Entre 1975 et 1977 Gérard Fromanger peint une série de toiles intitulées Hommage à François Topino-Lebrun. Cette série, en hommage au peintre révolutionnaire guillotiné en 1801, reprend l’œuvre La mort de Caïus Gracchus et la décline en 5 variations :
- La mort de Caïus Gracchus (1975-1977),
- La vie et la mort du peuple (1975-1977),
- La mort de Pierre Overney (1975),
- Le siège de Lacédémone par Pyrrhus repoussé
par les habitants eux-mêmes de tout sexe et de tout âge (1989), - La vie des idées (1975-1977).
Caïus Gracchus, tribun de la plèbe, meurt en 121 avant J.C., assassiné ou poussé au suicide après avoir proposé l’attribution de la citoyenneté aux Latins et aux Italiens de la Colonie de Carthage, et défendu une réforme agraire permettant aux plus pauvres d’améliorer leur condition sociale.
En 1798, François Topino-Lebrun peint La mort de Caïus Gracchus après le procès des babouvistes, allusion à la tentative de suicide de Gracchus Babeuf lors du prononcé de la condamnation à mort. Sur l’interprétation faite par Gérard Fromanger, la légende indique clairement ce parallèle en faisant apparaître une centralité autour de Caïus Gracchus et de ses amis, attaqués par la « soldatesque », le peuple étant très périphérique.
En diptyque de cette première toile, une seconde fait référence au meurtre du militant de la Gauche Prolétarienne Pierre Overney en février 1972, après avoir incité les ouvriers de l’usine de Renault Billancourt à commémorer le massacre de Charonne de février 1962. S’il n’y a pas de légende, ce sont les mêmes figurés qui sont utilisés sur les silhouettes, et dans l’atmosphère (nuages).


En m’inspirant de la série de Gérard Fromanger et principalement de La mort de Caïus Gracchus et de La vie et la mort du peuple, j’ai décidé [1] de faire apparaître les silhouettes des personnes qui étaient présentes dans l’espace public de leur propre fait. Je décide, dans un premier temps, de ne pas représenter les enfants, accompagnés par une autre personne plus âgée, et qui donc n’ont a priori pas choisi d’être présents dans le lieu observé. J’obtiens ainsi une bi-catégorisation des personnes présentes sur chacune des photographies, en choisissant le violet pour les femmes et le jaune/orange pour les hommes. Ces deux couleurs sont suffisamment contrastées pour éviter qu’il y ait des doutes lors du comptage des personnes sur les images.


La méthodologie est expérimentée à Gennevilliers. Je l’ai ensuite fait évoluer pour faire un diagnostic genré des pratiques spatiales du parc sportif et paysager Suzanne Lenglen à Paris, puis lors d’une résidence en tant que chercheuse-artiste à Lalevade d’Ardèche, et enfin à Marseille. Les évolutions portent sur deux éléments peu à peu pris en compte : le contexte d’une part, les personnes d’autre part.
1 - Représenter le contexte-prétexte
Considérons d’abord le contexte, sous deux ordres : les « objets prétextes » à la présence en un lieu, et le contexte plus général du lien.
Les « objets prétextes » sont ceux amenés par les personnes : un ballon, un vélo, un caddie ou une poussette. Ils s’agit aussi du mobilier urbain utilisé sur place : un banc, des agrès, une terrasse de café, un arrêt de transport en commun, un monument remarquable, etc.
Ce contexte évolue : des arbres ou des abris seront plus ou moins utilisés selon qu’il pleuve ou que le soleil brille, qu’il fasse froid ou chaud. Certains espaces deviendront un « lieu prétexte » de façon éphémère : un creux de parcours vélo empli d’eau, qu’un épisode pluvieux et des températures élevées ont permis d’improviser en lieu de baignade.
Pour le moment ces prétextes ne sont traités que de deux façons : l’environnement d’une part comme un filtre transparent, les objets et mobilier urbain d’autre part de façon plus opaque. Bien sûr cela ne va pas sans poser des questions : si on considère que la terrasse de café est contextuelle et les tables et les chaises qui la composent des objets, il faut prendre acte du fait que l’une ne va pas sans les autres, ni sans l’environnement plus global : une place, des arbres, une fontaine, des commerces, etc.



La représentation tient donc, à ce stade de l’élaboration de la méthodologie, en deux informations qui se croisent : le genre perçu des personnes, et le prétexte de la présence de ces personnes dans l’espace public.
La question du contexte nécessite une amélioration de la représentation, mais doit permettre malgré tout une lecture rapide du prétexte à la présence, c’est-à-dire qu’elle conditionne nécessairement des choix qui sont discutables.
2 - Représenter les personnes
Je teste une première approche de « différenciation générationnelle » au parc Suzanne Lenglen. La question pour les enfants reste la même :
- sont-iels présent es de leur propre gré ?
- ou bien le sont-iels parce qu’iels accompagnent un parent ?
Dans le premier cas, iels seront représenté
es selon le code couleur bicatégoriel ; dans le deuxième cas, iels seront représenté es comme des prétextes.
Cette représentation n’est toutefois pas satisfaisante. Les enfants n’usent pas de leur libre arbitre, mais leur présence et leur participation à certaines activités dans les espaces publics participent de leur socialisation genrée.
À Lalevade-d’Ardèche, lors de la résidence, Anouk Migeon a proposé une différenciation générationnelle. Le pumptrack (piste en boucle, constituée de bosses et de virages relevés, qui peut être utilisée avec différents équipements sportifs) est utilisé majoritairement par des enfants, tandis que les abords sont fréquentés majoritairement par des adultes.

À partir de cette évolution du modèle de départ (bicatégoriel), nous obtenons une première déclinaison de la lecture de l’espace. Un peu plus tard, nous ferons encore évoluer ce modèle lors d’une nouvelle séance photo, à Marseille cette fois, pour décliner la dimension générationnelle d’une part, et faire apparaître une dimension ethno-raciale d’autre part.

Deux filtres sont appliqués aux silhouettes : l’un pour les personnes racisées, l’autre pour les personnes non-racisées. Le gradient de couleur est inversé par rapport à l’expérimentation précédente : plus il est foncé plus il concerne des personnes jeunes.
Dans tous les cas il s’agit d’interprétations appuyées sur la perception visuelle, la socialisation de la personne qui observe et sa subjectivité vis-à-vis des rôles socio-sexués performés dans l’espace public. Cette dimension d’observation n’est pas suffisante et ne peut pas remplacer, pour évaluer les usages des espaces publics, un questionnement sociologique.
3 - Représenter les temporalités des usages
À Lalevade-d’Ardèche, la résidence est installée à l’extérieur, ce qui permet de montrer la construction des données à vue. Une photo de l’ensemble du site est prise tous les quarts d’heure. L’emplacement des personnes est indiqué sur un plan du site par des gommettes. Il y aura au total neuf photos : Nous plaçons des gommettes sur chaque image, pour faire apparaître le nombre de fois où la personne a été prise en photo. Cela permet, par exemple, de voir les personnes statiques, celles qui circulent, et de montrer également les lieux qui sont fréquentés à plusieurs reprises.


À Marseille, le relevé photographique est réalisé toutes les 5 minutes, et le comptage a lieu après coup, sur les photos elles-mêmes. La réalisation à vue n’est pas activée. Le comptage offre toutefois des possibilités de montrer les évolutions de fréquentation dans le temps long.


en début d’après-midi et une présence majoritaire de personnes racisées.


très masculine de l’espace public, mais principalement non-racisée.

4 - Application de la méthodologie à d’autres contextes et représentations
Signalétique
Lors de la résidence à Lalevade-d’Ardèche, nous avons, avec Anouk Migeon, étendu notre observation à un parc public distant d’environ 350 mètres du pumptrack, afin de voir s’il y avait une continuité de présence genrée dans ces deux espaces publics. Bien que leurs usages, leurs fonctions et leur fréquentation diffèrent, la signalétique est un élément commun structurant ces espaces, chacun proposant un accès gratuit à des équipements sportifs : un pumptrack et un « parcours de santé ».
Les usages de ces lieux étant influencés par la sémiologie de l’espace, notamment à travers la signalétique et les aménagements, nous avons appliqué notre méthode à l’analyse des représentations dans l’espace public, en nous concentrant sur la signalétique routière et sportive :
- Nous avons photographié l’ensemble des panneaux de signalétique dans leur contexte immédiat ;
- Nous y avons ensuite apposé un masque coloré sur les figures illustrées, en fonction des indices de genre visibles : présence ou absence d’une jupe, posture ou musculature suggérant une performance genrée, différenciation d’échelle entre figures adulte/enfant ;
- Nous avons également relevé les objets associés à ces figures (vélo, eau, agrès de sport, etc.).

Une deuxième étape a consisté à regrouper sur une même image les masques colorés de toutes les photos analysées. Cette mise en espace a permis d’illustrer les tendances de représentation des personnages de signalétique selon le genre, participant à la construction (usage, rôle de genre) de l’espace public. Elle permet aussi de constater des modes de représentation récurrents des stéréotypes de genre : les rares figures féminines apparaissent dans des situations spécifiques, souvent limitées aux toilettes ou associées à une posture de vulnérabilité, comme celle d’un enfant qui tient la main d’un homme adulte.

L’observation de la signalétique à travers la méthodologie Topino permet d’analyser la représentation des femmes et des hommes dans l’espace public. Elle met en lumière les dynamiques de visibilisation et d’invisibilisation tout en questionnant le lien entre ces représentations symboliques et les usages réels de l’espace. La principale limite tient au fait que la signalétique repose sur des codes standardisés, reflétant une vision sexiste et patriarcale.
Traitement médiatique d’un événement [2]
N’ayant pu constituer un corpus photographique suffisant au lendemain de la tempête Alex (2020), j’ai choisi d’étudier des images empruntées à Google afin d’interroger la construction sociale des rôles attribués aux femmes et aux hommes dans l’espace post-catastrophe. L’objectif est d’analyser en quoi ces représentations, marquées par leur caractère spectaculaire et leur large diffusion, façonnent et entretiennent des normes de genre et des inégalités dans l’occupation et l’organisation de l’espace social.
Dans un premier temps, j’ai mené une recherche sur Google Images avec la requête « tempête Alex ». Les premiers résultats affichaient majoritairement des photographies des effets matériels et paysagers de la catastrophe. J’ai donc analysé et répertorié les lieux, les objets photographiés et leurs échelles (crue, bâtiments détruits, glissement de terrain, vue du ciel de la dépression atmosphérique, effets sur le littoral, etc.). Parmi celles où figurent des êtres humains, la majorité représente des hommes en extérieur. J’ai ensuite poursuivi l’analyse en suivant les images intégrant une présence humaine, jusqu’à obtenir un corpus où la figure humaine devient centrale.
La méthode Topino a alors été appliquée afin de quantifier et analyser les masses colorées (majorités, minorités, spécificités), mettant en évidence une surreprésentation des hommes dans l’espace public extérieur. La présence récurrente de personnes reconnaissables, tel le Président Emmanuel Macron, a été relevée. Pour continuer l’analyse au prisme du genre, j’ai ajouté à la recherche d’images le terme « femme » à « tempête Alex », et poursuivi l’exploration jusqu’à obtenir une majorité d’images mettant en scène des femmes. L’application de la méthode Topino (compter les majorités, les minorités et les spécificités) a révélé qu’elles apparaissaient principalement dans des espaces publics intérieurs.

C’est ainsi que la méthodologie Topino permet de révéler les relations sociales genrées véhiculées par les photographies médiatiques post-catastrophe, et d’interroger la construction du regard médiatique sur ces événements. L’analyse met en évidence un biais iconographique où la présence masculine dans l’espace public extérieur est plus fréquemment représentée, tandis que les femmes sont davantage cantonnées à des espaces intérieurs. Ces représentations s’appuient sur des stéréotypes de genre qui contribuent à invisibiliser le rôle des femmes dans la gestion et la réponse post-catastrophe.


Conclusion
La méthode Topino a été, dans un premier temps, utilisée pour réaliser des diagnostics genrés des pratiques spatiales avec une implication in situ des chercheureuses. Grâce à l’outil photographique, iels figent un moment social pour y apposer des masques colorés par performance de genre. La méthodologie facilite un comptage rendant compte des corps et performances de genre dans l’espace. Le fait d’être directement impliqué
es en tant que chercheureuses dans l’espace permet d’y apporter une analyse dans le temps des évolutions de fréquentation et d’usages selon des rapports sociaux genrés et ethno-raciaux. Dans l’état actuel de la méthodologie, les rapports sociaux classistes sont plus difficilement identifiables, et donc non représentés.Une déclinaison de la méthode est ensuite utilisée pour analyser les représentations des espaces sociaux, sans implication directe des chercheureuses. Et, qu’il s’agisse d’analyser la sémiologie de l’espace public par la signalétique ou par la représentation médiatique des rôles de genre d’un événement socio-spatial spécifique, la méthodologie Topino sert à rendre visible des constructions sociales des espaces par la représentation des rôles assignés aux femmes et aux hommes.
Dans les deux approches, la méthodologie permet un comptage selon une lecture genrée afin de rendre visibles des dynamiques spatiales et sociales. Dans le premier cas, l’accent est mis sur la socialisation de l’observateurice et sa subjectivité face aux rôles socio-sexués performés dans l’espace public. Dans le second cas, l’analyse se concentre sur la socialisation des producteurices d’images — photoreporters ou créateurs et créatrices de signalétique (communication, graphisme), qui sont également pris
es dans des normes sociales et des cadres de représentation propres à leur métier.↬ Corinne Luxembourg et Anouk Migeon