Les séries cartographiques en question

20 septembre 2022

 

Les éditions Parenthèses viennent de publier La Carte de France, un grand livre de cartographie qui détaille l’histoire des orientations—politiques, militaires, et d’aménagement du territoire— et l’évolution des techniques de fabrication de la production cartographique d’État de la France. Couvrant une période qui commence avec la carte des Cassini, au milieu du 18è siècle, et s’arrête à l’orée de la numérisation, la taille du corpus étudié permet d’apprécier l’organisation en différentes échelles, séries… d’un corpus massif mais paradoxalement mal connu. Nous avons demandé à son auteur, Jean-Luc Arnaud, de présenter ce livre, en quelques bonnes pages tirées de l’introduction.

par Jean-Luc Arnaud

Architecte et historien, CNRS, université d’Aix-Marseille.
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Le livre La Carte de France est consacré à la cartographie produite ou bien publiée au cours des deux cent cinquante dernières années par les principaux établissements nationaux qui en ont été chargés. Il s’agit tout d’abord du Dépôt de la guerre qui devient ensuite le Service géographique de l’armée (SGA) puis l’Institut géographique national et enfin, en 2012, l’Institut national de l’information géographique et forestière (IGN). Cet établissement est à l’origine de l’équipement cartographique national de base mais il ne dispose pas du monopole de la production. Le ministère des Travaux publics, celui de l’Intérieur ou encore de l’Industrie, les collectivités territoriales, des éditeurs privés… apportent aussi leur contribution à la production cartographique française. La plupart de leurs publications en la matière sont néanmoins des dérivés des documents de base. Pour leur part, les cartes thématiques, chacune consacrée à une région ou bien à un sujet particulier, pourraient occuper plusieurs volumes  ; on en a restreint la liste à celles directement issues des séries nationales, qui, de fait, constituent les principales descriptions thématiques du territoire français. Ainsi, ce livre se concentre sur les cartes topographiques, bases d’une grande partie des autres produits cartographiques. Malgré ces restrictions, le corpus regroupe plusieurs dizaines de milliers de documents.

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Entre les monographies et la production numérique — Les séries cartographiques

Les cartes présentées constituent le socle de la cartographie de la France. À ce titre, elles sont plutôt détaillées  ; l’échelle de réduction varie généralement entre le 1:10 000 — un centimètre sur la carte correspond à cent mètres sur le terrain — et le 1:200 000 — un centimètre correspond à deux kilomètres (à cette échelle, la carte de France mesure environ cinq mètres de côté). Plus le taux de réduction est faible, plus le document qui en résulte est grand : la carte de France au 1:25 000 par exemple ne mesure pas moins de quarante mètres de côté. Or, il n’est pas envisageable ni d’imprimer ni de manipuler des documents de cette taille, ils sont donc chacun publiés en plusieurs feuilles. Les cartes partagées en plusieurs feuilles sont désignées séries cartographiques ; les cartes en une seule feuille sont des monographies.

Une série est donc une figuration pour laquelle le rapport entre l’étendue du territoire représenté et l’échelle de réduction donnerait lieu à une carte trop grande pour qu’il soit envisageable de l’imprimer sur une unique feuille de papier. Le partage de l’information entre les différentes feuilles d’une série cartographique a une forte incidence sur le résultat obtenu car il interdit une vision synoptique de la carte. Autrement dit, chaque carte de France organisée en série comporte une multitude de données locales, plus ou moins détaillées en fonction de l’échelle de réduction, mais elle ne figure jamais la France comme un ensemble.

Deux raisons principales sont à l’origine de cette particularité des séries cartographiques. Tout d’abord l’assemblage des feuilles est une opération à peu près impossible pour peu que sa taille dépasse quelques mètres de côté. Les seuls exemples sont récents et ils ont été réalisés dans le cadre d’événements de courte durée. Mais, dans ce cas, si la carte présentée laisse une forte impression sur les visiteurs, ce n’est pas tant pour l’image générale qu’elle donne que pour son étendue et pour la masse de travail qu’elle représente. Par ailleurs, le code graphique utilisé pour ces cartes est conçu de manière à figurer un maximum de détails pour une consultation rapprochée. Les cartes topographiques s’examinent à des distances qui varient entre quelques décimètres et quelques centimètres, une loupe est parfois requise pour en saisir les détails. Dans ce contexte, les dizaines de mètres de recul nécessaires pour embrasser les larges assemblages donnent une image assez floue qui exprime mal les éléments structurants du territoire à l’échelle de l’ensemble observé. Les rédacteurs des cartes géographiques destinées aux salles de classe ou encore la plupart des auteurs de fresques cartographiques ont bien compris que si la taille des signes conventionnels de la carte n’est pas adaptée à la distance d’observation, les informations portées par les documents sont illisibles.

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Dans son bureau de Saint-Mandé, la dessinatrice utilise un cercle porte-outils sur un film transparent recouvert d’une couche à graver. AU premier plan, une boîte à outils de gravure.
Archives IGN, vers 1960.

Pour la France, la première série cartographique importante est la carte de Cassini publiée à partir de 1756, elle compte 181 feuilles. À l’autre extrémité de la période examinée dans ce livre, les années deux mille sont marquées par une évolution du mode de production qui donne lieu au déclassement des séries cartographiques. Ce livre traite donc de l’ensemble de la période au cours de laquelle des séries cartographiques ont été publiées pour figurer le territoire national. Les cartes imprimées en plusieurs feuilles et antérieures à celle de Cassini sont considérées comme des monographies partagées en feuilles plutôt que comme des séries puisqu’elles sont a priori destinées à être assemblées.

Actuellement et depuis une quinzaine d’années, les cartes sont produites sur des supports numériques. Leur version native n’est plus une figuration graphique mais une base de données. Le découpage en feuilles intervient seulement à la fin du processus de production pour préparer l’impression des documents, mais il n’a aucune incidence sur le déroulement du travail de cartographie. On continue bien à produire des cartes qui ressemblent à des séries mais c’est uniquement pour les livrer sous une forme manipulable et pour un usage particulier. Cet usage devient de plus en plus marginal face à la croissance de l’exploitation des données numériques. Ainsi, le changement de format des feuilles imprimées de la carte topographique à l’échelle 1:25 000 en 2015 n’a eu aucune incidence sur le travail de cartographie. Seul le travail d’édition a changé, ce qui témoigne bien de la manière dont la production cartographique proprement dite d’une part et la fabrication des versions imprimées d’autre part ont été déconnectées par la généralisation des bases de données. La commercialisation de la carte au 1:25 000 sous forme numérique et découpée par dalles de dix kilomètres de côté, le service en ligne La carte à la carte de l’IGN qui propose des documents personnalisés, le développement des aspects touristiques de la carte au 1:25 000 constituent autant de nouvelles pratiques qui confortent cette analyse.

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Chaque série cartographique peut être présentée de deux manières différentes. Soit on la considère comme un objet manufacturé fini, approche opératoire pour les petites séries, produites d’un bloc et rapidement. Soit, on envisage la production d’une série comme un processus et dans ce cas on s’intéresse aux hésitations, aux essais et aux erreurs, aux changements d’objectif, aux transformations des savoir-faire ou encore à l’évolution des techniques. C’est ce point de vue qui a été adopté ici. Pour chaque série, il rend compte des vicissitudes qui ont présidé à sa production  ; elles sont d’autant plus importantes que la série compte un plus grand nombre de feuilles et que sa période de service a été longue. Ainsi, cette histoire de la cartographie est-elle nourrie à la fois d’histoire militaire, d’histoire des techniques, d’histoire administrative et d’histoire politique.

Sources

Les sources mobilisées s’organisent en deux catégories principales. J’ai tout d’abord exploité les publications des trois organismes qui ont successivement produit la plus grande part de la cartographie française. Il s’agit des Mémorial(s) publiés par le Dépôt de la guerre à partir de 1802, des rapports d’activités du Service géographique de l’armée, de l’Institut géographique national et des catalogues de leurs publications. J’ai aussi mobilisé les quelques synthèses publiées par le personnel de ces établissements. Ces documents sont surtout composés de textes mais ils comportent aussi de multiples documents graphiques : tableaux d’assemblage, schémas de triangulation, croquis d’instruments, reproductions…

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Un des premiers exemples de figuration du relief tracé à partir de relevés détaillés, la carte de la Corse au 1:100 000 publiée en 1824 par le dépôt de la guerre. Le résultat est d’autant plus remarquable que l’orientation générale du relief se prête bien à l’angle d’éclairage retenu.
Document IGN.

La seconde catégorie de sources est composée par les documents cartographiques eux-mêmes à la fois dans leurs versions publiées et, lorsqu’elles ont été conservées, dans leurs multiples versions préparatoires, depuis les relevés de terrain, jusqu’aux bons à tirer de l’imprimerie en passant par les différentes étapes d’établissement des minutes. La cartothèque de l’IGN, qui conserve cette documentation, constitue la principale ressource documentaire de ce livre. Il faut néanmoins remarquer que toutes les collections présentent des lacunes. C’est évident pour les établissements universitaires et/ou les collections locales, mais celle de l’IGN, héritier direct du Service géographique de l’armée et du Dépôt de la guerre, ou bien celle du département des cartes et plans de la Bibliothèque nationale de France, qui bénéficie de la procédure de dépôt légal, comportent l’une et l’autre des lacunes. Elles sont d’autant plus importantes que les publications sont plus anciennes ; plus rarement, elles concernent aussi la production des dernières décennies. Cette situation trouve une grande part de son origine dans le caractère stratégique de la production cartographique. En effet, les militaires ont besoin de cartes à jour et surtout, ils doivent tous disposer des mêmes documents pour échanger des informations. Suivant cet impératif, conserver une édition ancienne, c’est courir le risque de l’utiliser par erreur et de décider d’interventions qui se révèlent irréalisables ou dangereuses. Par exemple, en période de conflit, la destruction d’un pont peut donner lieu à une nouvelle édition de la feuille qui le représente. D’un point de vue graphique, la différence entre les documents est dérisoire, ne concernant que quelques millimètres carrés, mais d’un point de vue militaire, l’existence ou non d’un pont peut se révéler cruciale. Ainsi chaque livraison d’une nouvelle édition donne lieu à la destruction des stocks de l’édition précédente. Par ailleurs, la cartographie est un matériel sensible, une place menacée par l’ennemi doit détruire son matériel cartographique avant toute reddition. Certains documents plus stratégiques que les autres portent des indications en ce sens. C’est pourquoi j’ai aussi mobilisé les ressources d’autres établissements, plusieurs cartothèques universitaires, le Service historique de la Défense et la Bibliothèque nationale de France.

Ces deux catégories de documents sont complémentaires mais leur complémentarité n’est opératoire que lorsqu’elles sont appariées. Or, certaines cartes ne sont pas toujours désignées de façon identique en fonction des sources qui en rendent compte et leur mise en correspondance s’est avérée parfois difficile à opérer. Tout d’abord, certaines séries mentionnées dans les textes n’ont pas été retrouvées dans les collections. C’est le cas d’une partie de la production des années 1860-1870 pour laquelle les résultats des multiples essais des nouvelles techniques d’impression n’ont pas été conservés. À l’inverse, certaines productions semblent avoir échappé aux rapports et aux catalogues comme une carte des Vosges par exemple. Ce décalage est lié au caractère militaire de la production  ; de toute évidence, les rapports et les catalogues sont sélectifs. On s’en rend compte grâce à quelques oublis dans certains rapports et, pour la production de la Grande Guerre, en confrontant le rapport officiel des travaux avec un catalogue confidentiel, tellement confidentiel que l’on n’en a trouvé qu’un seul exemplaire, non relié et incomplet. Enfin, les documents ne sont pas signés et ils ne portent pas toujours de titre générique. Dans cette situation, il n’est pas aisé de rattacher une feuille isolée à la série dont elle dépend. C’est d’autant plus difficile que le partage d’une collection en séries et sous-séries n’est pas une science exacte et que, entre l’IGN, la Bibliothèque nationale de France et les cartothèques universitaires, dont les vocations et les usages de la cartographie sont différents, on note des disparités entre les choix opérés pour composer les séries.

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À la veille de la seconde guerre mondiale, le Service géographique de l’armée exploite quinze stéréographes Poivilliers. Chaque appareil, couplé à une table de traçage, mobilise deux opérateurs. Atelier de la Rue de Grenelle, vers 1935.
Archives IGN.

Dans ce contexte, la liste des séries décrites dans ce livre résulte d’une construction ad hoc. Elle a été l’objet de multiples hésitations quant à l’opportunité d’isoler ou bien de regrouper certains documents. Pour chaque mutation, il n’est jamais aisé de faire la part entre les similitudes et les différences, et décider s’il s’agit d’une évolution de la série ou bien de la création d’un nouveau document. Par exemple, la couverture générale de la France à l’échelle 1:50 000 — 1905-2010 — a été partagée entre deux notices principales séparées par la Première Guerre alors que dans certains établissements la ligne de partage est placée au milieu des années soixante-dix, au moment où les feuilles sont livrées sous forme pliée. A contrario, on a choisi de regrouper les trois versions successives de la carte à l’échelle 1:200 000 publiée à partir de 1888, malgré les importantes modifications dont elle est l’objet en 1912 puis en 1942.

État de l’art — objectif

Il est tout d’abord remarquable que la période traitée n’est pas la plus prisée par les historiens de la cartographie. Les documents de cette période sont peu étudiés alors même que, depuis le milieu du XIXe siècle, les cartes en série représentent la plus forte part de la production. Plusieurs raisons sont à l’origine de ce délaissement. De manière générale, l’histoire de la cartographie traite de documents plus anciens et moins abondants mais qui concentrent l’intérêt des collectionneurs. Ces travaux prennent le plus souvent la forme de monographies  ; chaque auteur traite d’un document, parfois d’un groupe restreint de documents, produit à un moment donné, par une instance donnée. Or, non seulement la cartographie dont il est question ici est trop récente et imprimée sur des supports de trop mauvaise qualité pour susciter leur intérêt mais encore, elle a donné lieu à des masses documentaires considérables incompatibles avec la pratique de la monographie. Ensuite, et pour les mêmes raisons, ces documents sont peu ou mal catalogués dans les cartothèques  ; le travail d’inventaire et de description reste à faire. Enfin, ces documents sont considérés comme le produit de savoir-faire techniques qui transcrivent l’organisation de l’espace sur le papier. Pour cette raison, cette production est plus souvent utilisée par les historiens comme source d’informations ponctuelles, pour localiser des lieux, que comme un objet d’étude. Depuis quelques décennies toutefois, les travaux plus transversaux se multiplient  ; ils sont chacun consacré à une question ou bien à un terrain particulier.

Ce livre se situe entre ces deux pratiques. Il propose tout d’abord de combler un vide  ; aussi paradoxal que cela paraisse, il a peu d’équivalents, aussi bien pour la France que pour les autres pays du monde. Par son organisation, il s’adresse à tous ceux qui s’intéressent à la cartographie et à son histoire. De manière plus particulière, il est aussi destiné aux conservateurs de cartothèques qui rencontrent souvent d’importantes difficultés à organiser les collections.

L’ouvrage se compose de deux parties. Plusieurs aspects de la production cartographique traversent l’ensemble de la période considérée  ; ils sont traités de manière thématique à travers les sept chapitres de la première partie. La seconde, consacrée à la présentation des documents, est organisée série par série, suivant l’ordre chronologique du début de leur publication. Pour chaque série, la présentation de sa version principale est complétée par des notices qui traitent de ses éditions particulières et des cartes dérivées. La notion de cartes dérivées est ambiguë, elle l’est d’autant plus que certains dérivés sont eux‑mêmes à l’origine d’autres dérivés et il existe aussi des dérivés qui se substituent à la série dont ils sont issus. Mais ce mode d’exposition des données montre que si la majorité de la production est organisée suivant des principes de complémentarité, on note aussi des concurrences, des hybridations, des contaminations…

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Une centaine de tableaux d’assemblage

Chaque série cartographique regroupe plusieurs feuilles. Leur répartition sur le territoire représenté tient ses particularités du mode de découpage adopté et du périmètre considéré. Pour en rendre compte de manière synthétique, on utilise des documents graphiques désignés « tableaux d’assemblage ». Sur un fond qui représente l’organisation générale de la zone considérée, chaque tableau figure les périmètres des feuilles et leurs désignations particulières. Il constitue une porte d’entrée dont le passage est obligatoire pour consulter les documents proprement dits. Or, les tableaux d’assemblage d’origine sont souvent lacunaires lorsqu’ils ne sont pas introuvables, pour les séries les plus anciennes en particulier. Ceux qui sont disponibles présentent parfois des contradictions et sont de formats trop différents pour envisager de les reproduire directement. Aussi, tous les tableaux d’assemblage publiés ici ont été redessinés sur la base d’un code graphique homogène qui en facilite la confrontation et la consultation.

↬ Jean-Luc Arnaud