Touristes et migrants : collision en gare de Côme

#Migrations #Asile #Italie #Suisse #Tourisme #Frontières

26 août 2016

 

Il n’y a pas que sur les îles méditerranéennes qu’ont lieu ces rencontres improbables entre touristes et migrants, ces « collisions » entre deux humanités qui se croisent souvent sans se voir (lire sur ce sujet « La Méditerranée plus loin que l’horizon »). Cet été, c’est arrivé à Côme, à deux pas de là où l’on vit, loin des rivages maritimes.

par Cristina Del Biaggio

Côme (Italie), 1er août 2016. Sur quelques dizaines de mètres carrés, les protagonistes semblent jouer sur un plateau de théâtre à ciel ouvert. C’est l’impression que j’ai eue en observant les mouvements et discours de la constellation d’acteurs improvisés présents dans et aux alentours du campement de migrants et de réfugiés de cette ville du Nord de l’Italie, à quelques kilomètres de la frontière suisse.

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Le parc en face de la gare de Côme.
Photo : Alberto Campi, 2016.

Ville-symbole de la production de soie jusqu’à la fin des années 1980, Côme a connu une forte désindustrialisation avant de réinvestir dans le secteur du tourisme. La cité elle-même, mais aussi sa région pré-alpine et lacustre, attirent un grand nombre de touristes. Riches et célébrités, comme l’acteur George Clooney, sans doute fascinés par ses montagnes qui tombent à pic dans le lac, y ont élu demeure.

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De Côme à Chiasso.
Fond de carte Open Street Map (OSM), 2016.

La gare internationale de Côme, située sur une petite colline aux abords de la ville, est la porte d’entrée des touristes – en tout cas pour ceux qui n’ont pas les moyens de se faire héliporter. C’est là que les taxis les attendent. Les voitures sont stationnées sur une file entre le bâtiment de la gare et le parc adjacent où, depuis juillet 2016, les migrants ont établi un campement de fortune. À quelques mètres, la Croix-Rouge a installé deux containers donnant accès à des équipements sanitaires. C’est aussi à cet endroit qu’une association suisse, Firdaus, prépare une table avec un drapeau de la paix en guise de nappe, et y dépose quotidiennement de quoi nourrir 500 personnes. C’est là que des personnes sans domicile fixe se voient « confisquer » leur lieu habituel de repos par les migrants. C’est là enfin, que les forces de l’ordre essaient de « garder la situation sous contrôle ». Beaucoup d’acteurs, donc, sur un périmètre limité.

Regardons d’un peu plus près ce qui se passe dans la file de taxis.

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Distribution des repas dans le parc en face de la gare de Côme.
Photo : Alberto Campi, 2016.

Lors d’un précédent travail de terrain mené avec le photographe Alberto Campi à la frontière entre la Grèce et la Turquie en 2012, j’avais déjà écouté attentivement les chauffeurs de taxi. Pour eux, l’arrivée de migrants en grand nombre souhaitant rejoindre Athènes était une véritable aubaine (lire notamment « Dans la région de l’Evros, un mur inutile sur la frontière gréco-turque »). Les transports publics étant relativement rares, les taxis « convoyaient » les migrants de la frontière jusqu’aux gares ferroviaires de la ligne Orestiada-Alexandropouli. Les chauffeurs s’activaient très tôt le matin, s’arrachant les migrants qui « sortaient de la forêt » - en réalité une zone de verdure longeant le fleuve Evros, frontière entre les deux pays. Un militant de la région expliquait qu’il y avait eu des bagarres entre eux pour s’accaparer les migrants, mais que, finalement, ils avaient réussi à s’entendre pour se partager ce lucratif marché.

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Panneau d’information sur les colonnes des arcades de la gare de Côme.
Photo : Alberto Campi, 2016.
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Les touristes à la gare de Côme.
Photo : Alberto Campi, 2016.
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Les arcades de la gare de Côme.
Photo : Alberto Campi, 2016.

À Côme, les taxis ne se battent pas pour conduire des Somaliens ou des Érythréens. Ils recherchent plutôt les « autres » étrangers : les touristes aisés. Migrants et touristes ne se croisent pratiquement jamais, mais en raison des fermetures successives des routes migratoires et des points de passage dans l’espace Schengen, les premiers voyageant du Sud vers le Nord, avec pour tout bagage des sacs en plastique, croisent les seconds qui débarquent avec leurs lourdes valises sur le chemin de l’hôtel. Les migrants, eux, ne possèdent qu’une simple couverture, au mieux une tente. La plupart dorment à la belle étoile dans le parc.

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Petite géographie des alentours de la gare de Côme.
Esquisse : Philippe Rekacewicz, 2016.
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Le parc en face de la gare de Côme.
Photo : Alberto Campi, 2016.

Entre le parc et la gare, la voie utilisée comme dépose-minute et la file d’attente des taxis sont une sorte de « ligne frontière »… En principe, les touristes ne vont pas dans le parc où patientent les migrants, et les migrants ne s’approchent pas de la gare, sauf bien sûr quand leur train arrive. C’est pourtant ici, sous les arcades extérieures de la gare, que ces deux mondes « entrent en collision », quand une partie des migrants « traversent la frontière » (c’est-à-dire la ligne d’attente des taxis) pour s’installer sous les arcades qui donnent accès au hall principal de la gare. Les touristes qui veulent prendre le taxi doivent quasiment enjamber les migrants… Sans cette « transgression », ils ne s’apercevraient de rien.

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Sur le quai de la gare de Côme.
Photo : Alberto Campi, 2016.
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Touristes en gare de Côme.
Photo : Alberto Campi, 2016.

On peut laisser traîner ses oreilles du côté des chauffeurs de taxis qui attendent leurs clients pour se faire une idée de leur perception de cette réalité. Petit monologue restitué entre un chauffeur bavard et un chauffeur muet :

— Tu vas voir, là ils sont calmes, mais ils viennent d’arriver. Un ou deux mois, et ils vont commencer à s’enivrer, à se droguer.
—  …
— Tu sais, le passage coûte 3 000 euros, ils ont bien l’argent, donc…
—  …
— Le fait est que tous les autres passages sont fermés, ils ont fermé en France et en Autriche, et maintenant c’est nous qui les avons ici.
—  …
— Mais comment vont-ils faire, les touristes pour sortir de la gare ? Bientôt ils seront obligés de sauter par dessus tous ces migrants !
—  …
— Il faut au moins qu’ils nous laissent un espace libre, car sinon on va pas travailler. »

Visiblement irrité, un des chauffeurs décide d’aller voir le petit groupe d’agents de police qui surveillent la situation. Puis il revient vers son collègue, avec un petit sourire au coin des lèvres. Quelques minutes plus tad, des migrants se lèvent, plient leurs couvertures et quittent l’entrée de la gare où ils étaient installés.

— Tu vois, ils commencent à partir… La police a dû enfin réagir, et du coup, maintenant, on peut bosser tranquille ! »

Satisfait, le taxi bavard se tait, convaincu que la police a fait son boulot. En réalité, le train pour Chiasso, en Suisse, arrivait en gare. Les migrants ont filé sur le quai pour monter à bord. Train de l’espoir s’il passe la frontière, train du désespoir s’il s’arrête avant.

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