Il n’y a qu’une seule façon de voir les choses qui donne la plus haute sensation de les comprendre, c’est une forme parfaitement maîtrisée de délire ou de simulation. »Jean Baudrillard
I. Patrick Geddes à l’horizon
Jamais, à l’évidence, les cartes n’ont atteint pareil degré de précision qu’aujourd’hui. Jamais elles n’ont été si nombreuses et accessibles. Un désir insatiable de tout cartographier s’est emparé de nous et sans vergogne nous y succombons. À l’interrogation suivante : Pourquoi ne pas cartographier toute chose ?, il semble que nous ne puissions répondre que par un « oui » sonore.
Mais, si désormais les cartes sont partout, la cartographie n’en est pas moins en train de nous échapper. Elle nous échappe de multiples façons : tout d’abord parce que les conventions cartographiques (projections, échelles, légendes...) sont de moins en moins connues de celles et ceux qui lisent les cartes et que cet « oubli » rend malaisée l’élaboration de savoirs cartographiques communs et partagés. Ensuite parce qu’à la façon des autres technologies de l’information et de la communication, les cartes sous leur format numérique voient leur nature s’altérer, se transformer, voire même, au contact du big data et de l’intelligence artificielle, bifurquer de façon radicale. Le but de la cartographie de type Google n’est pas tant de donner à voir et à situer, que d’emmagasiner et de digérer en continu, algorithmiquement, des données personnelles afin de prédire des comportements. C’est une cartographie qui tire profit du moindre de nos gestes, archivant et analysant chaque byte d’information que nous générons, produisant à son tour des cartes de notre vie intime et sociale.
Ce faisant, nous approchons de rivages dont même Jorge Luis Borges n’avait soupçonné l’existence. Aussi fantastique et fantasmée soit-elle, l’échelle 1/1 de la carte reste de l’ordre de la vision humaine. Force est de s’y confronter avec toute notre personne, par l’imagination s’entend, comme on le ferait de la réalité concrète. Or la cartographie devient aujourd’hui si détaillée (une précision de l’ordre du centimètre), si vorace et si ubiquitaire qu’elle laisse derrière elle le regard, la vision et plus généralement la perception, pour finalement décrire un réel coupé de l’expérience sensible. Réel qui n’est plus à proprement parler à taille humaine et dont l’appréhension devient problématique, si ce n’est chimérique. En écho à la crise de réduction du monde initiée en son temps par la révolution des transports et par celle du transfert de l’information, une crise de la représentation du monde s’apprête à bousculer bon nombre de nos repères et certitudes.
Si la cartographie vit une « crise », c’est parce qu’elle est de moins en moins directement destinée à l’humain. Au lieu de s’adresser à nous sous forme de représentations — souvent imparfaites, mais tellement humaines —, elle nourrit de plus en plus « nos » applications, véhicules autonomes, objets connectés, villes intelligentes...
En « mécanisme » qu’elle était et en véritable technique qu’elle est devenue — pour reprendre les termes de l’analyse de Jean Baudrillard sur le monde des produits industriels —, la cartographie a ainsi vécu sa révolution (numérique) en opérant le monde non plus en surface mais en profondeur. L’échelle géographique, sa véritable colonne vertébrale, n’y a pas résisté. Comme dans la carte de l’Océan qui illustre La Chasse au Snark, elle est devenue une échelle sans degré, c’est-à-dire sans référence ni mesure communes :
Libérés de la référence humaine, de ce qu’on pourrait appeler “la grandeur nature”, voués de plus en plus à la complexité des messages, les mécanismes, à l’image du cerveau, vont vers une concentration irréversible des structures, vers la quintessence du microcosme. Après une période d’expansion prométhéenne d’une technique visant à occuper le monde et l’espace, nous venons à l’ère d’une technique qui opère le monde en profondeur. Électronique, cybernétique — l’efficience, libérée de l’espace gestuel, est désormais liée à la saturation de l’étendue minimale régissant un champ maximal et sans commune mesure avec l’expérience sensible. »Jean Baudrillard, Le système des objets, 1968.
Si la technique opère le monde de la sorte, hors de portée de notre vision et de nos sens, c’est qu’à la manière d’un démiurge elle n’aurait d’autre ambition que de l’engendrer. Pareille idée est prolongée quelques années plus tard dans L’Effet beaubourg. Cette fois il est fatalement question de cartographie :
Finie l’utopie même de Borgès, de la carte co-extensive au territoire et le redoublant tout entier : aujourd’hui le simulacre ne passe plus par le double et la réduplication, mais par la miniaturisation génétique. Fin de la représentation et implosion, là aussi, de tout l’espace dans une mémoire infinitésimale, qui n’oublie rien, et qui n’est celle de personne. »
Partant de la nécessité d’une réflexion partagée sur le monde de la cartographie ainsi que sur la cartographie du monde actuel, conscient des difficultés qui ne manqueront pas de surgir, il me paraît urgent d’esquisser les contours d’une archéologie des dispositifs et des pratiques cartographiques contemporains, ou plus précisément et pour reprendre les termes d’Yves Citton dans Médiarchie (Le Seuil, 2017), « d’aller chercher dans le passé des dispositifs [...] qui “anticipent” » l’objet posé devant nous, « avec l’espoir que cette prise de recul temporel aidera à mieux mesurer les parts relatives de ce qui se répète et de ce qui est véritablement inédit, et, ce faisant, à mieux faire face aux défis de l’avenir ». Sachant encore que ce « que l’on ira chercher en priorité dans les siècles passés, ce ne seront pas [...] tant des “précurseurs” qui auraient “anticipé” certains développements à venir, mais plutôt des bricolages surprenants et des rêves impossibles, des chiffons palimpsestueux brouillant la succession bien ordonnée des générations techniques ».
« Pourquoi ne pas (...) cartographier toute chose que tu désires connaître, et comprendre ? » (Why not (...) map whatever you desire clearly to know, and understand ?) fut en fait un des mots d’ordre de Patrick Geddes (1854-1932), penseur polymathe écossais des plus étonnants. Ma contribution se cantonnera ici à une rapide traversée de la cartographie geddesienne et de la pratique qu’elle appelle de ses vœux, en particulier à travers le mapping s’exposant et s’expérimentant dans le bricolage surprenant que furent l’Outlook Tower d’Édimbourg et ses avatars (divers projets analogues conçus ou imaginés, parfois réalisés, parfois avortés, au fil des années).
Appelée alternativement Regional Tower, Index ou Civic Museum, Thinking Machine, Graphic Encyclopaedia, Geographic Exhibition, Sociological, Civic ou Geotechnic Laboratory — peu importe l’ordre, la liste n’étant d’ailleurs pas close —, je voudrais, à la suite de Franz Schrader, faire de cette « Tour d’observation » une « Tour de veille » apte à redire concrètement (et donc à défendre), de façon ténue mais non moins insistante, les aptitudes de la cartographie à donner à voir et à penser le monde sans pour autant le tenir à distance, ainsi qu’à rendre explicites les tours et détours auxquels le cartographe a recours pour y parvenir.
Que la carte puisse dire ce qu’elle veut et mentir à dessein, qu’elle puisse figurer comme défigurer le monde, le simuler ou le dissimuler, furent choses évidentes pour Geddes. Qu’elle soit ni plus ni moins une possibilité de le transformer ou de le protéger, bref de l’habiter, comme il en fit le vœu, cette fois en connaissance de cause, le fut tout autant et le demeure à ce jour.
II. Cartographier la vie
Sortie de son relatif anonymat en 1892 après son acquisition par Geddes, l’Outlook Tower n’en demeure pas moins une « anomalie ». Difficile en effet d’insérer cette tour sise sur les hauteurs de la vieille ville d’Édimbourg dans une histoire de la cartographie, qu’elle brouille d’ailleurs au premier coup d’œil.
Outre une camera obscura installée en 1853 par Maria Theresa Short — la tour s’appelait alors Short’s Observatory —, on y trouve deux terrasses servant de poste d’observation, une salle de méditation et cinq étages articulant chacun une échelle distincte d’analyse. Tout l’espace disponible, y compris les escaliers en colimaçon et le sol des étages ou encore la cave, est mis à contribution. Lieu de rencontre et de retraite pour toutes sortes de personnes, musée et dépôt réunissant une foule d’objets, la Tour est d’abord un lieu dédié à l’observation. Aussi on comprendra que la vision n’y soit jamais entravée et qu’elle y conserve un rôle cardinal, tant dans l’observation fondatrice que dans l’interprétation des faits observés.
Parmi les objets qui lui sont consacrés, outre la camera obscura, notons un télescope (de la taille de celui de Galilée), des tables d’orientation, des diagrammes topographique, géologique, météorologique, botanique et zoologique, mais encore un épiscope — sorte de table d’orientation creuse et transparente qui permet de pointer différents lieux de la Terre dans leurs directions et distances vraies, accompagnée de sa version réduite (un globe creux) —, une sphère céleste translucide, des planétaires et des globes, enfin des reliefs, plans, cartes, dessins, vues diverses, dioramas et lanternes magiques. Tous ces objets vont graduellement « coloniser » la Tour et être marqués par elle en retour.
Ce formidable amoncellement ordonné de matériaux dessine les contours d’une non moins formidable « collaboration » entre l’Outlook Tower et son concepteur. Edward McGegan, un des intendants de la Tour, aimait à rappeler combien les deux ne doivent être dissociés. Personne en effet ne peut mieux donner vie à la Tour que Patrick Geddes. Lorsqu’il est présent, les visites sont mémorables. S’il s’absente trop longtemps, la Tour périclite. Si le petit opuscule A First Visit to the Outlook Tower — peut-être un des textes les plus aboutis sur le sujet — sort en 1906, c’est parce qu’en l’absence de Geddes elle peine à trouver son public et qu’il lui faut trouver d’urgence une solution à ce problème.
Mais Geddes a besoin de la tour autant qu’elle a besoin de lui. Essayer de comprendre cette relation exige de se retourner sur deux épisodes saillants de sa biographie. Le premier met en scène l’adolescent de 10-12 ans. Le jeune Patrick vit avec sa famille dans un cottage près de Perth, sur la côte Est de l’Écosse. Il a pour habitude de vadrouiller à travers la campagne et de goûter la perspective offerte depuis le sommet voisin de Kinnoull Hill, d’où il peut également découvrir la vallée de la Strathmore. Du haut de cette colline d’à peine deux cents mètres de haut, Perth se découvre de façon singulière :
Depuis le sommet de la colline surplombant la rivière vous y plongez votre regard comme s’il s’agissait d’une carte ou, mieux encore, d’un relief vu en perspective. »
Patrick Geddes, « The Education of Two Boys (The Sixth of the Talks of the Outlook Tower) », The Survey, 1925, p. 573.
Le témoignage est sans conteste celui du vieil homme se remémorant les reliefs à proportions vraies réalisés par Paul Reclus (neveu d’Élisée). Il est tentant pourtant de voir dans ce premier point de vue (lookout) un point d’observation proprement dit (outlook), une incursion initiatique dans la logique scalaire. Quelques années plus tard, ce sera la marque de fabrique de l’Outlook Tower, sachant que celle-ci est, comme Lewis Mumford l’a souligné à maintes reprises, à la fois un bâtiment et une idée.
La Tour et ses avatars, qu’importe le nombre d’étages ou de parties qui vont les constituer, ne manquent jamais de faire dialoguer entre elles les plus grandes et les plus petites échelles géographiques, du lieu où ils s’érigent au monde tout entier — cosmos compris —, du regard le plus minutieux à la vision la plus étendue, de la compréhension la plus aiguë à l’impression la plus générale.
De même me faut-il rappeler qu’à la façon des écoliers écossais, Geddes inscrivait dans son cahier son nom et son « adresse » par degrés :
Patrick Geddes, Perth, Scotland, Europe, World.
Le second événement se situe une bonne dizaine d’années plus tard, à l’automne-hiver 1879-1880. L’étudiant est passé par Édimbourg pour étudier la botanique, par Londres pour suivre les cours de zoologie de Thomas Huxley et par la France, à la station de biologie marine de Roscoff tout d’abord, à Paris ensuite (où il suit des cours de biologie). À 25 ans, il part au Mexique retrouver son frère aîné et mener des recherches botaniques sur le terrain. C’est alors qu’un incident marquant a lieu : après un usage inconsidéré du microscope en plein soleil, ses yeux lâchent. Suivent trois mois d’obscurité forcée pour éviter la cécité complète. Craignant celle-ci plus que tout, il médite sur sa condition d’observateur-né devenu subitement aveugle. Alors qu’il effleure le châssis de la fenêtre obscurcie, l’évidence de la solution le frappe. Comme il le notera rétrospectivement :
Graphiques ! Notations ! (mises en relief). Ces graphiques ne sont point seulement d’un usage mathématique ou statistique. Ils peuvent être employés afin d’exprimer des idées de toutes sortes — d’ordres physique ou chimique, biologique, et pourquoi pas aussi social ? Et géographique évidemment. » [1]
Par l’entremise du toucher, la fenêtre et son châssis ont fait relief, et très vite se sont transformés en diagrammes servant de fenêtres à son esprit. Dans son livre Technics and Civilization, publié en 1934, Mumford revient sur l’impact qu’eut dans l’habitat l’utilisation progressive du verre :
En perdant sa coloration, en cessant d’être utilisé pour la décoration — fonction qu’il remplissait dans les églises médiévales — et en laissant apparaître au contraire les formes et les couleurs du monde extérieur, le verre servit aussi de symbole au double phénomène de naturalisme et d’abstraction qui avait commencé à caractériser la pensée européenne. Plus encore, il renforça ce phénomène. Le verre permit de voir plus clairement certains éléments de la réalité. Il concentra l’attention sur un champ nettement défini, limité par le cadre. » [2]
Voilà précisément décrit le phénomène de concentration que Geddes expérimente, prenant conscience des cadres qui l’enserrent et la rendent possible dans le même temps. Ces cadres vont se démultiplier à mesure que la vision se fait réflexion ou étude. Serait-il dès lors envisageable de présenter sous forme graphique toutes les sciences ainsi que les relations nouées entre elles, afin de former un véritable atlas de la connaissance, un « atlas des graphiques » (atlas of graphics) ? Et partant de là, de tracer une véritable « Cartographie de la Vie » (Charting of Life) ? Les diagrammes devenant de véritables « machines à penser » (thinking machines), chacune formant à sa manière une fenêtre sur le champ considéré ; fenêtre avec châssis et carreaux.
Poursuivant sa quête d’un savoir vivant plutôt que figé, cinétique plutôt que statique, synthétique plutôt qu’analytique, il esquissera plus tard les contours d’une science sociale proprement dite. Une sociologie comprenant, en écho à sa première formule biologique (Environnement / Fonction / Organisme), puis à celle abordant le phénomène humain plus directement (Lieu / Travail / Peuple), les trois sciences sœurs que sont pour lui la géographie, l’économie et l’anthropologie.
C’est bien une carte que nous avons sous les yeux. La maxime geddesienne « Why not (...) map whatever you desire clearly to know, and understand ? » le rappelle avec insistance : toute idée peut être cartographiée, toute idée a vocation à être appréhendée sous différents angles et de près ou de loin, à l’aide de différents projets [3].
Dans un texte paru en juillet 1924, « The Mapping of Life » (The Sociological Review), Geddes ne manque pas d’évoquer en termes très clairs la parenté entre la carte géographique et sa propre méthode. Prenant l’esquisse d’une mappemonde sur une feuille de papier comme exemple, il reconnaît que cartographier est un exercice plus ardu qu’il n’y paraît, à moins... qu’en pliant cette feuille en deux nous lui donnions un équateur et lui ajoutions un graticule à l’aide de plis supplémentaires. Une fois la feuille dotée de ce réseau, croquer le monde est chose aisée. Pareille logique sera utilisée pour fabriquer les châssis et les grilles de ses thinking machines, celles-ci devenant pour l’occasion des sortes de « chambres claires » camera lucida, sachant que « tel était le nom de cet appareil, antérieur à la photographie, qui permettait de dessiner un objet à travers un prisme, un œil sur le modèle, l’autre sur le papier » [4].
Mais des appareils utilisés moins dans le but, ainsi que le proposait Albrecht Dürer en plein XVIe siècle, à l’aide d’un modèle optique plus élémentaire, de reproduire scrupuleusement une partie du tout ou de saisir l’articulation entre le tout et ses parties, que de le recomposer à l’aide de parties jusque-là disjointes sous l’assaut de la logique de la spécialisation à outrance, celle que Geddes qualifie justement de dis-spécialisme.
Prenant comme image l’étude d’une simple courbe, il en montre sans peine la logique mortifère :
Une courbe paraît concave vue de l’intérieur, convexe vue de l’extérieur. Imaginons que les mathématiciens se comportent comme nos [dis-spécialistes], eh bien ils feraient de la vue intérieure de la courbe [...] une véritable sous-discipline — une concav-ologie ! Et, de façon similaire, de la vue extérieure une convex-ologie, avec peut-être à la clef une tangent-ologie. »Patrick Geddes in A. Defries, The Interpreter Geddes : the Man and his Gospel, 1927.
Outre un refus net de la logique de la disciplinarisation à outrance — qui équivaut pour Geddes à un refus de la division du travail intellectuel —, cartographier la vie exige qu’on quitte le domaine de la biologie stricto sensu pour l’intégrer à un champ plus large composé de la géographie, de l’économie et de l’anthropologie. Et de remarquer que ses différents aspects sont étudiés d’ordinaire dans des lieux distincts et séparés [5]. Si le savoir doit constituer un tout unifié et intelligible il faut que ces lieux soient mis en relation.
Approfondir à ce stade l’analyse des diagrammes geddesiens nous mènerait trop loin — à partir d’un certain niveau de complexité, le risque est grand d’en perdre de vue la logique intrinsèque — mais on peut d’ores et déjà constater que par « cartographie » Geddes entend une manière de rendre graphiquement compréhensible la réalité observée, tout autant que le regard que nous portons dessus.
III. Orienter la vision
De retour du Mexique, Geddes engage une collaboration avec les éditeurs de l’Encyclopaedia Britannica dont les bureaux se situent sur High Street, dans la vieille ville d’Édimbourg. Remarqué par Charles Darwin, son premier article (« Insectivorous Plants ») sort cette même année (1880). C’est le début d’une longue et fructueuse collaboration qui s’étalera sur plusieurs années. Si l’établissement d’une encyclopédie le questionne — classement orthographique des entrées en premier lieu — ce n’est qu’une décennie plus tard, une fois l’Outlook Tower acquise, que sa critique s’affine et se cristallise.
Souvent désignée comme un observatoire ou un musée géographique, la Tour n’en échappe pas moins à toute catégorisation. Sa nature évolutive, les contingences du quotidien — en premier lieu la nécessité d’assumer son fonctionnement — forcent Geddes et ses proches à lui donner une visibilité et une identité plus manifestes que réelles. Si l’étiquette « Musée géographique » s’impose très vite, c’est en vérité bien autre chose qui est en train de s’élaborer, comme le montre clairement son allocution lors du 68e Congrès de l’Association britannique pour l’avancement des sciences qui se tient à Bristol au mois de septembre 1898.
Venu en compagnie d’Élisée Reclus, lequel est en quête de soutiens pour son projet de Grand Globe désormais ramené à l’échelle du 1/500 000, il commence par rappeler la tradition intellectuelle (et donc encyclopédique) d’Édimbourg, ainsi que l’ancrage régional de la Tour. Il aborde alors le cœur de son propos : la Tour « est née de la tentative renouvelée de préparer une encyclopédie désormais dotée d’un ordre rationnel, exposant des choses dans leurs relations mutuelles » [6].
L’expression Encyclopaedia Graphica n’est pas encore utilisée, mais l’idée est là. À celle-ci s’adjoint l’ambition de faire de la Tour un « Geotechnic Laboratory » [7], un laboratoire de géographie appliquée permettant de proposer, puis d’organiser, une série d’actions concrètes.
La présentation se clôt sur une invitation : il suffirait de très peu pour que d’autres villes se dotent à leur tour d’une Outlook Tower, et Bristol en premier lieu. La Cabot Tower serait parfaite dans cet usage, et d’ailleurs une camera obscura est déjà en fonction (il a en tête la Clifton Camera). Est-ce là sa première tour rêvée ? Peut-être. Ce qui est certain, c’est que ce ne sera pas la dernière.
À peine deux ans plus tard, Geddes s’installe à l’Exposition universelle de 1900 à Paris, plus précisément sous les arches de la galerie supérieure du Palais du Trocadéro où il établit une Outlook Tower symbolique. Cette exposition, il la qualifie tantôt de « musée de musée » (museum of museum), de « résumé mondial » (world summary) ou encore d’« encyclopédie concrète » (concrete encylopaedia, cf. « The closing exhibition – Paris, 1900 »). Parce qu’il a en tête le Palais de l’Exposition universelle de 1867 à Paris érigé sous la direction de Frédéric Le Play, un bâtiment ovale capable de faire cohabiter de façon ordonnée (en l’occurrence radiale) les différents départements considérés, il veut guider, voire même transformer, le regard porté sur l’Exposition, un événement dont on pourrait à tort penser qu’avec ses cent-vingt Congrès il renforce la division entre les champs du savoir.
Certaines « attractions » retiennent son intérêt, en premier lieu la Rue des Nations et le Village Suisse, auxquels il dédie de nombreuses pages. Quant au panorama du Mont-Blanc et ses 60 mètres de long sur 16 mètres de haut, réalisé sous la direction de Franz Schrader [8], il le fascine tant qu’on le retrouve au cœur d’un nouveau projet.
Si à Paris Geddes fait moisson de rencontres, celle avec le concepteur du Grand Globe céleste, l’architecte Albert Galeron, va rapidement porter ses fruits. Une année plus tard, profitant de l’Exposition de Glasgow, on les retrouve travaillant de concert à un projet d’Institut national de géographie à Londres. En 1902, une courte notice accompagnée d’un plan paraît dans The Scottish Geographical Magazine. Outre les répliques réduites du Grand Globe de Reclus et du Grand Globe céleste, le bâtiment esquissé, flanqué de son Outlook Tower de 20 mètres de côté sur près de 80 mètres de haut, doit accueillir un panorama circulaire des Alpes réalisé par Franz Schrader. Des attractions comparables à celles du Palais de l’Optique de l’Exposition de 1900 ou de l’Uriana Museum de Berlin complètent le dispositif. Malgré l’accueil chaleureux de la Royal Geographical Society par la voix de son président, Sir Clements Markham, le projet ne se réalise pas.
Mais la question des panoramas n’est pas close. Elle réapparait de façon emblématique en 1904 alors que Geddes vient de rendre un nouveau projet, cette fois en vue de réaménager le parc de la ville de Dunfermline. Parmi les bâtiments proposés, il y a ce remarquable History Palace doté de quatre Tours, dont la dernière (« Tower of Outlook »), consacrée à ce XXe siècle à peine éclos, est appelée à devenir une « thinking-house », autrement dit un « laboratoire de la pensée ». Mais également ce Nature Palace à l’intérieur duquel s’élève un Globe (de 5 ou 10 mètres de diamètre, selon les moyens à disposition) posé sur des rails au cœur d’un transept entouré de quatre dômes. Situé à l’angle Sud/Ouest nous trouvons celui dédié à l’astronomie (censé contenir une version réduite du Globe de Galeron). Tandis qu’au Sud/Est trouve place la géologie, au Nord/Ouest la biologie et au Nord/Est l’anthropologie [9]. Mais le plus remarquable au demeurant se situe à l’extérieur du bâtiment.
Dans ses comptes-rendus de l’Exposition de 1900, une large place avait été donnée aux panoramas (Stéréorama, Maréorama, etc.) et Geddes regrettait que dans leur grande majorité ils aient été détruits ou dispersés. Ici il s’agit d’en refaire — cinquante petits panoramas suffiraient — et d’en couvrir les murs extérieurs du bâtiment projeté, mais surtout de les orienter :
Cette disposition ordonnée de paysages mondiaux (world landscapes), mis en relation avec les points cardinaux, donne [...] la possibilité, ou plus encore oblige le spectateur à élargir dans son intégralité l’image du monde qu’il s’est ainsi construite, et ce au-delà de son horizon quotidien. »Patrick Geddes, City Development : A Study of Parks, Gardens, and Culture-Institutes, 1904.
À la différence d’un plan d’orientation typique — comme ceux de la Tour Eiffel ou de l’Arc de Triomphe — indiquant les traits saillants du paysage jusqu’à l’horizon, l’orientation vraie s’intéresse précisément à ce qui se trouve au delà.
Elle nous force à pointer notre regard derrière, ou plus justement en-dessous, courbure du globe oblige. En août 1896, lors de la 9e édition des Summer Meetings, Geddes décrivait déjà les rouages de ce procédé :
Dans la Tour, nous cherchons à construire une gigantesque représentation du monde où à chaque échelon nous puissions à nouveau obtenir une image de celui-ci : chacune de ces images, aussi bien que l’image totale, étant l’union de nombreuses unités. Pour produire cette unité, tout doit être orienté de la même façon. D’où l’importance des points cardinaux et du compas. Mais il y a plus encore. Si l’ensemble doit être orienté en fonction des points cardinaux, des progrès significatifs peuvent être réalisés en adoptant un nouveau pôle. Selon nous, ce pôle est sous nos propres pieds, et nous sommes nous-mêmes toujours situés au sommet (apex) du globe. »
Précisant encore que :
Pour avoir une conception de l’univers, nous devons nous orienter, à la fois dans l’espace et le temps, et à nouveau ceci nécessite de l’imagination. [...] Nous devons nous imaginer nous tenant sur le pôle [...]. Le paysage proche est vu de façon claire et nette, mais plus les choses s’éloignent et plus elles apparaissent indistinctes, voire faussées. Poussons cette idée plus loin : supposons que le monde est transparent, et que nous puissions voir toute sa surface en regardant à travers sa masse. »Patrick Geddes, « Contemporary Social Evolution VII [& VIII] » The Interpreter, 1896.
Quelques années plus tard cette idée se concrétise lorsque Paul Reclus construit le globe creux et l’épiscope. Dans chacune de ces « cartes », la projection zénithale est abandonnée au profit d’une projection partant de l’individu lui-même. Un procédé repris sur la terrasse de l’Outlook Tower d’Édimbourg, nommée pour l’occasion « Prospect », quand par exemple deux simples taches rouges sur le mur Sud viennent figurer, pour un observateur de taille moyenne, la position et la taille de Londres et de Paris, si tant est que le regard puisse porter aussi loin, qui plus est à travers la croute terrestre. La résultante de ce regard-vision est appelée « mondo-transparence géographique » (« geographic world-transparency ») [10].
Peut-être Geddes s’inspire-t-il là du dispositif cartographique que l’ingénieur écossais Walter B. Blaikie vient de concevoir : la Cosmosphère. Présenté entre février et septembre 1895 à Londres — à l’occasion du 6e Congrès international de géographie —, Ipswich et Édimbourg, le dispositif contient un globe terrestre mobile de 22 centimètres de diamètre doublé d’une sphère céleste recouverte d’un fin film de cellulose qu’il est possible d’ajuster à loisir. Ainsi combine-t-elle une représentation du ciel à la fois convexe et concave, dans ce dernier cas permettant à celle ou à celui qui veut l’étudier de le voir « comme il le fait en réalité » [11]. La Cosmosphère trouvera, elle aussi, sa place dans l’Outlook Tower.
Mais la carte — plane ou sphérique — n’est pas toujours là où l’on croit. Lorsqu’en 1918 Geddes propose de bâtir une Outlook Tower à Indore, dans le Madhya Pradesh au centre de l’Inde, il est évident qu’une carte de la région doive recouvrir le sol de sa terrasse sommitale et que doive y être également inscrit, à seule fin de repère, l’horizon visible. Enjoindre de la sorte l’observateur à mesurer la surface visible, puis à la mesurer relativement à la surface totale du globe, équivalant en l’occurrence à sa 1/200 000 partie, c’est l’inciter, par la pensée, à déplacer son regard et à placer sur la carte — située pour l’occasion sous ses pieds — les différents lieux d’importance cachés à sa vue. Avec pour résultat le gain d’une « conscience vive de notre position, sur ce qui est, pour nous, alors que nous regardons tout autour, le sommet de la sphère-monde (the apex of the world-sphere) » [12].
IV. Face au monde grandeur nature
À suivre Patrick Geddes de tour en tour, on se dit qu’il suffit de peu pour se confronter à l’idée de « grandeur nature » : un dispositif offrant un point d’ancrage concret doublé d’une bonne connaissance de la logique scalaire et d’un peu d’imagination. À condition toutefois que cette connaissance échappe à la logique pointilliste, linéaire ou encore plane et s’inscrive dans un volume afin de se faire littéralement géographique, bref « tri-dimensionelle ». Cosmo Burton interpelle d’ailleurs ainsi Patrick Geddes sur sa façon de concevoir l’enseignement : « Vous désirez, si je comprends bien, un enseignement ni linéaire, comme d’ordinaire dans les livres, ni “plane”, comme dans les conférences, mais solide ou tridimensionnel » [13]. Telle est la raison d’être de la Tour : combattre l’abstraction rampante qui « efface de la surface du globe à la fois ses réalités géographiques et humaines » [14] et développer, à travers une conscience vive de notre position, une compréhension réellement englobante du monde, autrement dit sphérique.
En faisant mienne la citation disposée en épigraphe, je ne me dois pas tant de réévaluer le sens donné aux mots « voir », « délire » et « simulation » que de souligner l’importance d’en garder la maîtrise. Si le surprenant dispositif de vision, d’imagination et de simulation (du monde) qu’est l’Outlook Tower nous permet d’observer et de penser de façon tridimensionnelle, en relief, c’est parce que Geddes demeure persuadé que nous sommes toutes et tous des cartographes en puissance.
Son injonction « Ne nous contentons pas de lire des cartes, dessinons-les ! » [15] (Let us not only read maps but make them !) explique peut-être pourquoi le dispositif n’est en définitive jamais achevé. S’il est essentiel d’en critiquer certaines facettes, ce que Mumford ne manque de faire lorsqu’il regrette la façon dont Geddes peut être tenté de trop guider le regard du visiteur de l’Outlook Tower, il n’est pas lieu ici de lui opposer quoi que ce soit. Il s’agit plutôt de s’en saisir afin de mesurer à son aune, comme en négatif, le degré d’opacité atteint par les technologies de mapping contemporain ainsi que la dépendance et l’aveuglement qu’elles exigent. La carte, pensée à l’origine pour supporter, prolonger et développer le regard, peut facilement se tourner en son contraire et dissoudre fatalement ce dernier sous les coups de butoir du codage. La carte, par le calcul, peut faire écran. Et la Tour de même si, à la manière de celle imaginée par Charles et Ray Eames à la fin des années 1950 dans leur film The Information Machine, elle n’offre qu’une plateforme sur laquelle se tenir et travailler à l’écart du monde. Le dominant tout en le tenant à distance.
Comme l’ouvrage récent de William Rankin (After the Map) le montre brillamment, la cartographie elle-même est en train de reculer devant de nouveaux dispositifs de positionnement (GPS en tête) capables de transformer en simulacre de carte le territoire lui-même. Le problème n’étant pas tant l’échelle inédite de cette soi-disant « carte », que le fait que celle-ci soit constamment en train d’évoluer, sans qu’aucune légende ne soit là pour en rendre compte. Nous laissant, bien que parfaitement « positionnés », sans vis-à-vis ni lieu où nous tenir.
↬ Alexandre Chollier