Le territoire français et la crise du « néolibéralisme apprivoisé »

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4 mars 2025

 

Auteur de l’Atlas conjoncturel d’une France en crise qui propose une synthèse évolutive des dynamiques territoriales, Arnaud Brennetot remonte aux origines du régime d’économie politique pour mettre en lien la montée de l’extrême-droite dans les pays démocratiques et la crise de ce qu’il nomme le néolibéralisme apprivoisé.

par Arnaud Brennetot

géographe, université de Rouen Normandie,

UMR CNRS 6266, géographie politique et d’aménagement.

 

Coordination éditoriale Isabelle Saint-Saëns & Iker Bonabosch.

La montée en puissance de l’extrême-droite dans les pays démocratiques est souvent envisagée comme la conséquence de discontinuités géographiques qui, sous l’effet d’une mondialisation économique insuffisamment maîtrisée, se seraient creusées entre les espaces les plus dynamiques et des territoires abandonnés, dont les populations n’auraient pas eu de meilleure option que de se tourner vers des forces politiques leur promettant une meilleure prise en compte de leurs attentes (Rodríguez-Pose, 2018). En guise de preuve, ces explications utilisent souvent les résultats électoraux pour mettre en évidence une fracture territoriale entre des centres urbains restés favorables aux forces politiques traditionnelles, et des périphéries sensibles aux candidats contestataires et réactionnaires.

De telles analyses butent cependant (1) sur la persistance de puissants dispositifs de redistribution géographique des richesses qui invalident l’hypothèse d’un abandon des catégories sociales et des territoires les plus vulnérables (Davezies, 2021) et (2) sur l’existence d’une profonde hétérogénéité de situations au sein des espaces périphériques (Talandier, 2023). Elles n’expliquent pas non plus (3) pourquoi les forces d’extrême-droite sont celles qui profitent le plus de la dynamique des inégalités tout en promettant de lutter contre les mécanismes redistributifs qui permettent de les atténuer ou (4) pourquoi de tels changements surviennent dans le contexte actuel alors que les inégalités en question ne sont pas nouvelles.

Pour approfondir l’analyse et tenir compte de la variété et de la complexité effectives de la situation contemporaine, il faut dépasser les analyses structurales et élargir la perspective à l’évolution des régimes d’économie politique, dans la tradition des études de géographie économique critique développées depuis une trentaine d’années pour rendre compte de l’origine et de la montée en puissance du néolibéralisme, jusqu’à sa crise actuelle (Peck, 2023).

Le cas de la France permet ainsi de montrer que l’affirmation politique de l’extrême-droite n’est pas la conséquence simple et directe du creusement d’une fracture territoriale évidente, mais est plutôt le reflet d’une crise de régime plus générale, dont la cause tient autant à la fragilisation des structures socio-économiques qu’à l’incapacité des systèmes politiques à faire tenir ensemble les normes néolibérales et les aspirations démocratiques dans le cadre territorial de l’État-nation contemporain.

Pour rendre compte de la trajectoire particulière de la France, je propose de rappeler brièvement l’histoire de la néolibéralisation du territoire français avant d’évoquer comment la conjoncture de crise se déploie en France, et d’interroger le rôle des enjeux territoriaux dans la fragilisation actuelle du régime d’économie politique sur lequel s’est construite la Ve République.

La néolibéralisation du territoire français

En France, le libéralisme imprègne l’action publique depuis la seconde moitié du XVIIIe siècle (Kuisel, 1984, Démier, 2022) et a contribué depuis lors à façonner l’organisation du territoire. Cette influence n’a cependant jamais été exclusive et a toujours été associée à d’autres objectifs. Depuis le début de la Ve République par exemple, les gouvernements successifs ont adopté divers arrangements de politiques publiques : mêlant mise en marché de l’économie et de la société, et mesures d’atténuation des effets sociaux et environnementaux de cette mise en marché ; et dessinant un régime d’action publique que je propose de nommer le néolibéralisme apprivoisé. Cela signifie que la néolibéralisation a été engagée de façon précoce, résolue et continue, avec le souci permanent de tenter de l’articuler à d’autres objectifs tels le respect des valeurs de la République, la solidarité nationale ou la protection de l’environnement.

Une brève définition du néolibéralisme apprivoisé

Émergeant dans le contexte de la crise des années 1930, la rationalité néolibérale est fondée sur trois idées principales (Brennetot, 2022) :
 

  • La croyance dans les bienfaits d’une économie de marché régulée par la liberté des prix et de la concurrence, cette liberté étant considérée comme le fondement de l’efficacité économique ;
  • La nécessité pour les États de créer les conditions institutionnelles du fonctionnement optimal des marchés, le néolibéralisme se distinguant ici du libéralisme classique et de toutes les formes de libertarianisme dans la mesure où il considère que la liberté des échanges marchands n’est possible que dans le cadre d’institutions politiques garantissant une concurrence effective ;
  • L’opportunité que représente l’intégration des marchés nationaux dans un système de libre-échange et de concurrence économique à l’échelle mondiale, considérée comme une garantie collective de prospérité, d’autodiscipline et de stabilité géopolitique entre les États. Sur le plan idéologique, la rationalité néolibérale est compatible avec une vaste gamme d’autres valeurs, ce qui historiquement lui a permis d’être adaptée à des contextes institutionnels variés et d’être intégrée dans des régimes politiques très différents (Brenner, 2010). En France, tout comme le jacobinisme a été “apprivoisé” par les pouvoirs locaux (Grémion, 1976), le néolibéralisme a été apprivoisé par l’État pour le rendre compatible avec les valeurs républicaines, en particulier via les instruments de redistribution sociale nécessaires à la réalisation des idéaux d’égalité et de solidarité.

Contrairement à ce que prétendent certaines analyses néo-marxistes (Harvey, 2007, Brenner, 2004), en France, la sphère du marché n’a jamais été « désencastrée » de la société et du territoire. On assiste plutôt à un enchâssement mutuel ayant conduit tout à la fois à soumettre la société à la discipline du marché et à la prémunir contre les effets les plus néfastes et déstabilisants de la concurrence et des inégalités qui en résultent. La formule macronienne « en même temps » ne résume donc pas seulement l’ambition originale d’un gouvernement par le centre, surgie brutalement en 2017, mais correspond à la perpétuation assumée d’un principe ancré profondément, présent depuis les origines du régime d’économie politique forgé il y a plus de soixante ans par le général De Gaulle et ses inspirateurs.

Contrairement à la chronologie communément admise, la néolibéralisation est un processus politique antérieur à la révolution conservatrice des années 1970 ; il trouve son origine dans la façon dont les États-Unis et plusieurs pays européens se sont efforcés, après la Seconde Guerre mondiale, de construire divers marchés macro-régionaux pour stimuler la croissance économique collective (Brennetot, 2024, Block, 1978). En France, après plusieurs décennies de heurts et de tâtonnements infructueux consécutifs à la crise de régime déclenchée par la Première Guerre mondiale (Kuisel, 1984), la Ve République marque l’entrée de la France dans une phase de néolibéralisation progressive, amorcée par les réformes constitutives de la fin de l’année 1958, notamment le plan de rigueur financière conçu par l’économiste néolibéral J. Rueff, la suppression des quotas commerciaux et le retour à la libre convertibilité du franc (Lynch, 2000).

Contre toute attente, ces réformes permettent à la France d’honorer ses engagements en faveur de la réalisation du Marché Commun (Warlouzet, 2010), de renoncer à la tentation de constituer un bloc commercial autonome avec ses colonies et plus fondamentalement de s’engager sur la route de l’ouverture aux marchés internationaux, sauf dans le secteur agricole (Guyard, 1965). Cette orientation, convergente avec celle des cinq autres pays fondateurs de la CEE, invalide l’hypothèse formulée par l’internationaliste John Ruggie selon qui l’après-guerre aurait correspondu à une période de « libéralisme encastré », régime dans lequel le marché serait resté dans le cadre de l’État-nation, permettant aux gouvernements de mettre en œuvre des politiques d’État-providence à l’abri des marchés internationaux (Ruggie, 1982). L’exemple de la France montre au contraire que les gouvernements ouest-européens ont, à partir des années 1950, cherché à conjuguer l’adaptation productiviste à l’ouverture économique internationale et l’atténuation des effets déstabilisants de la concurrence extérieure.

Le territoire français se trouve ainsi progressivement exposé aux flux économiques de marchandises et de capitaux internationaux, à la concurrence étrangère, à la mise en compétition des territoires locaux et régionaux, renforcée par la décentralisation à partir des années 1980, à la privatisation de pans entiers de l’économie, à l’utilisation fluctuante de la dépense publique comme levier d’investissement stratégique dans la compétition économique internationale (Brennetot, 2017). Il en a résulté une transformation profonde du territoire.

Un puissant mouvement de « destruction créatrice » a conduit à une croissance économique ininterrompue, même si ralentie à partir des années 1970, de la majorité des composantes du territoire national, tout en entraînant le déclin parallèle d’espaces minoritaires, confrontés à diverses difficultés telles la désertification, la marginalisation, la perte d’attractivité et de compétitivité, et la désindustrialisation.

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Évolution de l’emploi au lieu de travail à l’échelle des zones d’emplois entre 1982 et 1999
Données : INSEE. Carte : Brennetot, 2024, réalisée avec le logiciel Magrit - https://magrit.cnrs.fr

La néolibéralisation s’est également traduite par :

  • une croissance sans précédent des flux, internes comme externes,
  • l’ouverture à un espace européen de plus en plus intégré,
  • la polarisation et la métropolisation du territoire autour d’une dizaine de grands centres urbains régionaux en mesure désormais de contrebalancer la prépondérance parisienne,
  • la littoralisation et la concentration le long des grandes vallées,
  • le retournement historique du clivage (à partir des années 1970) entre la moitié Nord-Est du pays, lourdement fragilisée par les délocalisations industrielles, et la moitié Sud-Ouest, plus que jamais attractive et dynamique,
  • l’étalement urbain, la périurbanisation et la consommation de quantités toujours plus importantes de ressources puisées dans le milieu.

Ces différents processus ont continué à exercer leurs effets simultanés et ont conduit à une organisation spatiale qui, loin de se résumer à une fracture linéaire, prend une forme complexe qui bouscule les structures comme les représentations géographiques héritées.

Afin d’atténuer les effets déstabilisants de cette transformation schumpeterienne du territoire (Jessop, 2002) et éviter ce que la DATAR a qualifié dès les années 1970 de “scénario de l’inacceptable” (DATAR, 1971), l’État a engagé diverses politiques d’aménagement régional et de protection de l’environnement qui visent à ménager diverses catégories de territoires fragilisés : tout d’abord, dès les années 1950, les espaces en retard de développement ou en voie de désertification puis, à partir des années 1960, les bassins menacés par la désindustrialisation (tout d’abord les bassins houillers) avant, à la fin des années 1970, de prêter attention aux quartiers de grands ensembles urbains marginalisés et menacés par la fragmentation socio-résidentielle croissante des villes françaises.

Des politiques de l’offre sont déployées via divers plans d’équipements et zonages de discrimination positive prévoyant prohibitions, subventions, incitations fiscales et crédits bonifiés dans le but de venir en aide aux territoires les plus vulnérables et de promouvoir un développement géographiquement équitable (DATAR, 1988). À partir des années 1950, ce que Brenner nomme le “keynésianisme spatial” (Brenner, 2004), en l’occurrence les politiques d’atténuation des inégalités géographiques, se présente comme une simple composante au sein d’un régime spatial plus large, fondamentalement néolibéral, centré sur la stimulation de la croissance par l’intégration des espaces économiques nationaux dans des marchés en voie de transnationalisation.

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Le Scénario de l’inacceptable imaginé en 1971
DATAR, 1971, Une image de la France en l’an 2000. Scénario de l’inacceptable, Paris, La Documentation française, p. 150.

Ce régime politico-économique de néolibéralisme apprivoisé, fondé sur la recherche d’un compromis géographique entre croissance économique et cohésion sociale, a subi une première crise structurelle au cours des années 1970, avec la transition post-fordiste et l’entrée dans une phase de récession structurelle induite par l’extension des marchés internationaux à de nouveaux pays industrialisés, et par l’intensification de la concurrence extérieure (Albert, 1982). Il n’a dû son salut qu’à la façon dont les gouvernements de gauche ont, à partir de 1983, tenté de réarticuler le marché et l’État-providence. Devenu transpartisan, ce néolibéralisme apprivoisé n’a cessé de se reconfigurer depuis lors, sous l’effet d’une série continue d’ajustements des politiques publiques aux grandes transformations du monde : la mondialisation économique, l’intégration européenne, l’essor de nouvelles technologies, la crise écologique, la perpétuation des inégalités, le vieillissement et la diversification sociale des populations.

Le ralliement de la “social-démocratie” française aux principes ordolibéraux (la soumission à la concurrence “libre et non faussée”, la stabilité des prix) permet, au cours des années 1980, de renouer l’alliance franco-allemande et de relancer la construction européenne dans le cadre d’un néolibéralisme raffermi, ce qu’incarne la réalisation du Marché unique puis du Pacte de stabilité au cours des années 1990. Sur le plan intérieur, les collectivités territoriales sont invitées par l’État, via les dispositifs de contractualisation puis les appels à projets, à profiter des libertés nouvelles octroyées par la décentralisation pour s’engager dans des stratégies de développement local qui les placent dans des relations de concurrence pour attirer des capitaux extérieurs et la concentration de facteurs de production.

Ce rééchelonnement de l’action publique en faveur des niveaux locaux se traduit par la multiplication de dispositifs territoriaux tels que les technopôles, les clusters, les zones d’activités et les grands projets urbains censés permettre à la France de préserver ses avantages comparatifs et sa compétitivité internationale (DATAR, 1988). L’État n’en conserve pas moins son rôle d’équipementier national (poursuivant divers programmes de consolidation des réseaux d’autoroutes, de LGV et d’universités) et de garant de l’équité entre les territoires, ce qu’illustrent l’augmentation des prélèvements obligatoires (à l’instar de ce qui se passe dans les autres pays de l’OCDE) et la perpétuation de la politique d’aménagement du territoire au cours des années 1980 et 1990.

Ambitionnant d’assurer un équilibre entre production et redistribution, ce régime est néanmoins travaillé par des crises récurrentes de défiance et de protestation politiques qui, de “mai 1968” aux “gilets jaunes”, ont contraint les dirigeants successifs à renégocier le compromis entre le marché et les autres aspirations de la Nation, sans pour autant remettre en cause les principaux fondements axiologiques du régime. Pendant longtemps, après divers moments de contestation comme l’opposition au référendum sur le Traité de Maastricht en 1992, les grèves de 1995 contre le “plan Juppé”, la qualification de Jean-Marie Le Pen au second tour des présidentielles en 2002 ou le refus du Traité Constitutionnel sur l’Europe en 2005, les gouvernements ont essayé de maintenir un soutien majoritaire au régime en renonçant aux formules trop brutales, en cherchant des solutions nouvelles, en bricolant des instruments inédits de compromis.

Les possibilités d’alternance entre majorités de gauche et de droite offraient régulièrement à l’électorat l’opportunité de réorienter à la marge les conditions de déploiement du néolibéralisme apprivoisé. Dans la première moitié des années 1990, un grand débat sur l’aménagement du territoire a par exemple été lancé par la DATAR et les divers gouvernements successifs, confirmant l’adhésion des élites dirigeantes aux objectifs du néolibéralisme apprivoisé : la compétitivité des régions dans un marché européen de plus en plus intégré et productif figure toujours comme un objectif prioritaire, au même titre que la promotion de la cohésion et de la lutte contre les inégalités entre les territoires (DATAR, 2002). La réflexion engagée en matière de prospective territoriale par la DATAR débouche sur la formulation d’un nouveau projet, le “polycentrisme maillé”, censé faire tenir ensemble les diverses composantes régionales du pays dans le cadre d’une croissance économique renouvelée et équitable (DATAR, 2002), en parfaite cohérence avec la Stratégie de Lisbonne et avec la nouvelle politique régionale de l’Union européenne (Jean, 2009).

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Le “polycentrisme maillé” : un idéal territorial rapidement oublié
La France doit multiplier, diversifier les lieux de polarisation comme autant de portes sur l’économie mondiale.
C’est le modèle polycentrique et le maillage du territoire que propose la Datar.
DATAR (2002). Aménager la France de 2020 : mettre les territoires en mouvement, Paris : La Documentation française.

La crise organique du néolibéralisme apprivoisé

Depuis une vingtaine d’années, les tentatives d’ajustement du compromis néolibéral n’ont pas permis d’empêcher le déclenchement d’une crise de régime touchant l’ensemble des vieilles démocraties libérales (Ikenberry, 2018, Gerstle, 2022, Mearsheimer, 2019, Fraser, 2019). Les changements observables en France se présentent alors comme la manifestation particulière d’un délitement plus général de l’ordre international. Au sein des pays de l’OCDE, foyer géohistorique du néolibéralisme, la confiance et l’adhésion au régime se sont effritées au fur et à mesure que les vieilles recettes néolibérales ont vu leur légitimité populaire remise en cause, au point de passer désormais, pour une part croissante des populations, comme une source de problèmes : l’adhésion à l’ouverture économique internationale, à la construction européenne, la soumission aux règles d’une concurrence de moins en moins équitable apparaissent comme des menaces pour la sécurité et la protection des intérêts collectifs. Nourries par les craintes et l’insatisfaction à l’égard d’un processus de mondialisation dont les vertus proclamées leur semblent de moins en moins évidentes, les populations des démocraties occidentales tendent à se tourner de plus en plus volontiers vers des forces réactionnaires, nationalistes et xénophobes, permettant à l’extrême-droite d’accéder au pouvoir dans plusieurs pays tels que la Hongrie, la Pologne, l’Italie, les Pays-Bas ou les États-Unis et de menacer la stabilité politique ailleurs.

Cette crise du régime néolibéral ne se traduit cependant ni par un effondrement brutal (ou alors pas encore), ni par un simple passage d’un régime à l’autre, mais plutôt par une succession de déstabilisations successives d’ampleur croissante, que les institutions ont de plus en plus de difficultés à juguler (Babic, 2020). Le système politique entre dans ce que les analyses gramsciennes nomment une phase d’”interrègne" dans laquelle l’ordre ancien est en train de mourir sans qu’un nouveau régime ne soit en mesure d’imposer son hégémonie, plongeant les forces en présence dans une bataille politique dont tout le monde ignore l’échéance et l’issue, ouvrant une phase d’incertitude au cours de laquelle la conflictualité entre forces opposées s’accentue (Fraser, 2019, Babic, 2020). Les clivages traditionnels et les normes héritées cèdent le pas à des restructurations inédites et instables, guidées par la volatilité croissante des relations entre acteurs engagés dans la lutte pour la reconstruction de l’hégémonie (Møller Stahl, 2019).

Rendre compte des enjeux qui se posent dans cette période perturbée et instable suppose de suivre avec attention le cours des manœuvres tactiques, la reconstruction des alliances et des clivages, l’extension des luttes, la volatilité des rapports de forces, ce qu’on nomme la “conjoncture” dans la terminologie gramscienne (Hall, 1988). Cependant, l’analyse de la conjoncture politique ne saurait ignorer le poids des dynamiques structurelles sous-jacentes, sans lesquelles aucune stabilisation n’est à terme possible. Adopter une perspective “conjoncturelle” de la crise en cours implique tout à la fois de prêter attention à l’évolution des jeux d’acteurs qui rythment la vie politique, mais aussi de replacer ces derniers dans le cadre de l’évolution des différentes structures à l’œuvre (idéologiques, sociales, économiques, écologiques, etc.) qui ont conduit à l’épuisement puis à la crise du néolibéralisme apprivoisé. L’articulation de ces différents ordres de facteurs dans la conjoncture de crise actuelle mérite alors la pleine attention de chacun.

À l’instar de la néolibéralisation elle-même (Brenner, 2010), la crise du néolibéralisme suppose, pour être pleinement comprise, d’être analysée en prenant en compte la variété des contextes et des formes politiques à travers lesquels elle s’actualise. La crise en cours n’est pas un phénomène uniforme mais, au contraire, un processus qui se diffracte de façon hétérogène en fonction des capacités d’inertie, de résistance et de résilience des territoires qu’elle affecte. C’est pourquoi la crise du néolibéralisme apprivoisé se présente comme la combinaison originale de mutations générales et de réalités particulières que seule une analyse empirique de la variété des conjonctures à toutes les échelles est à même de restituer.

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Évolution du taux de croissance du PIB en France depuis 1958.
INSEE.

En France, la crise du néolibéralisme apprivoisé ne s’est pas déclenchée brutalement mais a pris la forme d’une lente dégradation dont l’origine est difficile à situer mais qui devient pleinement manifeste lors de la crise financière de 2008. Sur le plan structurel, l’économie française entre alors dans une nouvelle phase de dégradation : la croissance du PIB ralentit, la balance commerciale devient déficitaire, la dette publique augmente très fortement et le taux des prélèvements obligatoires atteint 45 % du PIB, à rebours des objectifs affichés par les gouvernements. Dans le même temps, la désindustrialisation et la désertification se poursuivent, les déséquilibres régionaux continuent à se creuser et la part des emplois par rapport à la population totale diminue.

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Évolution de l’emploi au lieu de travail à l’échelle des zones d’emplois entre 2010 et 2021.
Données : INSEE. Carte : Brennetot, 2024, réalisée avec le logiciel Magrit - https://magrit.cnrs.fr

Face à l’accumulation des difficultés structurelles, la politique des gouvernements successifs reste enfermée dans le cadre du néolibéralisme apprivoisé, ce qui tend à bloquer le régime. Les présidences de Nicolas Sarkozy puis de François Hollande correspondent à une décennie de confusion idéologique croissante, chaque camp se livrant à la triangulation des idées de son adversaire pour tenter d’élargir sa base de soutiens politiques, contribuant à effacer le clivage droite-gauche, à saper la légitimité de l’action politique et à empêcher la réforme progressive du régime.

L’avènement du macronisme en 2017 se présente comme l’aboutissement de ce processus (Amable, 2021), conduisant à un gouvernement par le centre dans lequel les forces contestataires sont exclues de la majorité politique, privant désormais le régime de la possibilité de continuer à bénéficier des ajustements incrémentaux qu’offrait jusqu’alors la présence d’une critique interne au pouvoir. Ce moment correspond à l’entrée du système politique français dans la crise organique qui a saisi le monde depuis une quinzaine d’années, marquant, pour la première fois depuis la fin des années 1950, une rupture avec le principe de l’alternance droite-gauche et conduisant à la désorganisation généralisée du système des partis politiques. La montée de l’insatisfaction sociale profite alors aux forces les plus radicales, maintenues hors des institutions, l’extrême-droite gagnant en puissance dans des proportions inédites, au point de pouvoir raisonnablement prétendre s’imposer comme la première force politique du pays.

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Nombre d’électeurs ayant choisi des candidats ou des listes d’extrême-droite en France depuis 2002
Les données issues du Ministère de l’Intérieur agrègent ici les votes pour le FN/RN et les partis de moindre importance (Reconquête, etc.).

Après un premier recul en 2022, l’échec de la coalition centriste lors des élections européennes du 9 juin 2024 a convaincu le président de la République de dissoudre l’Assemblée nationale et d’organiser des élections législatives anticipées dans un temps très court, prenant par surprise la classe politique et la nation toute entière. Cette décision brutale a plongé la France encore un peu plus dans la crise organique, mettant fin au gouvernement majoritaire, du moins de façon provisoire, et ouvrant une période d’incertitude et d’instabilité sans précédent. Loin de clarifier la situation, les élections législatives de l’été 2024 ont accentué l’éclatement du système de forces qui régissait jusqu’alors la Ve République, en opposant trois blocs antagonistes incapables de former une majorité et un gouvernement stables, tout en confirmant la progression plus que jamais menaçante de l’extrême-droite.

La situation de blocage politique que connaît la France depuis l’été 2024 confirme l’entrée du pays dans l’interrègne, dans un contexte marqué par une accumulation de difficultés économiques laissées jusqu’à ce jour sans réponse : la crise de la dette publique, la multiplication de plans sociaux dans l’industrie, la fragilité du secteur agricole, le désaccord avec le reste de l’Union Européenne sur l’avenir du libre-échange, les tensions dans les outre-mers, la reprise du chômage, l’insoutenabilité financière du vieillissement, etc. Au-delà de la crise institutionnelle, c’est bien l’ensemble du régime économico-politique qui est fragilisé, les forces appelant à son remplacement étant désormais électoralement majoritaires bien que divisées et incapables d’engager la moindre transformation.

Le territoire, instrument de lutte pour une nouvelle hégémonie politique

Parce qu’elle remet en cause l’ancrage de la France dans la mondialisation et compromet sa place en Europe, la crise actuelle du néolibéralisme revêt une dimension géographique éminente. Depuis une décennie, l’organisation du territoire fait en effet l’objet de controverses aiguës et récurrentes, opposant les garants du régime néolibéral à la française et ses contempteurs. Les premiers sont prompts à l’euphémisation et à la dépolitisation des enjeux territoriaux, réduits à des considérations instrumentales que des solutions et des remaniements techniques pourraient suffire à résoudre. Les réformes territoriales et l’accompagnement par l’État des démarches vertueuses engagées par les collectivités territoriales sont devenus les outils privilégiés de réponse et d’ajustement du régime à l’amplification des défis écologiques, sociaux et économiques auxquels la nation est confrontée.

La plupart des politiques de “développement durable” hier, de “transitions” ou d’“adaptation” aujourd’hui s’inscrivent dans cette stratégie de réformisme superficiel dont la principale fonction est la préservation du productivisme néolibéral, ce que divers chercheurs critiques appellent le “sustainability fix” (ou solution de durabilité) (While, 2004). Outre l’insuffisance des changements qu’implique la “modernisation écologique” (Mol, 2003), l’invocation récurrente de nouvelles réformes de décentralisation pour résoudre la crise actuelle (Woerth, 2024) illustre combien une partie des élites néolibérales reste attachée à la fragmentation territoriale de l’action publique et méfiante à l’égard du gouvernement central.

Au contraire, les commentateurs critiques n’hésitent pas à dramatiser les enjeux pour mieux justifier la condamnation morale et politique du régime et appeler à son remplacement. Plusieurs thématiques géographiques, constitutives de l’imaginaire national, sont alors réinvesties par les opposants au régime pour alerter l’opinion publique sur la gravité des dangers que court le pays. Le déclin et la perte de souveraineté vis-à-vis du reste de l’Europe et du monde, la fracture intérieure, notamment entre les métropoles privilégiées et les périphéries oubliées, ou encore l’épuisement de la substance et des ressources internes du pays, font partie des principaux griefs. La critique privilégie alors volontiers les descriptions spectaculaires et les exagérations au détriment de la rigueur et de la précision.

Depuis une dizaine d’années, le succès médiatique des pamphlets l’essayiste Christophe Guilluy montre l’incapacité de la critique exprimée dans le débat public à dépasser le stade des appréciations caricaturales et rancunières et à proposer des analyses robustes et constructives (Guilluy, 2014). Les controverses qui surgissent de ces discours outranciers, qu’ils soient d’inspiration progressiste ou réactionnaire, contribuent à la délégitimation du régime, ses défenseurs ayant de plus en plus de difficultés à en démontrer les bienfaits.

Cet affaiblissement tient pour partie aux évolutions effectives des structures qui organisent la géographie de la France, mais aussi, de façon non négligeable, à l’incapacité dans laquelle s’est enfermé l’État, depuis un quart de siècle au moins, de proposer une représentation crédible de son propre territoire et l’assortir : de moyens adéquats, ce mutisme lui permettant de ne pas avoir à assumer sa propre impuissance face aux dérives du régime.

En se limitant à accompagner les territoires locaux et régionaux, l’État a renoncé :

  • à la pratique du diagnostic et de la planification stratégique pour son propre territoire, celui de la Nation toute entière,
  • à proposer une vision souhaitable de sa place, en Europe et dans le monde mais aussi dans les grands équilibres régionaux, des rapports entre Paris et la province, entre les littoraux et les arrière-pays, entre les massifs et les grandes vallées, à formuler une ambition cohérente pour l’organisation de son système de villes, de métropoles et des rapports villes-campagnes,
  • à proposer des réponses aux inégalités persistantes entre régions ou aux difficultés des espaces menacés par la désertification ou la désindustrialisation.

Cette mise en retrait de l’État a eu deux conséquences principales :

Une dérégulation partielle des grandes structures géographiques qui organisent le territoire français.

Les processus de métropolisation, de littoralisation, de densification ou, au contraire, de désertification, de décrochage et de marginalisation se sont poursuivis alors que la politique d’aménagement du territoire national a peu à peu été démantelée et remplacée par diverses politiques d’accompagnement local et régional des collectivités territoriales. Dans ce contexte, le rôle régulateur de l’État n’a pas disparu mais a été fondamentalement affaibli, privant la Nation de toute réelle prise sur les grandes transformations de son propre territoire. Après avoir renoncé à élaborer un Schéma national d’aménagement du territoire, prévu dans la LOADT de 1995, les gouvernements ont peu à peu abandonné les instruments qui avaient servi jusqu’alors à réguler l’évolution de l’espace étatique.

La DATAR, qui offrait depuis les années 1960 un lieu de discussion transversale des enjeux posés par la territorialisation des différentes politiques publiques, en lien direct avec le gouvernement, est intégrée dans des agences moins puissantes (le CGET puis l’ANCT). Les Conseils Interministériels à l’Aménagement du Territoire (CIAT), à l’occasion desquels étaient décidées les grandes lignes de la politique gouvernementale en matière d’aménagement du territoire national, cessent d’être organisés.

À la place, l’État privilégie les contrats avec les acteurs locaux via une multitude d’agences et de programmes, ce qui conduit ou bien à polariser les financements sur les collectivités territoriales les plus puissantes ou les plus agiles, ou bien à instaurer des dispositifs de distribution spatiale de l’argent public selon des critères hétérogènes, mal maîtrisés et peu transparents. Les politiques sectorielles (y compris en matière de transport) sont menées comme si la régulation des grands équilibres géographiques pouvait s’organiser spontanément. Par exemple, les divers plans de relance, les programmes de développement économique comme “Territoires d’industrie” ou de cohésion socio-territoriales comme “Action coeur de ville” ou “Petites villes de demain” souffrent de volumes financiers insuffisants pour exercer une réelle influence, et d’une absence de stratégie territoriale assumée et adaptée à la géographie de la crise.

En conséquence, les dynamiques de décrochage héritées de la transition post-fordiste des années 1970 continuent à exercer leurs effets géographiques un demi-siècle plus tard et à creuser les inégalités entre des régions très dynamiques (la façade atlantique, la région lyonnaise et le sillon alpin, la métropole toulousaine, le Midi méditerranéen ainsi que, dans une moindre mesure, le coeur de l’Ile-de-France, Lille, le Sillon lorrain, Strasbourg et l’Alsace) et des régions bloquées, en situation de stagnation ou de déclin subis, comme les espaces fragilisés par la désindustrialisation au Nord, au Nord-Est et aux marges du Bassin parisien, ainsi que dans la diagonale du vide et les Pyrénées intérieures, dont la désertification et le déclin se poursuivent. Par ailleurs, l’État s’est engagé depuis le début des années 2000 dans une politique de “maîtrise” de ses coûts de fonctionnement qui l’a conduit à réduire une partie de sa présence dans de nombreux territoires et à laisser proliférer un large sentiment d’abandon au sein de la population.


Le démantèlement de la politique d’aménagement du territoire et des outils d’observation qui l’accompagnaient privant la Nation de la possibilité d’établir un diagnostic suivi. 

C’est ce qui aurait permis de rendre compte de l’évolution de ces structures spatiales. Il en résulte que nul n’est aujourd’hui véritablement en mesure d’apprécier la façon dont les grands équilibres géographiques hérités du XXe siècle sont susceptibles d’être affectés par les transformations en cours : les conséquences locales et régionales de la crise financière mondiale de 2008 et de ses répercussions sur l’activité productive, le ralentissement de la croissance du PIB, la légère reprise de l’activité industrielle à partir de 2016, la baisse récente du chômage, l’aggravation du vieillissement démographique, l’intégration des innovations technologiques sont exclusivement appréhendées à l’échelle des territoires locaux et régionaux.

Face à la dissolution de la représentation qui affecte le territoire national, les opposants au régime ont alors beau jeu d’agiter les fantasmes angoissants de la fracture et du déclin, sans pour autant apporter d’éclairages probants. Les réprobations émanant tout à la fois des opposants au néolibéralisme apprivoisé et des élus locaux, souvent prompts à dénoncer l’impéritie du pouvoir central pour mieux défendre les intérêts de leur propre territoire, ont pu s’accumuler sans que l’État ne soit en mesure de proposer des contre-feux idéologiques et programmatiques. Fragilisé par son propre renoncement à assumer un positionnement politique sur l’avenir du territoire national dans un contexte géopolitique et géoéconomique de plus en plus instable et menaçant, l’État n’a pas cherché à répondre, à discuter ou à critiquer les défauts qu’on lui impute par une stratégie de proposition tangible, crédible et susceptible d’offrir un horizon géographique que l’ensemble du pays pourrait discuter.

Il a laissé proliférer les discours négatifs et les jugements réprobateurs mêlant tant des conclusions tirées de certaines expériences vécues par la population que le recyclage plus ou moins outrancier de divers mythes géographiques autour desquels la Nation française s’est lentement construite (le couple Paris/province, le clivage ville-campagne, l’unité nationale, la grandeur et le déclin, etc.). Il en découle une dramatisation du débat public qui réactive le mythe d’une “fracture” territoriale dont la principale fonction politique est de contribuer à éroder la légitimité du régime.

Conclusion

La crise du néolibéralisme apprivoisé conduit, en France, à une fracture idéologique, bien réelle celle-ci, opposant de façon de plus en plus exacerbée des discours euphémisants, véhiculés par les garants du régime pour laisser croire que la mise en marché permettrait à chaque territoire local de tirer avantage de sa situation géographique moyennant un accompagnement judicieux de l’État, et des représentations de plus en plus caricaturales, mobilisées par les forces contestataires, autour de la dénonciation de la division, de l’abandon et du déclin du territoire. La crise du régime polarise alors le débat autour de modèles géopolitiques stéréotypés qui font écran à la connaissance de la réalité territoriale, qui nuisent à la rigueur et à la précision de la discussion collective, et qui enferment les protagonistes dans une conflictualité empêchant tout dialogue constructif, situation qui profite alors aux forces politiques les plus radicales, en l’occurrence l’extrême-droite.

Une telle situation n’a rien d’une fatalité et il existe des leviers, non pas pour empêcher la conflictualité nécessaire à la structuration du pluralisme démocratique (Mouffe, 2014), mais pour offrir une base de diagnostic partagé, indispensable à la formulation d’une discussion constructive et à la formation de gouvernements légitimes et efficaces. Cela suppose que les forces restées attachées au débat démocratique s’engagent à promouvoir les outils nécessaires à la construction d’évaluations fiables, tiennent compte des faits objectifs qui en découlent et ajustent leurs opinions en fonction de ce que l’évolution du réel laisse transparaître. Aujourd’hui, les conditions d’une telle évaluation sont fragilisées par la désintermédiation de la communication provoquée par l’essor des réseaux sociaux (et par la délégitimation indifférenciée des élites qui l’accompagne), par la difficulté du public à objectiver le réel dans ce nouveau contexte, mais aussi par la faible propension des forces au pouvoir à reconnaître l’imperfection et les dysfonctionnements du régime qu’elles soutiennent.

En matière internationale, la difficulté à s’accorder sur un diagnostic commun porte moins sur la montée des tensions géopolitiques et sur l’incapacité des institutions européennes à fournir des réponses adaptées aux nouvelles menaces (y compris chez les europhiles néolibéraux), que sur les réponses à donner aux ambitions néo-impérialistes en provenance de Russie, de Chine et, désormais également, des Etats-Unis d’une part, et sur les solutions à engager pour tenter de faire face au dérèglement bioclimatique planétaire d’autre part. Sur le plan intérieur, la confusion est en revanche beaucoup plus grande, l’évaluation reposant plus souvent sur des constats partiels, des généralisations abusives et le recyclage de mythes occultants que sur des informations actualisées et des mesures rigoureuses, tangibles et discutables. Une telle imprécision permet alors aux forces d’opposition de saper la légitimité d’un régime qui a peu à peu renoncé à produire une image crédible de lui-même afin d’éviter d’avoir à assumer sa propre impuissance, contribuant ainsi à accentuer la mécanique de crise.

Face au risque de désinformation qu’engendre la crise du régime pour le territoire national, il devient plus que jamais nécessaire de consolider la connaissance scientifique et de la mettre au service des forces pour qui le savoir et la raison demeurent les étais indispensables à partir desquels bâtir la justice et le droit. Cela passe par la consolidation des bases d’information disponibles, beaucoup de questions restant aujourd’hui imparfaitement renseignées, mais aussi par l’élaboration d’un cadre d’analyse à même d’appréhender la complexité des dynamiques en cours. La crise ne peut en effet se comprendre que si l’on parvient à saisir comment les différentes composantes du régime interagissent de façon dynamique et s’influencent mutuellement, au point de fragiliser progressivement les mécanismes de la régulation néolibérale.

Sur le plan géographique, cela implique de pouvoir mettre en évidence la façon dont les différentes structures spatiales s’articulent les unes aux autres dans la conjoncture de crise. Les analyses empiriques menées à ce propos montrent que, loin de se traduire par une fracture territoriale nette et univoque, à l’inverse de ce que prétendent nombre de contempteurs, la crise se manifeste plutôt par des changements incomplets, des glissements progressifs creusant lentement les écarts de situation, provoquant un remodelage des équilibres locaux et régionaux tout en accumulant les tensions de façon subreptice. “En même temps”, les dispositifs d’ajustement politique ne disparaissent pas mais perdent en efficacité, livrant le territoire à des logiques marchandes de moins en moins encadrées et maîtrisées.

Les lignes de faille qui structurent le territoire jouent alors plus activement, sans que les liens de cohésion socio-géographique ne disparaissent, continuant à exercer le rôle de temporisateurs résiduels dans un contexte de tensions et de déstabilisation croissantes. Dès lors, la crispation sur les recettes héritées ne peut conduire qu’à une impasse, et une réforme profonde du régime devient nécessaire, le risque principal étant aujourd’hui que la faillite du néolibéralisme ne cède la place à une nouveau régime d’extrême-droite, nationaliste, libertarien et écocide. Contre une telle perspective, une des principales questions tactiques qui se pose aux forces progressistes est de savoir, dans le rapport actuel de pouvoir, s’il convient d’engager la lutte contre-hégémonique avec ou sans les héritiers du régime néolibéral.

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