Le français au Canada : les faits et les lois

#langues #langage #francophonie #Canada #Québec

8 janvier 2025

 

Ce texte aborde les questions de linguistiques au Canada. S’appuyant sur des statistiques et des législations, il éclaire les particularités canadiennes du bilinguisme, qui ne cesse de progresser au niveau national. Malgré quelques différends administratifs, les autorités s’efforcent de respecter les droits linguistiques des minorités.

Par Louis-Jean Calvet

Linguiste
Édition et mise en place : Manon Mendret

En guise d’introduction

Pour qui s’intéresse aux politiques linguistiques, le Canada est à la fois un terrain de rêve et une véritable leçon de choses. On y trouve des lois linguistiques, des débats politiques, des statistiques relativement fines, de la néologie, de la variation… Bref, de quoi nourrir les réflexions et les études de linguistes, sociolinguistes, statisticiennes, lexicologues, etc.

Il faudrait des centaines de pages pour décrire et analyser finement cette situation. Nous nous contenterons d’éclairer certains points et de proposer une sorte de photographie nécessairement incomplète, en considérant essentiellement des questions démo-linguistiques et juridiques. Ce qui laisse de côté d’autres thèmes aussi passionnants, comme la variation géographique et sociale du français ou l’énorme effort de néologie. Mais il est intéressant de se pencher sur une question : des communautés de langues différentes appartenant à un même pays peuvent-elles vivre ensemble dans le respect des droits linguistiques de chacun ?

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Répartition des langues maternelles au Canada en 2001.
Source : Statistique Canada, recensements de 2001 à 2021.
Cartographie : Philippe Rekacewicz.

Les faits [1]

Le Canada est un pays majoritairement anglophone : Selon le recensement de 2021, « L’anglais est la première langue officielle parlée pour un peu plus de 75 %, contre 21,4 % pour le français [2] ». Le français et l’anglais sont les langues premières de près de 80% de la population, mais ces proportions varient considérablement d’une province à l’autre, d’un territoire à l’autre.

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Population selon la langue maternelle entre 1991 à 2021
Source : Statistique Canada, Recensement de la population de 1991 à 2021, questionnaires détaillés de 1991, 1996, 2001 et 2006, et questionnaires abrégés de 2011, 2016 et 2021.

Il y a 84,1% de francophone au Québec mais 0,5% à Terre-Neuve. Le français est présent de façon significative au Nouveau-Brunswick, et l’anglais, toujours comme langue première, est moins présent au Québec que des langues venues d’ailleurs (7,6 % contre 14,2 %).

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Source : Statistique Canada et recensements de 1971 à 2021.

Cette situation amène des interrogations sur le taux de bilinguisme. Le tableau ci-dessous montre qu’il y avait 18% de bilingues dans l’ensemble du Canada en 2021, et que ce chiffre augmente régulièrement. Des dix provinces, le Québec, le Nouveau-Brunswick et l’Ontario sont celles dans lesquelles on trouve le plus de bilingues. Mais ce bilinguisme est assez inégalement partagé : en 2021, pour l’ensemble du pays, seuls 7,4% des anglophones se déclaraient bilingues, contre 47,8% des francophones et environ 10% des allophones [3].

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Évolution du taux de bilinguisme au Canada entre 1971 et 2021.
Source : Statistique Canada, recensements de 1971 à 2021.

Comme toujours les chiffres donnent une image un peu réductrice de la situation. Mais ils pointent des évolutions et des problèmes. L’évolution la plus notable est le taux de bilinguisme, qui augmente continuellement. Durant l’année scolaire 2020-2021, près de 818 000 élèves du Québec et du Nouveau-Brunswick étudiaient l’anglais comme seconde langue (2,5 millions d’élèves le français ou l’anglais pour l’ensemble du Canada, dont 482 733 en classes d’immersion hors Québec) [4].

Quant aux problèmes, ils viennent de deux sources : une animosité ancienne entre anglophones et francophones, que les jeunes générations sont peut-être en voie de gommer et des conflits de compétences entre les différents niveaux de gestion politique du pays sur lesquels la prochaine partie se concentrera.

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Répartition des langues autochtones au Canada.
Cartographie : Philippe Rekacewicz.

Les lois [5]

De la loi constitutionnelle de 1867 jusqu’au deux récents projets de lois au Nuvanut (l’une sur les langues officielles et l’autre sur la protection de la langue inuite en 2008), le Canada s’est doté d’un arsenal de lois linguistiques, que tous les spécialistes du sujet devraient scruter.

Le pays est une fédération, avec un gouvernement fédéral, mais aussi dix gouvernements provinciaux et trois gouvernements territoriaux (Territoire du Nord-Ouest, Yukon, Nunavut). La loi constitutionnelle de 1867, dans son article 133, proclamait un bilinguisme institutionnel :

Dans les chambres du parlement du Canada et les chambres de la législature de Québec, l’usage de la langue française ou de la langue anglaise, dans les débats, sera facultatif ; mais, dans la rédaction des registres, procès-verbaux et journaux respectifs de ces chambres, l’usage de ces deux langues sera obligatoire. En outre, dans toute plaidoirie ou pièce de procédure devant les tribunaux du Canada établis sous l’autorité de la présente loi, ou émanant de ces tribunaux, et devant les tribunaux de Québec, ou émanant de ces derniers, il pourra être fait usage de l’une ou l’autre de ces langues. »

Mais le fédéralisme du pays complique la gestion de la politique linguistique. Si le droit pénal relève du gouvernement fédéral, le droit civil relève des provinces. Les langues pouvant être traitées à ces deux niveaux, la double juridiction peut générer des conflits. Une province peut légiférer en matière linguistique à condition que sa loi n’entre pas en conflit avec la loi constitutionnelle. Une province peut ainsi se doter d’un régime linguistique spécifique (l’Ontario, le Nouveau-Brunswick ou le Québec par exemple n’ont pas les mêmes lois), mais celui-ci ne s’appliquera pas à des entreprises relevant d’une loi fédérale. Par exemple, selon l’article 73 de la Charte québécoise de la langue française, pour qu’un enfant puisse recevoir un enseignement en anglais, il faut que son père ou sa mère aient elleux-mêmes reçu un enseignement en anglais au Québec. Or il y a, « enchâssée » dans la loi constitutionnelle de 1982, une charte des droits et des libertés qui stipule que tout enfant dont les parents ont reçu un enseignement en anglais ou en français au Canada ont droit au même enseignement. La Cour suprême du Canada a déclaré le 26 juillet 1984 que la « clause Québec » était, dans ce cas, inconstitutionnelle.

Plus généralement, la législation québécoise en matière de langues constitue une belle démonstration d’efficacité. La « loi 101 », votée en 1977 et devenue « Charte de la langue française », a en effet profondément modifié les pratiques et le paysage linguistiques. Comme le note Graham Fraser dans son ouvrage « Sorry I don’t speak French [6] » :

Peu à peu le français au Québec est devenu la langue des échanges publics et a perdu son caractère de code ethnique secret, connu des seules descendantes des colones présentes avant la conquête anglaise. Tous pouvant l’apprendre et le parler, le français orné d’un accent anglais (italien, grec ou créole) a cessé d’être un signal imposant le passage à l’anglais et s’est simplement établi en tant que langue des échanges publics parlée avec un accent. »

Bien sûr les débats continuent. Certaines francophones québécoises s’irritent d’entendre la « loi 101 » parfois appelée « Bill 101 », c’est-à-dire « projet de loi » en anglais, et non « Law 101 ». Mais cette loi est depuis longtemps passée dans les faits, le problème des migrantes a été réglé, les allophones du Québec, qui parlent chinois, italiens, allemands, polonais, etc., s’intègrent linguistiquement et le français y est devenu une « langue en partage ». Le Canada a adopté en 2013 une loi sur les compétences linguistiques, en 2019 une loi sur les langues autochtones, et enfin en 2023 une loi sur les langues officielles. Le Nouveau-Brunswick a adopté, entre 1969 et 2005, une dizaine de lois linguistiques, certaines abrogeant ou modifiant la précédente. L’île-du-Prince-Édouard a adopté en 1999 une loi sur les services en français, abrogée en 2013 et remplacée par une nouvelle loi sur le même thème [7] le Québec continue de légiférer (en 2002 une loi modifiant la Charte de la langue française et en 2022, une loi sur la langue officielle et commune du Québec, le français). Les Inuites du Nuvanut, qui sont moins de vingt-mille, voient leur langue dotée d’un statut.

Les panneaux de la diversité

Au Canada, un simple passant peut-être témoin des enjeux linguistiques du pays. Plusieurs agglomérations ont choisi de rendre bilingue, voire trilingue, leurs panneaux de signalisation.

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A Mistissini, au Québec, les stop sont traduits en Français et en Cri, la langue amérindienne la plus parlée au Canada. Dans la capitale, Ottawa, ces panneaux sont en Français et en Anglais. A Yellowknife, dans les Territoires du Nord-Ouest, la mairesse Rebecca Alty a choisi de rendre visible la langue des Dénés Couteaux-jaunes, un peuple présent avant la création de la ville, et en 2020, quarante stop ont été « sous-titrés » en Wılììdeh.

Mais ces efforts pour « montrer » la diversité ne sont pas du goût de tous. A Calgary, dans l’État d’Alberta, plusieurs panneaux ont été vandalisés dans le quartier Mission, qui fut autrefois un village francophone. Quelques mois après leur installation, le mot français arrêt a été recouvert de peinture noire.

Ironie du sort, les panneaux de signalisation canadiens sont plus francophones que les français. En France, les « STOP » utilisent le mot anglais. Les autorités françaises tenteront-elles aussi le bilinguisme ?

↬ Manon mendret

Sources des photos : Le Franco, Sept panneaux de signalisation bilingues vandalisés à Calgary, Geoffrey Gaye, 25 mars 2021 ; Radio-Canada, Des panneaux d’arrêt bilingues pour marquer l’héritage francophone de Calgary, 18 juin 2019, Photo : La Presse canadienne / Darryl Dyck ; Radio-Canada, Dawson installe 25 nouveaux panneaux d’arrêt bilingues en langue hän, 21 août 2024, Photo : Chris MacIntyre/CBC ; Panneaux de signalisation à Mistissini, comprenant des noms de rues et un panneau d’arrêt en trois langues (cri, anglais et français), Wikimedia common ; Radio-Canada, Nı̨̀ı̨̀kè : de nouveaux panneaux d’arrêt bilingues apparaissent à Yellowknife, 25 juin 2020, Photo : Radio-Canada / Mario De Ciccio." link>

En guise de conclusion

Vu de l’Europe, le Canada semble avoir mis en place un système évolutif qui tente de respecter les droits linguistiques des minorités (étant entendu que, selon les provinces, ces minorités peuvent être anglophones ou francophones). Les choses évolueront encore : il y aura toujours des anglophones pour se plaindre qu’on en fait trop pour le français, et des francophones qu’on n’en fait pas assez. La capitale fédérale d’un pays officiellement bilingue, Ottawa, n’est guère bilingue… Mais aux yeux du linguiste intéressé par les politiques linguistiques, le Canada est un véritable laboratoire.

↬ Louis-Jean Calvet