’interprétation et l’analyse détaillée aux lecteur
ices, me contentant de développer certains éléments de contexte pour la production de ces cartes.↬ Aymeric
Aymeric est un jeune adulte kanak en service civique au Rex Nouméa, qui anime l’espace public numérique du centre. Nous avions exposé ensemble nos productions numériques au Rex Nouméa lors du Motion Juice festival 2023.
Dans le cadre de sa terminale STD2A au Lycée Jules Garnier, il avait participé à un projet de cartographie sensible et réalisé l’îlot Émotions en tourbillons de la maquette du centre-ville de Nouméa, présent lors de l’exposition « UrbainS » [26]. Cette carte est techniquement inachevée ; Aymeric ayant dû quitter l’atelier à l’improviste pour s’occuper d’un adhérent. J’ai fait néanmoins le choix de l’inclure dans la catégorie des « personnes investies ».
↬ Édjé
Édjé est un jeune adulte kanak en stage au Rex Nouméa dans le cadre de sa formation en BAC PRO AMA — communication visuelle et Pluri média au lycée professionnel Saint-Joseph de Cluny. Je l’avais rencontré en 2023 lors de son précédent stage au Rex. Il était très enthousiasmé à l’idée de réaliser cet exercice.
↬ Hélène
Hélène est une adulte européenne, directrice de l’association Jeunes et Toiles, à l’origine du festival de cinéma La première séance. Elle anime l’espace numérique du Rex Nouméa depuis le départ de l’ancien animateur socioculturel en début 2024. Rencontrée durant mon service civique au Rex, j’appris à mieux la connaître à partir de mars 2024. Elle a mis plusieurs heures à composer sa carte.
↬ Noham
Noham est un jeune adulte kanak « habitué » du Rex Nouméa et de son espace numérique, rencontré lors de mon service civique. Il n’était pas vraiment intéressé par l’atelier, et décida d’y participer un peu par défaut — il n’avait jamais vraiment voulu prendre part aux précédentes séances. Il a mis, lui aussi, plusieurs heures à composer sa carte. Lors du rendu de sa production, il m’expliqua qu’après avoir pratiqué l’exercice, il en comprenait mieux l’intérêt.
↬ Valérie
Valérie est une jeune adulte kanake en stage au Rex Nouméa dans le cadre de sa formation en BAC PRO AMA — communication visuelle et Pluri-média au lycée professionnel Saint-Joseph de Cluny. Dans la même classe qu’Édjé, elle a décidé de nous rejoindre dès qu’elle a su qu’il allait participer. C’était la première fois que je la rencontrais. Dans le cadre de sa formation, elle avait participé à certains ateliers de créativité réalisés lors de la participation des terminales BAC PRO AMA — communication visuelle et Pluri média à l’exposition « UrbainS ». Elle reconnaît avoir eu beaucoup de difficultés à réaliser sa carte ; la majorité des participant es utilisent la liberté de l’exercice pour expérimenter et développer leur propre langage visuel, mais la grande liberté que laissent les consignes a été un obstacle pour elle, qu’elle a difficilement pu franchir. L’exercice lui paraissait obscur, difficile, elle n’en comprenait pas le sens.
Elle trouvait compliqué d’établir un lien entre les différentes étapes de créations : la mise en place et la collecte des informations étaient ainsi indépendantes de la réflexion et de l’organisation de ces données, eux-mêmes indépendants de la production du document [carto]graphique. Nous avons finalement terminé l’exercice à deux, dans une interaction originale : après avoir établi sa légende, je lui demandais de localiser directement sur la carte les différents lieux qu’elle avait référencés. Je lui ai demandé enfin de me montrer où se trouvaient géographiquement ces différentes émotions, qu’elle a alors dessinées sur la feuille de papier.
↬ Artème
Ma propre création cartographique reprend approximativement la trame des différentes rues/chemins d’une partie du quartier de l’Anse-Vata. Je gardais alors la maison d’un ami parti en France, située dans une impasse non loin du collège de Mariotti [27] et de l’appartement de mes parents — nommé « maison » dans la légende.
Dès la nuit du 13 mai, ces deux points géographiques devinrent rapidement mes « espaces de survie », formant mon espace de vie « étendu », celui où je me permettais d’exister. Comme la plupart des quartiers sud de Nouméa, la géographie de l’Anse-Vata se métamorphosa rapidement sous l’impulsion des « voisins vigilants », mettant en place un ensemble biopolitique [28] ségrégé et intensément surveillé. Des barrages volumineux et « sophistiqués » interdisaient toute libre circulation ; des gardes d’habitant es — se relayant nuit et jour — contrôlaient au faciès les différentes personnes souhaitant entrer ou sortir de ces zones. Une politique de refoulement était appliquée contre tout « étranger e », particulièrement contre les jeunes hommes kanaks.
Deux ensembles géographiques étaient ainsi « enfermés », avec une multiplication de barrages aussi bien aux marges qu’à l’intérieur des quartiers. Cette situation amena de facto mon enfermement dans cette maison, avec l’instauration d’une frontière invisible, que je traversais très rarement. Le contrôle biopolitique des « corps » mis en place par les voisins vigilants était pour moi une source de stress ; ainsi je me refusais longtemps à traverser les barrages et interagir avec ces surveillant
es « prévenant es ». Ils constituaient pour moi un danger faisant partie de l’insécurité ambiante, à éviter au maximum. Cet emprisonnement était renforcé par les expériences visuelles, sonores et olfactives que je percevais depuis la maison. Les multiples incendies touchant Nouméa à partir de cette nuit ont produit de très nombreuses et permanentes colonnes de fumées, dont l’odeur âcre emplissait les habitations en fonction du sens des vents.Le quartier de Tuband [29], isolé du monde par des barrages, amenait son lot de bruits d’explosions et d’armes durant la nuit. Les hélicoptères de la gendarmerie, les transports militaires français ou des appareils australiens et néo-zélandais survolaient le quartier jour et nuit — le son représenté sur la carte est particulièrement associé à un hélicoptère faisant la navette entre le Sud de la péninsule et les quartiers nord. Ce n’est guère étonnant, puisque les hôtels de la côte accueillaient l’ensemble des gendarmes, des Compagnies républicaines de sécurité (CRS) et du Groupe d’intervention de la Gendarmerie nationale (GIGN) venant de France. Il n’était pas rare de croiser d’importants convois de gendarmes sur l’axe principal reliant ces lieux au reste de la ville. Si le rouge est intimement associé à la violence, il m’est difficile néanmoins d’expliquer pourquoi j’ai privilégié des tons mauve et rose pour l’ensemble des autres figurés.
Épilogue
Dire le vrai
pour survivre
dire le vrai
sans retenue
sentir passer sous la peau le flux
de l’existence
trop de regards détournés
d’expressions frustréesQui viendra
parler à notre place
personne
tant mieux
le champ est ouvert
il faut l’occuper
vivre en soi
l’humain comme ultime finalité
tant pis si la parole vraie
nous expose à ceux qui se régalent
des risques que nous prendrons
à marcher pieds nus sur les verres brisés
de nos anciens mensonges
le vrai
d’une vie
le corps et la mémoire
à nu
aujourd’hui
qui n’est pas un jour banal
sinon
comment regarder en face
ceux qui viendront
nos enfants
dire leur chagrin
d’avoir été trompés
par l’arrogance
et autres tristes masques
récupérés en d’autres lieux
sur les cadavres d’autres combats »— Nicolas Kurtovitch, Dire le vrai : poésies en dix-huit thèmes, 1999
En me souvenant des interactions lors de cet atelier et en regardant ces cartes, une seule impression me vient pour les caractériser dans leur ensemble : la violence. Souffrance, peur, stress, isolement, colère, autant d’émotions produites par une violence viscérale qui touche la majorité des créateur
ices, et condense les représentations de leurs territoires. Elle est au centre de l’expérience sensible, à la fois responsable et support de la création [carto]graphique. Seule la carte d’Édjé y échappe — bien qu’on retrouve dans la légende le terme de « souffrance ».Quant à la mise en parallèle des cinq narratifs géopolitiques de la crise calédonienne avec ces six productions, elle ne fait que questionner encore plus la pertinence de ces représentations à structurer l’espace-temps calédonien, tant elles donnent l’impression d’être profondément en décalage avec les vécus sensibles produits. Cette dissonance apparait en particulier du fait de l’éloignement de la violence de la majorité de ces discours ; si elle est toujours plus ou moins présente, elle n’est pas le pivot de l’analyse, mais une conséquence plus ou moins (in)directe de cette analyse. Elle n’y est en rien un enjeu de maîtrise et de contrôle de ce territoire.
Seules la ségrégation et la marginalisation de la jeunesse kanake au sein de la société calédonienne placent la violence au centre de son analyse, en raison de l’importance accordée à la « modification coercitive du peuplement » (Rosière, 2021) en Nouvelle-Calédonie, soit la répartition de la population dans l’espace par la violence — origine et conséquence de la violence de cette crise de 2024.
Plus généralement, l’analyse des événements de 2024 comme résultat et renforcement de la modification coercitive du peuplement [30] de cet espace géographique apporte de nombreux modes explicatifs tant sur les dynamiques de populations que sur la crise calédonienne. La brusque modification de l’espace nouméen comporte beaucoup de similitudes avec les ségrégations et refoulements spontanés observées dans des situations « irlandisée » [31]. Les barrages, les manifestant es et les gardes/milicen nes sont autant de murs et de no man’s land qui refoulent et interdisent l’accès de territoires (aux kanaks, aux [néo] colons, à l’État français, etc.) ; la violence physique et les incendies d’habitations sont autant de modes permettant l’expulsion de certaines populations, produisant son flot de réfugiés et de déplacés dans l’agglomération du Grand Nouméa (telles les communautés européennes du quartier de Kaméré ou d’habitant es vivant dans la commune de Dumbéa [32]).
Mais le principal paradoxe reste que ces politiques coercitives sont utilisées uniformément par l’ensemble des acteurSaint-Louis est ici exemplaire : véritable ghetto fruit de la colonisation française [33], elle est l’un des épicentres des violences des événements de 2024. Depuis la nuit du 13 mai, des logiques de ségrégations et de refoulements sont mises en place par ces habitant es [34] (barrages, car-jackings, caillassages de voitures, coup de feu et attaques armées, etc.) (Salvi, 2024), coupant de facto les liens terrestres entre les communes de Nouméa et du Mont-Dore.
ices en présence. Le cas de la tribu deEn réponse, l’État français use des mêmes logiques de ségrégations et de refoulement pour isoler la tribu du reste du territoire au travers de la mise en place de deux imposants verrous de sécurité fortement défendus (Salvi, 2024), renforçant la ségrégation spatiale existant entre Saint-Louis et le reste de la commune du Mont-Dore.
Le quartier de Tuband constitue là aussi un exemple de cette utilisation unilatérale de la violence comme mode de gestion du territoire calédonien. Tout comme Saint-Louis, le quartier est l’un des épicentres de la nuit du 13 mai, et voit apparaitre des barrages de manifestant [35].
es ségrégeant et refoulant les personnes extérieures. À partir du 14 mai, les voisins vigilants isolent le quartier du reste de la ville par d’autres barrages, ségrégeant et refoulant les populations kanakes souhaitant y entrer ou sortirTout comme pendant la colonisation française et les « événements » de 1984-1988, la violence reste « structurante » dans la géographie calédonienne, qui continue à modifier de manière coercitive et multiscalaire ce territoire. Quelle que soit sa justification, elle influe grandement sur l’expérience sensible des habitant es de la Nouvelle-Calédonie, qu’elle soit consciente ou inconsciente, physique ou psychologique, directe ou indirecte. Elle structure les relations sociales sur un mode vertical entre « dominant es » et « dominé es », entre dépositaires de la violence (publique ou privée) et victimes en état de survie. « Oublier », « taire » cette violence dans l’analyse et les discours géopolitiques, (re)chercher un « retour à la normale » ne participe qu’au renforcement du processus d’irlandisation du territoire et des tensions, tant la violence est une « normalité » de la vie sociale calédonienne.
Rien n’est résolu de cette crise de 2024.
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