La cité côté jardin

#politique #villes #paysage #imaginaire

6 mai 2022

 

Selon l’indicateur du WWF, le 5 mai 2022 est, pour la France, le Jour du dépassement, ce qui signifie que le pays a consommé en quatre mois les ressources naturelles qu’il génère en une année. Pendant ce temps, le changement climatique pèse de plus en plus sur nos existences, la sécheresse sévit, les campagnes ont soif. Deux situations pour une même cause : des politiques libérales qui mènent à l’épuisement de la Terre. Dans un exercice très personnel et subjectif, l’autrice montre en sept cartes comment des systèmes politiques peuvent façonner les paysages.

par Agnès Stienne

Oh la la, ça brûle au Brésil ! Oups, ça brûle en RDC ! Oh, mais ça brûle aux États-Unis ! Ouille ouille ouille, ça brûle en Russie ! Aïe, au Canada aussi ça brûle ! Oui, en Indonésie ça brûle aussi beaucoup ! Et en Chine aussi ça brûle ! Même en Suède ça brûle ! Et au Laos ! Et en Bolivie ! Ça brûle en Birmanie ! Ça brûle en Angola ! Ça brûle au Mozambique ! Ça brûle en Malaisie ! En Finlande ! En Colombie ! Au Paraguay ! À Madagascar ! Ça brûle en Allemagne ! En Zambie ! Au Pérou ! En Inde ! Au Liberia ! Ça brûle en Australie ! Ça brûle en Thaïlande ! Ça brûle au Vietnam ! En Côte d’Ivoire ! En Argentine ! Au Cameroun ! En Guinée ! En Tanzanie ! Au Mexique ! Au Cambodge ! En Sierra Leone ! En France ! Ça brûle au Ghana ! Ça brûle au Nigeria ! Ça brûle en Turquie ! Ça brûle en Pologne ! Au Nicaragua ! En Papouasie-Nouvelle-Guinée ! En Espagne ! En Nouvelle-Zélande ! Au Chili ! Ça brûle en Norvège ! Ça brûle en Biélorussie ! Ça brûle en Centrafrique ! Ça brûle au Honduras ! Ça brûle au Venezuela ! Ça brûle en République tchèque ! Ça brûle au Congo ! Ça brûle ! Ça brûle ! Ça brûle !

Partout ça brûle. La forêt. Partout. Partout la forêt brûle. Partout ça brûle.

Les cités médiévales étaient construites de telle sorte que les habitations étaient tenues à l’écart des incendies de forêt par une succession de ceintures pare-feux : d’abord les potagers, venaient ensuite les cultures, puis les prairies. Sans savoir vraiment où cet exercice me mènerait, j’esquissais la représentation d’une ville moyenne actuelle structurée sur ce modèle. D’un autre côté, protéger les habitations de la propagation des feux de forêt c’est bien, protéger la forêt des feux, c’est carrément mieux. Un premier dessin m’aiderait à y voir plus clair.

Papier, crayon graphite en main, je traçais en cercles concentriques et réguliers la ville, ses pare-feux, la forêt en exploitation et la forêt laissée en libre évolution. Soudain l’évidence m’apparut dans toute son ironie : ce que tu dessines ma fille, c’est l’ordre ! L’ordre ? Comment ça l’ordre ! La police, les matraques, les régimes totalitaires ? Certes les pare-feux sont bien ordonnés et calibrés, c’est un peu l’objet de cette figure, non ? Montrer comment protéger les zones d’habitations des feux de forêt. Mais dans la cité proprement dite, les bâtiments, les maisons, les potagers, les places, les parcs, tout ça c’est le désordre absolu ! Je regardais ma feuille de papier dubitative, main et crayon restèrent en suspension dans l’espace quelques instants, indécise. La main reposa le crayon.

Le chiendent c’est une vraie chienlit. Surtout quand on le laisse pousser à sa guise, marcotter de-ci de-là, envahir plates-bandes et potager. Je donnais des coups de binette énergiques pour arracher une bande d’herbes malvenues autour de mes carrés potagers bien délimités. Dans ma tête c’était le chaos : ordre, désordre, ordre, désordre… c’est quoi l’ordre, c’est quoi le désordre ? Quel rapport avec la forêt, les méga-feux, la cité et ses pare-feux ? Vraiment ces herbes sont difficiles à arracher, le sol est tellement sec ! Depuis le temps que je dis qu’il faut que je sème du trèfle dans les allées ! C’est bien joli de faire la maline sur Visionscarto mais pendant ce temps, dans le jardin, c’est une vraie pagaille ! Oh, le beau pissenlit ! Si l’ordre c’est un régime totalitaire, le désordre c’est l’anarchisme ? Mais non voyons, ça c’est ce que les libéraux veulent faire croire pour décrédibiliser un système de démocratie directe. La vraie démocratie en quelque sorte. Ouais. Bon alors, est-il possible d’associer symboliquement le paysage d’une ville inscrite dans son environnement à un système politique ? Dit autrement, peut-on imaginer la physionomie d’une ville matérialisant le système politique qui la gouverne et son rapport à la forêt ou à la nature ?

Sept cartes devraient y suffire ! J’aime bien sept. On peut en concevoir bien d’autres très différentes, y compris pour un même système, c’est assez subjectif comme approche. Quelques mots-clés, moins subjectifs ceux-là, dont la liste n’est pas exhaustive, donnent des indications plus précises sur les régimes décrits. Chaque tableau peut nous inspirer un récit mais je me limite à une brève présentation de l’ensemble.

La cité côté jardin, de l’anarchisme à l’ultralibéralisme

Imaginez des rues pleines d’enfants qui jouent, rient, courent dans tous les sens sans risquer de se faire renverser par un SUV roulant à vive allure. Ces mêmes enfants allant, le cœur joyeux, à l’école à pied, à vélo ou pourquoi pas, en hippomobile collectif, impatients de retrouver les amies, d’apprendre de nouvelles choses formidables, d’expérimenter et de jouer dans une atmosphère bienveillante. Et oui, ça se passe comme ça dans les cités anarchistes et les cités communardes, des cités humanistes à taille humaine. Chaque humain, sans distinction, est respecté et pris en considération. La nature, dont nous sommes, est considérée comme une compagne précieuse. Pour les activités qui utilisent des animaux, le travail se fait avec les animaux, et la nature en général, et non contre eux ! Côté prise de décisions, selon toute démocratie directe, c’est l’ensemble de la population qui débat et dicte les lois mises ensuite en application. Pas vraiment le désordre. Une première entorse à la démocratie survient lorsque les cités fédérées adoptent la démocratie représentative et avec elle un système hiérarchique qui soumet la population à l’autorité de quelques personnes. Nous y voilà, l’autorité. L’autorité, le pouvoir et la propriété privée, trois principes susceptibles de pervertir les caractères faibles. Et c’est ce qui arrive dans la cité sociale démocrate qui se compromet avec le capitalisme. Le commencement de la fin. Pressée par les capitalistes, l’Autorité publique se fait de plus en plus contraignante envers ses concitoyennes en imposant des projets qui impliquent les populations sans leur consentement. Plus le système va se libéraliser, plus les pouvoirs seront brutaux et coercitifs avec les individus, les animaux, la nature, l’air, l’eau, les sols… et répondent de moins en moins aux aspirations du plus grand nombre. Les biens communs sont capturés, les droits fondamentaux bafoués. Il faut se plier aux desiderata des oligarques qui mènent la danse et s’endetter à vie. On produit à n’en plus finir des produits-déchets juste pour satisfaire l’égo de quelques riches et ce aux dépens de la planète entière. Humains et nature sont déconsidérés, malmenés, traités avec la même violence, la même condescendance et le même mépris.

JPEG - 881.1 kio
Les cités anarchistes, Agnès Stienne 2022.
JPEG - 757.9 kio
Les cités communardes, Agnès Stienne 2022.
JPEG - 883.1 kio
Les cités fédérées, Agnès Stienne 2022.
JPEG - 742.8 kio
La cité sociale démocrate, Agnès Stienne 2022.
JPEG - 879.1 kio
La cité libérale, Agnès Stienne 2022.
JPEG - 882 kio
La cité néolibérale, Agnès Stienne 2022.
JPEG - 899.5 kio
La cité néolibérale totale, Agnès Stienne 2022.

La forêt brûle, les ouragans font rage sous les tropiques, aux inondations succèdent des sécheresses qui n’en finissent plus. Voilà, je sais ce qu’est le chaos et d’où il vient. Je sais aussi que c’est nature qui aura le dernier mot !