Georg Simmel : Pont et porte

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13 septembre 2022

 

Ce pont que l’on passe est le chemin par excellence. Il matérialise dans le paysage la possibilité et la volonté du voyage. Enjambant les obstacles, l’eau, le vide, il nous fait accéder à cet ailleurs qu’est l’autre rive. Mais on l’emprunte en deux sens : il est ce qui lie et relie. La porte, elle, gère autrement nos flux. Entre l’espace du dedans et celui du dehors, l’intime et le monde, elle permet de choisir de séparer. Quels rôles jouent vraiment pour nous les ponts et les portes ? dans nos usages ? dans notre imaginaire ? Dans son texte « Brücke und Tür », paru en 1909, le sociologue Georg Simmel (1858-1919) nous invite à une réflexion sur la symbolique du pont et de la porte [1].

traduit de l’allemand par Nepthys Zwer

L’image que nous nous faisons des choses extérieures est à double sens, car dans la nature tout peut être considéré à la fois comme étant lié et comme étant séparé. Les incessantes transformations des matières et des énergies mettent chaque chose en relation avec l’autre et créent un cosmos à partir de l’ensemble des détails. Cela étant, les objets restent fixés dans l’inéluctable dissociation de l’espace, aucune partie de la matière ne pouvant partager son espace avec une autre. Dans la dimension spatiale, une véritable unité de la diversité est impossible. Et par cette même attente à l’encontre de concepts qui s’excluent l’un l’autre, le monde naturel semble se soustraire à leur application.

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Ponts reliant l’Allemagne et la France entre Strasbourg et Kehl, 2021.

Contrairement à la nature, l’humain est seul en mesure d’unir et de séparer, et ce avec la particularité que l’un pré-conditionne toujours l’autre. En extrayant de l’ordre existant deux objets naturels pour les désigner comme étant « séparés », nous les rapportons déjà mentalement l’un à l’autre, nous les démarquons ensemble de ce qui se trouve entre eux. À l’inverse, nous ne percevons comme étant reliés que les objets que nous avons tout d’abord isolés les uns des autres. Les choses doivent d’abord être écartées l’une de l’autre pour pouvoir être réunies. Sur le plan pratique comme sur le plan logique, il serait insensé de chercher à relier ce qui n’était pas séparé, et qui reste, même, d’une façon ou d’une autre, toujours séparé. La façon dont ces deux phénomènes s’expriment dans les entreprises humaines détermine entièrement nos actions, que nous considérions soit la réunion, soit la séparation comme étant naturellement données ou comme la tâche à accomplir. Au sens concret comme au sens figuré, physiquement ou mentalement, c’est nous qui, à tout moment, séparons ce qui est uni ou relions ce qui est séparé.

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Échangeurs du pont Gayang sur le Han, Séoul, 2019.

Les personnes qui, les premières, ont aménagé un chemin entre deux lieux ont accompli l’une des plus grandes performances humaines. Même si elles ont auparavant rallié d’innombrables fois ces deux points et les ont, pour ainsi dire, reliés subjectivement, ce n’est qu’à partir du moment où elles ont inscrit ce chemin de façon visible à la surface de la terre que les lieux ont été reliés de façon objective ; le désir de relier s’était concrétisé dans une mise en forme des choses, répétable à l’infini, sans plus dépendre de la fréquence ou de la rareté de son utilisation. La construction de routes est, pour ainsi dire, une réalisation spécifiquement humaine. L’animal, lui aussi, surmonte couramment les distances, parfois de façon particulièrement ingénieuse et complexe, mais les points de départ et d’arrivée restent sans lien entre eux et ne produisent pas le miracle du chemin, qui donne au mouvement une forme concrète, qui nait en lui et y retourne.

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Ponts au dessus des gorges du Rhummel à Constantine/Algérie, 2013. Photo de Louadfel sous Creative Commons Attribution-Share Alike 4.0 International, Wikipédia.

Dans la construction d’un pont, cette performance atteint son apogée. Ici, il n’y a pas que la résistance passive de l’éloignement physique qui semble s’opposer à la volonté humaine de relier les choses, mais aussi la résistance active d’une configuration particulière. En surmontant cet obstacle, le pont symbolise la propagation de notre sphère de volonté dans l’espace. Il n’y a que pour nous que les berges de la rivière sont non seulement distantes l’une de l’autre, mais aussi « séparées » ; si, au préalable, nous ne les associions pas l’une à l’autre en fonction de leur utilité, de nos besoins, de notre imagination, alors le concept de séparation n’aurait aucun sens. Mais à présent, la forme naturelle semble plutôt accueillir le concept avec une sorte d’intention positive ; ici, nous avons une séparation effective entre les éléments, que l’esprit peut réconcilier, réunir.

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Installation rappelant les déportations nazies de la Shoah, Yad Vashem, Jérusalem, 2020.

Le pont acquiert enfin une dimension esthétique en réalisant la connexion de ce qui est séparé non seulement dans la réalité et pour remplir un objectif pratique, mais en rendant cette connexion ostentatoire. Le pont donne à l’œil la même possibilité de relier les côtés du paysage qu’il la donne aux corps dans la réalité pratique. La simple dynamique du mouvement, dans la réalité de laquelle s’épuise « la finalité » du pont, est devenue quelque chose de visible et de pérenne, de la même façon que le portrait stoppe pour ainsi dire le processus de vie corporel et mental par lequel se réalise la réalité de l’humain et concentre dans une image unique, figée dans le temps, que la réalité ne montre jamais et ne peut pas montrer, toute l’agitation contenue dans le temps. Le pont confère au sens ultime, exempt de toute sensualité, une apparence unique, qui ne passe pas par la réflexion abstraite, qui intègre la signification pratique du pont et lui donne une forme appréhensible, de la même façon que l’œuvre d’art le fait avec son « objet ». Mais sa différence avec l’œuvre d’art, le pont l’exprime par le fait que, malgré la synthèse qu’il opère et qui dépasse la nature, il se soumet quand même à l’image de cette nature. Pour l’œil, il se trouve dans une relation aux rives qu’il relie qui est bien plus étroite et bien moins fortuite que celle de la maison et du sol qui, pour l’œil, disparait sous elle. En général, on perçoit un pont dans le paysage comme un élément « pictural » ; car avec lui la contingence du donné naturel est élevée à une unité, qui est cependant tout à fait de nature spirituelle. Lui seul possède justement, de part sa visibilité spatiale et immédiate, cette valeur esthétique, dont l’art représente la pureté, quand il repousse dans son isolement idéal insulaire l’unité spirituelle de ce qui est simplement naturel.

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Porte de Damas, Jérusalem, 2019.

Alors que dans la corrélation qui existe entre la séparation et l’union, le pont met l’accent sur la seconde et dépasse en même temps la distance visible et mesurable qui sépare ses piliers, la porte montre de façon plus évidente comment le fait de séparer et celui de relier ne sont que les deux faces du même acte. L’humain qui, le premier, a construit une cabane, révélait tout comme le premier aménageur de chemin, la capacité spécifiquement humaine face à la nature, en découpant un morceau dans la continuité et l’infini de l’espace et en transformant celui-ci en une unité particulière, répondant à un sens précis. Un morceau d’espace était ainsi refermé sur soi et séparé du reste du monde. Étant donné que la porte est à la fois une articulation entre l’espace de l’humain et tout ce qui se trouve à l’extérieur, elle efface la ligne de démarcation entre l’intérieur et l’extérieur. Justement parce qu’elle peut également être ouverte, sa fermeture donne le sentiment d’un plus grand enfermement par rapport à tout ce qui se trouve hors de la pièce que ne le ferait une paroi unie. Celle-ci est muette, mais la porte parle. Il est essentiel pour l’humain de se fixer soi-même une limite, mais en liberté, c’est-à-dire, de façon à ce qu’il puisse annuler cette limite et se tenir à l’extérieur de celle-ci.

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Abri d’une pompe jordanienne, détruite par les autorités israéliennes, vallée du Jourdain/Territoires palestiniens occupés, 2020.

L’espace fini dans lequel nous nous sommes rendues, est toujours, quelque part, limitrophe de l’infini de la réalité physique ou métaphysique. Ainsi, la porte devient l’image du point frontière, sur lequel l’humain, en fait, se tient en permanence ou peut s’y tenir. L’unité finie, à laquelle nous avons attribué une parcelle désignée de l’espace infini, rétablit le lien entre elle-même et ce dernier. Avec elle, le limité et l’illimité se côtoient, non pas sous la forme géométrique inerte d’une simple paroi, mais en tant que possibilité d’échanges continus – contrairement au pont qui relie le fini avec le fini ; en compensation, il nous libère, quand nous le franchissons, du concret et il doit procurer, malgré la lassitude produite par l’habitude quotidienne, la sensation de flotter un moment entre le ciel et la terre. Alors que le pont, en tant que ligne tendue entre deux points, nous dicte la certitude absolue de la direction, à partir de la porte, la vie jaillit de l’étroitesse d’une intimité coupée du reste du monde pour se répandre dans l’illimité de toutes les directions possibles.

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Portail d’un ancien verger druze sur les hauteurs du lac Ram, Golan occupé par Israël, 2020.

Quand, dans le pont, les moments de la séparation et de la réunion se rencontrent et peuvent sembler relever soit de la nature, soit de l’humain, avec la porte, les deux choses convergent pareillement dans l’œuvre humaine, en tant qu’œuvre humaine. Ici réside la signification plus riche et plus vivante de la porte par rapport au pont, qui se manifeste instantanément dans le fait que le sens dans lequel on emprunte un pont n’a aucune importance, alors qu’avec la porte, l’acte d’entrer ou de sortir signale une intention diamétralement inverse. Cela les distingue aussi parfaitement du sens à donner à la fenêtre, qui est par ailleurs apparentée à la porte en ce sens qu’elle est une connexion entre l’intérieur et le monde extérieur. Ainsi le sentiment téléologique que l’on éprouve face à la fenêtre ne va pratiquement que du dedans au dehors : elle sert à regarder à l’extérieur, non pas à l’intérieur. Elle fait le lien entre l’intérieur et l’extérieur, certes de façon chronique et continuelle en raison de sa transparence ; mais la direction unilatérale dans laquelle cette connexion se fait, et le fait qu’elle n’est qu’une voie pour l’œil, ne procure à la fenêtre qu’une partie de la signification profonde et essentielle de la porte.

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Porte de la promenade transfrontalière Swinoujscie-Heringsdorf (Ahlbeck) entre l’Allemagne et la Pologne, 2022.

Bien sûr, sa situation particulière permet de plus ou moins mettre en avant l’une ou l’autre de ses fonctions. Quand dans les cathédrales romanes et gothiques les ouvertures dans les murs se rétrécissent peu à peu jusqu’à la porte et qu’on atteint celle-ci en traversant des rangées de colonnes et de figures de plus en plus rapprochées, le sens de ces portes se révèle clairement comme entrant et non comme sortant – sortir n’étant qu’un accident malheureusement inévitable. Cette structure mène la personne qui entre avec certitude et une sorte de contrainte douce et évidente sur le droit chemin. Cette signification se retrouve, ce que je ne mentionne ici qu’en raison de son analogie, dans l’alignement des piliers entre la porte et le maître-autel. Par leur rapprochement en perspective dans l’espace, ils montrent le chemin, nous y conduisent, n’autorisent pas de vaciller – ce qui ne serait pas le cas si nous percevions le réel parallélisme des piliers ; alors le point final ne montrerait aucune différence par rapport au début, il ne serait pas indiqué que nous devons commencer à un point et finir à l’autre. Aussi habile que soit l’utilisation de la perspective pour signifier la direction vers l’intérieur de l’église, autant cela fonctionne aussi dans l’autre sens et les rangées de piliers présentent le même rétrécissement de l’autel vers la porte. Seule la forme conique extérieure de la porte signifie clairement que l’entrée, contrairement à la sortie, est sa raison d’être. Mais c’est justement une situation tout à fait particulière qui symbolise que pour l’église le mouvement de la vie, qui va aussi légitimement dans un sens que dans l’autre, n’a plus cours et se voit remplacé par la seule direction acceptable. La vie au niveau terrestre, telle que le pont la relie à tout moment entre des choses non reliées, se retrouve au dedans ou au dehors de la porte par laquelle elle se déplace de l’intime vers le monde, mais aussi du monde vers l’intime.

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Ancienne minoterie, Port du Rhin de Strasbourg, 2021.

Les formes qui dominent la dynamique de nos vies se voient ainsi traduites par le pont et la porte dans des silhouettes bien visibles et pérennes. Les aspects simplement fonctionnels et téléologiques de nos mouvements ne sont pas supportés par des outils, mais ils se fondent, pour ainsi dire, dans une forme plastique immédiatement saisissable. Si l’on considère les contradictions qui les caractérisent, le pont montre comment l’humain unifie les opposés du monde naturel, la porte comment il divise l’unité du monde naturel. Dans la signification générale esthétique que leur confère cette illustration d’une métaphysique, cette stabilisation du strictement fonctionnel, réside leur intérêt particulier pour les beaux-arts. Même si l’on peut attribuer la fréquence avec laquelle la peinture utilise ces deux éléments aux valeurs artistiques de leur seule forme, on retrouve ici aussi cette mystérieuse rencontre qui fait que la forme et la perfection strictement artistique est aussi en même temps l’expression ultime d’un sens caché, psychique ou métaphysique : à l’intérêt strictement pictural, concentré sur la forme et la couleur d’un visage par exemple, se voit satisfait si la représentation rend parfaitement bien son âme et de son mental.

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Ancienne brasserie, Port du Rhin de Strasbourg, 2021.

Parce que l’humain est l’être qui relie les choses, l’être qui doit toujours séparer et ne peut réunir que s’il sépare d’abord, nous devons d’abord nous représenter les deux rives parfaitement indifférentes d’un fleuve comme des éléments séparés pour les réunir par un pont. De la même façon, l’humain est un être frontière qui n’a pas de frontière. Fermer sa maison par une porte signifie bien qu’il détache un morceau de l’unité parfaite du monde naturel. Mais, comme la réalité informe et infinie n’acquiert une forme qu’à partir du moment où elle peut être circonscrite, une délimitation ne trouve son sens et sa dignité qu’au travers de l’image évoquée par la mobilité de la porte : au travers de la possibilité de quitter cette délimitation à tout moment pour entrer dans la liberté.

↬ traduction Nepthys Zwer