Parler aujourd’hui de cartographie « subjective », c’est laisser penser que la cartographie dominante est d’abord « objective ». Le plus souvent, les usagers, qu’ils soient professionnels ou « ordinaires », considèrent la carte comme un outil scientifique : une carte, c’est l’objectivité, en ce sens qu’elle est une description fonctionnelle de la réalité. Cette rationalité cartographique a cependant montré ses limites : diversité des projections, des échelles, des techniques et des registres d’information, mais aussi biais statistiques, politiques et idéologiques. Si la cartographie, lorsqu’elle montre ses choix et ses procédés, peut prétendre à une démarche d’objectivation, jamais elle n’est réellement « objective ». Outil de connaissance, de pouvoir et de contrôle, elle s’inscrit dans la subjectivité de ses auteur
es, y compris dans le champ scientifique.La prolifération des objets cartographiques
Paradoxalement, la cartographie subjective c’est peut-être d’abord la prolifération cartographique : il y a de plus en plus de cartes, de plus en plus diversifiées, comme le site strange Maps [1] en rend compte, mais aussi des expositions, des atlas, des sites, un usage communicationnel de plus en plus dense. La data-visualisation, cette sorte de cartographie « automatique » qui serait, faussement, l’objectivité issue de l’Internet, vient encore la bousculer. Chacun e de nous peut à son tour se cartographier : la géolocalisation, c’est aussi de la cartographie subjective. Nous avons aujourd’hui un grand bazar cartographique à notre disposition, du plus sérieux au plus farfelu, du plus émancipateur au plus totalitaire, du plus sensible au plus mathématique. Les limites entre la cartographie experte et les autres cartographies sont souvent poreuses. En renouvelant des objets bien connus comme la carte du Tendre ou les utopies, Charles Perron, qui est pourtant le créateur de la cartographie thématique, montre ici dès la fin du XIXe siècle l’existence d’objets cartographiques fort curieux.
Une place offerte à la cartographie des subjectivités
La cartographie subjective, c’est aussi clairement l’extension des centres d’intérêt des cartographes, souvent dans une critique du monde de l’ingénierie et de l’aménagement du territoire. Témoignant d’approches sensibles, (géo)poétiques, alternatives, vernaculaires, fictionnelles, in situ, ces nouveaux objets cartographiques évoquent la psychogéographie, mais aussi l’observation participante, ou encore le dépassement du dualisme humain/nature si puissamment ancré dans la culture occidentale et toutes formes de créativité mobilisable au-delà de la carte en deux dimensions. Les cartographies subjectives ouvertes par Catherine Jourdan [2] auprès d’habitant es adultes et d’enfants sont d’abord des processus : cette artiste et psychologue valorise les traces, l’empreinte laissée dans les temps de construction.
Une place offerte à la cartographie des subjectivités
En ce sens, elle renouvelle les « lignes d’erre » de Fernand Deligny, mais participe aussi à l’entrée d’une cartographie ouverte et décomplexée dans les nouvelles humanités et les cultures ordinaires contemporaines. Illustrant les expériences de cartographie sonore ou éphémère, l’artiste Jepoy, quand il construit avec des habitant [3], questionne la relation dans le territoire à travers l’alimentation et l’art du goût. Le Latourex (Laboratoire de Tourisme expérimental), partant de l’idée de « contrainte créatrice », offre un usage subjectif de la carte, comme l’illustrent les « visites du carré A1 » de toutes les villes de France. Le grand retour de l’esquisse aux dépens d’une finition de plus en plus numérique peut dire enfin, au-delà de son esthétique postmoderne, que l’objectivité est en réalité un processus d’objectivation.
es ou des usag ères – d’un quartier, d’un lycée, d’un hôpital – une carte comestible en trois dimensionsÉloge de la pluralité cartographique
L’essor des productions, mais aussi de l’expression « cartographie subjective », montre que les registres de l’ingénieur [4].
e ne sont pas les seuls pertinents pour décrire les sociétés. Une technique, un geste, une représentation, une forme, un art : la carte n’est pas la réalité du territoire, elle est une tentative pour l’objectiver ou la subjectiver sous la forme d’un objet en réduction. La modernité en a fait un outil normalisé de son objectivité affirmée, mais il serait plus juste de revendiquer aujourd’hui la subjectivité de toutes les cartes et de leur appliquer les grandes précautions des sciences sociales. Qui représente, qui parle ? À quoi avons-nous affaire ? Mais aussi : quel vent de notre folie humaine faisons-nous souffler sur la carte ? Ainsi que le droit des gens ordinaires d’user et d’abuser de toutes sortes de cartes↬ Frédéric Barbe