« J’ai entendu dire, à l’occasion de mes cartes, qu’il y avait bien longtemps qu’on avait fait des cartes parlantes ; non-seulement mes cartes parlent, mais, de plus, elles comptent, elles calculent par l’œil ; c’est là le point capital ; c’est là le perfectionnement que j’ai introduit dans mes cartes figuratives par la largeur des zones, et dans mes tableaux graphiques par les rectangles. »
— Charles-Joseph Minard, 1861
Charles-Joseph Minard est né quelques années avant la Révolution française et sa longue vie se prolonge jusqu’à la seconde moitié du XIXe siècle. Ingénieur civil, il développe un impressionnant ensemble de graphiques et de cartes statistiques. Motivé par les problèmes intellectuels qu’il a rencontrés au cours de sa pratique professionnelle, Minard s’est donné pour mission d’inventer des visualisations convaincantes permettant d’appuyer l’analyse des résultats statistiques. Ses études approfondies courent sur plusieurs décennies, et son œuvre culmine avec la création d’un des graphiques d’information les plus célèbres jamais réalisés : la carte statistique de la campagne de Russie.
Publié en 1869, un an avant la mort de Minard, ce graphique éloquent résume la désastreuse campagne militaire menée par Napoléon en 1812. Sur un fond de carte constitué des territoires aujourd’hui lituanien, biélorusse et russe, Minard figure une variable statistique particulièrement révélatrice : la perte brutale et constante de soldats de l’armée Napoléonienne durant les quelque six mois couverts par le graphique. Alors que 420 000 hommes envahissaient triomphalement la Russie en juin 1812, l’armée se trouvait déjà considérablement réduite trois mois plus tard à son arrivée à Moscou. Lorsqu’à l’automne, Napoléon ordonna aux troupes de s’en retirer, il envoya ses hommes à une mort certaine dans les vastes plaines de la Russie occidentale traversées par un hiver extrêmement rude, sans aucun soutien ni infrastructure. La carte montre que seuls quelques dix mille soldats ont survécu.
Cette pièce se distingue depuis longtemps de l’œuvre de Minard et le fait encore aujourd’hui. Sa notoriété a même produit de curieux souvenirs, comme un T-shirt arborant le flux Napoléon (actuellement disponible, avec d’autres produits de la marque Minard, dans plusieurs boutiques en ligne) [1]. Par son pouvoir rhétorique singulier, ce graphique est souvent présenté comme un acte isolé, ce qui occulte le fait que Minard l’avait initialement publié à côté d’une seconde carte de campagne militaire, évoquant un événement de l’antiquité. Cette renommée sélective tiendrait de l’éloge enthousiaste du statisticien et politologue américain Edward Tufte, qui affirmait que cette carte est « probablement le meilleur graphique statistique jamais dessiné [2] ». Tufte, à travers ses livres novateurs sur les principes de la conception de graphiques statistiques, peut être crédité de l’attention portée aux travaux de Minard par un assez large public contemporain.
Tufte ne fut cependant pas le premier auteur à louer avec enthousiasme le travail de Minard. Dès 1878, le scientifique français Étienne-Jules Marey reproduisait la carte de Napoléon dans son recueil très complet La méthode graphique dans les sciences expérimentales et particulièrement en physiologie et en médecine. Il reconnaissait également la puissance visuelle immédiate de cette œuvre, en la célébrant par une remarque, abondamment citée depuis, sur le fait que « nulle part la représentation graphique de la marche des armées n’atteint ce degré de brutale éloquence qui semble défier la plume de l’historien [3] ». Marey fait également référence à l’ensemble de l’œuvre, qualifiant la méthode de « système Minard » et affirmant qu’elle avait inspiré de nombreuses imitations et applications [4]. Au cours du XXe siècle, les historiens de la cartographie et de la visualisation statistique — Howard Gray Funkhouser, Arthur Howard Robinson, François de Dainville, Josef W. Konvitz, Gilles Palsky et Michael Friendly — ont fourni des comptes rendus plus complets de l’œuvre de Minard sur les cartes statistiques [5]. Malheureusement, en dépit du travail novateur de ces historiens, bon nombre de cartes de Minard sont demeurées inconnues du grand public ; pendant ce temps, l’intérêt général pour l’histoire de la cartographie thématique et des graphiques statistiques s’est accru de façon exponentielle avec l’essor de la visualisation de l’information depuis les années 1990.
Ce n’est pas un hasard si nous devons nous intéresser de nouveau à l’œuvre impressionnante de Minard. Plusieurs forces puissantes façonnent son œuvre et résonnent avec notre culture contemporaine. L’une d’entre elles est l’abondance sans précédent de données. Le début du XIXe siècle a vu naître et s’installer la nouvelle science de la statistique, que Minard, avec beaucoup de ses contemporains, a considéré comme une source fertile d’information et commencé à travailler avec ces données. Bien que la statistique soit désormais un domaine scientifique bien établi, nous connaissons nous aussi une abondance sans précédent de données structurées, résultant de l’essor des technologies numériques. De fait, la recherche en visualisation a connu une croissance considérable au cours des dernières décennies.
L’autre facteur ayant façonné l’œuvre de Minard est le profond changement que les nouvelles techniques de communication et de transport — comme la locomotion à vapeur, le chemin de fer et le télégraphe — ont apporté au XIXe siècle. Nous nous trouvons nous aussi au milieu d’une révolution technologique, qui implique un besoin urgent de dialogue, de réflexion et de compréhension au sujet de ces machines qui envahissent de plus en plus d’aspects de notre quotidien pris dans des rouages d’une complexité sans précédent. Minard travaillait au sein d’un groupe de personnes qualifiées qui se confrontèrent à ces nouveaux développements. Chef de file d’un mouvement qui aspirait à rendre les données statistiques utiles face à des changements culturels monumentaux il contribua à plus d’ouvrages dans le domaine émergent de la visualisation de l’information que toute autre personne au XIXe siècle.
Bien qu’il ait employé des méthodes variées, le nom de Minard est associé à l’élaboration de la carte de flux [6]. Mais il n’est ni le premier ni le seul à avoir tenté une intégration de la cartographie et de la « méthode graphique » sous la forme du flux. [7]. On sait désormais qu’au moins un homme a précédé Minard dans la création d’une carte de flux : l’ingénieur Henry Drury Harness, qui avait conçu un atlas de six cartes thématiques relatives au trafic ferroviaire en Irlande en 1837 [8]. Quelques années plus tard, et semble-t-il indépendamment de celle de Minard, l’ingénieur ferroviaire belge Alphonse Belpaire avait réalisé sa propre carte de flux. [9]. La méthode de flux peut être considérée comme le thème principal de Minard et sa grande contribution à la visualisation de l’information, avec quarante et une cartes dessinées de sa main en grand format.
↬ Sandra Rendgen.