
C’est avec la carte ci-contre — qui n’a pas l’air d’une carte — que nous commençons ce voyage dans l’univers complexe des représentations du conflit israélo-palestinien.
Cette visualisation minimaliste représente symboliquement l’espace israélo-palestinien tel qu’il existe dans les documents officiels : une ligne verte marquant la ligne de cessez-le-feu de 1949, et qui, depuis, fait office de frontière reconnue par la communauté internationale en attendant la signature d’un traité de paix et d’un accord frontalier final. C’est bien le tracé de cette ligne qui — depuis presque trois décennies —sert de base aux discussions engagées pour l’établissement d’un État palestinien indépendant au côté de l’État israélien.
Voici pour la position géopolitique simplement exprimée, mais sur le terrain, la ligne verte se présente sous une diversité de formes : c’est parfois un mur ou un grillage (simple ou double). En d’autres endroits, elle est invisible à ce point qu’on ne sait pas où ni quand on la traverse, on ne sait jamais à quel moment précis on entre en Palestine… Et où on en sort. Une grande partie des quartiers de Jérusalem-Est occupée (en fait, annexée en 1980 après que la Knesset a voté une loi fondamentale faisant de Jérusalem « réunifiée » la capitale d’Israël) a aussi été réaménagée — en particulier pour « gommer » les différences dans les infrastructures urbaines entre l’Est et l’Ouest de la ville.
Au cœur de Jérusalem passe la « Ligne verte ». Or cette ligne est invisible, elle a disparue, ou plus précisément, elle a été invisibilisée par les Israélien
nes. C’est pourquoi des activistes et artistes israélien nes et palestinien nes ont entrepris de faire réapparaître cette ligne, au moins symboliquement.En 2004, l’artiste Francis Alÿs, accompagné de la photographe Rachel Leah Jones, a décidé de marcher le long de cette ligne avec des pots de peinture verte troués, laissant échapper un mince filet de peinture pendant son cheminement, retraçant ainsi physiquement une « ligne verte » [1]. Acte symbolique de marquage au sol d’une frontière, aussi puissant que non violent.

À travers cette performance artistique, c’est une des dimensions essentielles de la cartographie qui est mise en œuvre : la capacité des cartes de rendre visible, de restituer dans le réel des situations invisibles, niées ou volontairement cachées. Les cartographes bénéficient alors grandement des créations des artistes qui, comme Francis Alÿs ou Ariane Littman, créent des œuvres politiques qui réinscrivent dans l’espace des éléments qui en ont disparu, ou qui transforment des « lieux blessés » en sites mémoriels [2].

Eyal Weizman aussi, bien que n’étant pas « artiste » à proprement parlé mais plutôt architecte de formation, fondateur de l’Institut d’architecture décoloniale, a mené sur le terrain avec son équipe quelques projets symboliquement puissants dans lesquels elles et ils mettent au défi la « ligne frontière » de la carte par une action autour de la représentation de cette ligne sur le terrain. Dans « Assemblée Commune » (2014) elles et ils mènent une réflexion « sur les espaces de participation politique et d’action pour les communautés en exil ». L’équipe s’est rendu Abou Dis, là où le bâtiment du Parlement palestinien — qui n’a jamais été utilisé — a été construit en 1996, juste après que les accords d’Oslo aient été signé (et suscité l’espoir d’une paix durable), avant d’être définitivement abandonné en 2003 après la Seconde Intifada (qui signe l’arrêt de mort du processus politique). Eyal Weizman et son équipe découvrent alors que le bâtiment avait été construit — peut-être par erreur — précisément sur la « frontière » unilatéralement déclarée par Israël à l’intérieur de Jérusalem. Le Parlement est en partie situé sur le territoire israélien, et en partie sur une zone contrôlée par les Palestiniens. Une fine bande, pas plus large que la ligne de frontière, traverse son centre. Le déroulement du projet a fait l’objet d’un court documentaire (A Common Assembly, 2014) 14 minutes qui raconte comment Weizman et son équipe ont fait réapparaître cette ligne symbolique.

La cartographie des territoires en conflit a ceci de très particulier — et de compliqué — qu’elle doit figurer des situations dynamiques qui subissent souvent des mouvements particulièrement violents. Les évolutions sont rapides, ce qui rend toujours incertain la représentation cartographique finale, objet plutôt statique auquel il arrive d’être obsolète avant même d’être publié. Elle n’en reste pas moins un témoignage d’une situation qui a existé et, à ce titre, elle garde son importance même si souvent le temps de la collecte des données et des informations, puis de la production de la carte, est tellement long qu’on représente au final une situation devenue anachronique.
La technologie nous offre aujourd’hui la possibilité de créer des cartes animées ou interactives au pouvoir évocateur époustouflant. Toutefois, elles ne laissent pas vraiment le temps de s’imprégner de la narration, et de comprendre comment se « produisent » et s’organisent les territoires représentés. En d’autres termes, la carte imprimée reste un objet de réflexion, voire de recherche, qui permet de mesurer l’ampleur et la complexité d’une situation géopolitique, et peut servir de base à un débat autour des modes d’organisation et de gestion territoriaux.
La carte comme objet de représentation du monde est avant tout la synthèse d’un ensemble d’événements et de phénomènes très intimement liés entre eux, ce qui en fait un exercice systémique. Elle est comme une pièce de théâtre où sont mis en scène des acteurices, principaux et secondaires, des figurant
es plus ou moins visibles qui se meuvent dans un ensemble de décors, lesquels se développent sur plusieurs plans et perspectives. En somme, la carte nous offre la possibilité de voir d’un seul coup d’œil le « spectacle du monde ».Si la carte se conçoit comme une œuvre théâtrale, elle est alors aussi une interprétation du monde, un point de vue d’auteur et donc un objet subjectif (ou non-neutre, si vous préférez), une sorte de dialogue entre l’imaginaire et le réel (prenant racine sur la base de faits et d’objets réels, mais interprétés par l’auteur
e et figurant une vision personnelle).Les anglophones le disent fort bien : “There is no such thing as an innocent map”.
Dans ce contexte, l’espace israélo-palestinien est un champ d’étude et d’observation d’une infinie richesse, dans lequel est possible toute forme de représentation des pouvoirs, des infrastructures, des actions des acteurices ou des accaparements… Nous dessinons notre « point de vue » sur la foi conjuguée des informations et des données collectées dans les archives ainsi que sur les observations de terrain.
Ce qui se joue aujourd’hui en Israël et dans les territoires palestiniens occupés, du point de vue territorial et des conditions de vie des populations, n’est pas vraiment nouveau : il s’agit de la poursuite d’une politique engagée lors de la première guerre israélo-arabe (1947-1949). De nombreux récits et l’historiographie ont décrit les conditions dans lesquelles les populations palestiniennes ont été massacrées ou chassées de leurs villes et villages et forcées de se réinstaller en Cisjordanie et à Gaza (alors respectivement sous administration jordanienne et égyptienne), ainsi que dans les pays limitrophes (Jordanie, Syrie et Liban essentiellement). Les forces israéliennes ont mis en pratique dès 1948 une stratégie qui ne pouvait conduire qu’à la fuite de la majorité de la population arabe : attaques, brutalités, massacres, création d’une atmosphère de terreur, processus de déshumanisation, déplacements forcés, confiscation de biens immobiliers et de terres, démolition d’infrastructures et de bâtiments d’habitation, etc.
À l’issue de la troisième guerre israélo-arabe en 1967, Israël s’est lancé dans un processus d’occupation et de colonisation des territoires palestiniens nouvellement conquis. Celui-ci se poursuit encore implacablement aujourd’hui, puisque les forces israéliennes continuent de démolir, de confisquer, d’accaparer, d’établir des obstacles et des barrages (pour empêcher la population palestinienne de circuler), de construire des murs et des grillages infranchissables, de coloniser, d’organiser avec l’aide des colons l’humiliation des résident
es dans leur vie quotidienne (qui souvent se transforme en cauchemar), d’entraver l’accès aux services de base, et finalement de poursuivre les massacres — essentiellement à Gaza depuis deux décennies (guerres de 2008-2009, 2012, 2014, 2021 ainsi que celle en cours depuis octobre 2023).Le « mode de gestion » territorial qui prévaut en Palestine occupée depuis un demi-siècle n’est que la « poursuite moderne » des stratégies militaires israéliennes qui ont conduit à l’expulsion des Palestinien
nes en 1947 et 1948 (Nakba), puis 1967 avec pour objectif de désespérer la société palestinienne (en la démolissant), de pousser ses membres à partir afin renforcer le processus de colonisation pour s’accaparer le plus de terres possible et « créer une continuité territoriale ».C’est le Bureau des Nations unies pour la coordination des affaires humanitaires - Territoire palestinien occupé (UNOCHA oPt) qui, depuis plusieurs années, envoie quotidiennement ses observateurices et cartographes à Gaza et en Cisjordanie pour identifier et cartographier ce qui « dévore » la vie des Palestinien nes. La carte ci-dessous, régulièrement mise à jour, disponible en ligne [3] est une véritable prise de conscience de ce que signifient les mots « occupation » et « colonisation ». Elle est en même temps la « mauvaise conscience » des Israélien nes qui la détestent parce qu’ils et elles savent trop bien ce qu’elle représente (les personnels de l’UNOCHA oPt en payent d’ailleurs le prix en tracasseries et harcèlement lorsqu’ils et elles passent la douane, les check-points ou les contrôles de sécurité pour sortir ou entrer en Israël).

Dès lors que ces situations sont connues, comment les retranscrire cartographiquement pour mieux en montrer les enjeux ? Le premier acte de la représentation de l’espace, c’est l’observation sur le terrain par des yeux et un cerveau exercés : le terrain peut ne rien nous dire si nous ne savons rien d’un univers dans lequel les dimensions spatiales et temporelles sont aussi imbriquées. On apprend à lire un paysage, à détecter des « traces » comme autant d’éléments à interpréter, à vérifier, à comprendre, comme autant de pièces d’un puzzle géographico-historique à reconstituer.

marquent symboliquement leur présence.

C’est ainsi qu’une simple promenade en début de soirée à Silwan, un village apparemment paisible situé dans une petite vallée en contrebas de la vielle ville de Jérusalem, permet d’embrasser d’un seul coup d’œil les maisons et petits immeubles qui se superposent sur les pans des collines. Paisible en apparence seulement, puisqu’un ordre de démolition d’une centaine de structures d’habitation menace le quartier d’Al-Bustan depuis plusieurs décennies. Ordre de démolition non encore exécuté dans sa totalité, mais les autorités israéliennes investissent en force de temps en temps le village et détruisent à chaque fois quelques immeubles [4] sous le prétexte qu’ils sont illégaux puisque construits sans permis.
Or, d’une part, les autorités israéliennes ne délivrent que très rarement des permis de construire aux résident
es palestinien nes, et d’autre part, la présence et les actions des Israélien nes dans ce territoire palestinien occupé sont illégales au regard du droit international. Par ailleurs, le droit ottoman (ou ce qu’il en reste) peut aussi s’appliquer quand un acte foncier est inexistant ou introuvable. Trois systèmes juridiques peuvent ainsi se superposer (sans compter le droit palestinien dans les zones A) et dans ce contexte aussi complexe, on se demande quelle « légalité » ou « illégalité » prévaut sur l’autre…Mais ce qui est intéressant ici, c’est que pour les colons israéliens, l’accaparement ne suffit pas : il faut le faire savoir et le marquer dans le paysage. Pour les résident
es palestinien nes, discriminé es et réprimé es par les forces de l’occupation israélienne, le marquage symbolique en retour, en forme de réponse, est un des seuls moyens possibles de résistance. Dans notre exploration cartographique, la guerre se joue autant sur le terrain des armes que de la représentation symbolique.

C’est la mise en relation de ces différents documents [5] [6] qui fait apparaître les processus invisibles, et permet de produire des documents cartographiques qui mettent en évidence « ce qui n’est pas dit », nous aidant ainsi à comprendre l’extension spatiale des interactions et des violences entre la puissance occupante et les résident es. Les ordres d’expulsions, les démolitions, le harcèlement continu des résident es de Silwan sont à mettre en relation directe avec les plans de la municipalité et de l’État visant à transformer ce village et les environs (qui sont conjoints à la vielle ville) en grande zone touristique… En somme, martyriser une population (les résident es) pour en satisfaire une autre (les touristes)…

Cartographier le conflit israélo-palestinien, c’est « écrire et construire » la mémoire : la mémoire des faits, la mémoire des lieux et enfin la mémoire des « objets de la géographie » dans une dimension spatio-temporelle. Le ou la géographe identifie et liste les événements et les faits sur le terrain (observations, entretiens avec des témoins/acteurices, recherche dans les archives) : il ou elle repère les traces dans le paysage, dans les narrations… Il ou elle est contraint
e d’interpréter et de reproduire selon sa sensibilité et son intime conviction, soumis e de ce fait au danger de la manipulation, du mensonge et du déni…En théorie, les cartes sont construites selon une méthodologie assez précise et des protocoles « choisis » selon des principes, des critères argumentés auxquels on essaie de se tenir. La difficulté de choisir ces principes vient du fait que notre perception de l’espace, des territoires et de la manière dont ils fonctionnent, dont ils sont gérés, dépend d’une multiplicité de facteurs qui empruntent par exemple autant à l’émotion, à notre culture qu’aux principes du droit international ou aux diverses narrations historiques.
La terminologie utilisée dans la production cartographique n’est jamais neutre car elle relève toujours d’un choix reflétant nos positions politiques. La carte est par essence subjective en ce qu’elle exprime un point de vue bien plus qu’une situation « supposée réelle » (en ce sens, elle est une construction intellectuelle bien plus qu’une « représentation de la réalité »). C’est particulièrement vrai pour ce qui concerne le conflit israélo-arabe. C’est même un enjeu crucial dans ce qu’on pourrait appeler « la bataille des cartes » [7], au cours de laquelle la représentation cartographique est souvent plus puissante que le texte en ce qu’elle est immédiate, spectaculaire et reste plus facilement gravée dans la mémoire. Pour les parties en conflit, la représentation cartographique revêt une importance presque aussi stratégique que les actions, les mouvements sur le terrain et la gestion même des territoires [8].
Quelques exemples : les autorités israéliennes ont favorisé, depuis 1967, l’établissement de colonies de peuplement sur l’ensemble des territoires occupés (Cisjordanie et Gaza). À Jérusalem-Est, la cartographie israélienne parlera de « quartiers juifs » en lieu et place des « colonies de peuplement illégales aux termes de la résolution 242 des Nations unies ». En Cisjordanie, on trouvera la région de « Judée Samarie » à la place de « Territoires palestiniens occupés » ou même « Palestine », toponymie possible depuis le vote de la résolution 67/19 de l’Assemblée générale des Nations unies en novembre 2012 qui a permis l’admission de la Palestine à l’ONU comme État observateur [9].

Nous avons vu, avec les actions audacieuses d’artistes engagé [10], une candidate à l’aliya (littéralement « montée en Israël ») en visite à Neve Daniel, une colonie juive illégale du bloc Goush Etzion au sud de Jérusalem, dans une scène pitoyable, découvre avec effroi que la maison qu’on lui propose d’habiter n’est pas en Israël, bien que cela ne fait aucun doute dans son imaginaire, mais en Palestine occupée… et de découvrir que la préparation de leur arrivée en « Israël » est fondée sur un mensonge.
es qu’il n’y a pas que sur les cartes que les résident es palestinien nes sont dépossédé es de leur identité territoriale : tout est conçu dans les aménagements urbains et de circulation à Jérusalem-Est et dans les grands blocs de colonies de Maale Adumim et du Goush Etzion pour qu’il n’y ait aucune différence avec l’Ouest de la ville au delà de la Ligne verte qui, de fait, a complètement disparu. Pour celles et ceux qui ne sont pas très familiarisé es avec les données de ce conflit pourtant centenaire, la confusion est totale. Dans le remarquable petit documentaire « La preuve par la Torah » réalisé pour la série « strip-tease » en 2005C’est une des intentions de la carte, outre de montrer les dénis et l’invisibilisation, que de provoquer la confrontation des imaginaires au prisme du réel. En somme, grâce à son pouvoir performatif, de déconstruire le réel.

Une visite sur les sites Internet officiels des institutions israéliennes le montre bien. Par exemple, sur la page d’accueil de la représentation israélienne aux Nations unies à Genève, on trouve une carte – ou plutôt une image satellite – qui nous donne à voir non pas Israël dans les limites que les autorités revendiquent, mais dans une vision qui rappelle les représentations du « Grand Israël », diffusées par des groupes sionistes extrémistes (elle inclue le Sinaï, une partie de la Jordanie, de la Syrie et du Liban). Il semble que la justification de l’image choisie emprunte aux arguments historiques classiques (présence juive multi-millénaire).

On réalise toute l’importance des choix sémiologiques dans la production des dispositifs cartographiques, lesquels mènent à cette confusion sur le statut juridique autant que sur la gestion de ces territoires. Trois exemples nous montrent les dangers de ces représentations à « géographie variable » : La figure ci-dessus montre trois manières de cartographier cet espace frontalier d’autant plus volatile qu’Israël n’est reconnu ni par le Liban ni par la Syrie, ce qui n’est pas le cas des régions Sud et Est pour lesquelles Israël a signé un traité de paix avec l’Égypte (1979) et la Jordanie (1994). Selon les points de vue politiques, la toponymie change ainsi que le tracé des frontières. Pour Israël, le plateau du Golan est intégré au territoire israélien puisqu’il a été annexé en 1981 (bien que l’annexion ne soit pas reconnue par la communauté internationale), mais pour les Nations unies, le plateau reste territoire syrien bien que la Syrie en ait perdu la souveraineté.

(b) : Israël selon la société de cartographie Carta (Jérusalem)
(c) : Israël selon les Nations unies
Le site du ministère des Affaires étrangères israélien nous offre une série de cartes géographiques et historiques qui a aussi de quoi nous laisser perplexes en ce sens que l’ensemble manque d’une certaine logique politique et graphique. Sur les cartes a1, a2 et a3, la Cisjordanie apparaît à peine en transparence presque subliminale et sans frontière, à la différence de Gaza où la frontière (donc, la Ligne verte des armistices de 1949) est bien marquée ; or, les deux territoires ont le même statut. L’absence de la ligne de cessez-le-feu pour la Cisjordanie équivaut presque à une « annexion virtuelle ». D’ailleurs, sur la carte (b) souvent utilisée par les institutions gouvernementales, cette Ligne verte a complètement disparu. Par contre, la carte reflète les accords d’Oslo de 1995 (partage en zone A, B et C), lesquels sont absents des trois premiers documents… Quant à la Cisjordanie, elle se voit nommer d’après les termes bibliques « Judée » et « Samarie ». Pour la comparaison, on voit que sur la carte diffusée par les Nations unies à New York, la représentation des territoires, des frontières et la toponymie utilisée sont fort différents.

(b) : selon les recommandations des Nations unies et les relevés de terrain du bureau des Nations unies pour les territoires palestiniens occupés
En ce qui concerne Jérusalem, capitale « éternelle, une et indivisible » pour les uns, capitale du futur État palestinien pour les autres, les représentations possibles sont encore plus contrastées. Le ministère des Affaires étrangères nous offre une carte minimaliste (a) qui relèverait presque du « déni de la géographie », sur laquelle on ne voit que les limites municipales de Jérusalem à partir de 1967 et où l’essentiel des « objets de la géographie » a totalement disparu. La carte (b), construite à partir des sources et des informations onusiennes, « réhabilite » le paysage et l’environnement urbain qui est celui des résident [11]. Réapparaît ainsi la matrice très complexe mise en place par les autorités israéliennes pour contrôler d’une main de fer l’Est de la ville : Ligne verte (qui fait office de frontière internationalement reconnue à défaut d’un accord bilatéral final), colonies de peuplement, barrages, check-points, routes interdites et surtout, le mur/grillage de séparation qui déchire littéralement le paysage…
es de Jérusalem-Est
(b) : selon les recommandations des Nations unies et les relevés de terrain du Bureau des Nations unies pour les territoires palestiniens occupés
Enfin, pour la représentation de la Cisjordanie, le ministère des Affaires étrangères publie sobrement la carte des accords cadres conclus entre Israël et l’Organisation de la libération de la Palestine (OLP) en 1995, mais sans mentionner tous les événements ultérieurs que (UNOCHA oPt) se charge de référencer : outre la Ligne verte, il s’agit du tracé du mur/grillage de séparation, des check-points, de tous les obstacles empêchant la circulation palestinienne ainsi que des routes interdites et enfin du redéploiement de l’armée dans la quasi totalité des zones B et A, où – en contravention avec les accords de 1995 – les forces israéliennes interviennent souvent en toute impunité pour contrôler, punir, violenter ou arrêter les résident es.
En somme, pour les uns, cartographier Israël et la Palestine, c’est cartographier l’histoire d’une fermeture, l’histoire d’un lent accaparement de terres, l’histoire d’une politique de déshumanisation d’un peuple empêché de vivre normalement une vie quotidienne, soumis au risque de violence et de harcèlement au moindre contrôle – accumulation de pratiques qui conduisent au désespoir. Pour les autres, c’est montrer des territoires lisses et fluides, ignorant intentionnellement certains aspects de la géographie humaine, et pire encore l’existence même de communautés entières, la barrière de séparation, autant d’éléments pouvant contrarier les projets d’accaparements territoriaux ou donnant une image trop négative d’Israël.
La brutalité des modes de gestion territoriale reste curieusement méconnue des israélien
nes elleux-mêmes, dont beaucoup ignorent ce qui se passe en Cisjordanie et à Gaza où elles et ils ne vont jamais (les narrations gouvernementales décrivent ces territoires comme des coupe-gorges extrêmement dangereux). Pour les Palestinien nes, ce mur/grillage est une véritable punition, le symbole d’une politique d’apartheid destinée à tuer à petit feu la société palestinienne. Pour les Israélien nes, c’est un « mal nécessaire ». Ils et elles disent souvent ne pas aimer ce mur qu’ils et elles nomment plus volontiers « barrière de sécurité », murs dont ils et elles ont éventuellement honte, mais qui leur permet de détourner le regard sur les violences qui se produisent de l’autre côté, ainsi que sur les populations que leurs propres autorités dépouillent de leurs droits fondamentaux et de leur dignité.↬ Philippe Rekacewicz