« La Moisel » du Cameroun : Une carte comme trésor de guerre

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16 avril 2022

 

« La Moisel » est l’expression générique employée par les géographes au Cameroun pour désigner les cartes élaborées par le cartographe allemand Max Moisel (1869-1920) au début du XXe siècle. Ces cartes mêlant des éléments de topographie, d’hydrographie, de climatologie ainsi que des considérations socio-économiques sur le peuplement ou la circulation à petite échelle sont longtemps restées sans équivalent.

Lorsque les troupes françaises, britanniques et belges ont attaqué le protectorat allemand du Kamerun en 1914 [1], elles ne disposaient d’aucune carte précise de l’intérieur du pays. La découverte de « La Moisel », lors du pillage des entrepôts de la compagnie de commerce Sudkamerun Gesellschaft au cœur de la forêt dense de l’est du pays, a été décisive pour la suite des évènements qui allaient contraindre les Allemands à évacuer le Cameroun en 1916, puis à perdre toutes leurs colonies à l’issue du traité de Versailles de 1919.

Pourquoi est-elle restée « la » carte de référence, pour l’histoire du pays comme celle de la géographie, alors que son processus de production rappelle à quel point geste cartographique et geste colonial ont pu être intrinsèquement liés pour les Européens ?

Muriel Samé-Ékobo

Géographe, chercheuse en géographie, professeure d’histoire-géographie au lycée français de Yaoundé (Cameroun)
et membre de la Fondation Paul Ango Ela (FPAE) de géopolitique en Afrique centrale.

Françoise Bahoken

Géographe et cartographe, chercheuse à l’université Gustave Eiffel (ex. IFSTTAR) à Marne-la-Vallée
associée à l’UMR Géographie-cités et membre de la Fondation Paul Ango Ela (FPAE) de géopolitique en Afrique centrale.

Lire aussi l’article "Le Cameroun pendant la Première Guerre mondiale"

Un butin exceptionnel

Quelques semaines après la première offensive des armées françaises, britanniques et belges coalisées pour prendre le protectorat allemand, les soldats de la Colonne de la Sangha menés par le Colonel Hutin arrivent à s’emparer des entrepôts de la Compagnie Commerciale allemande du Sud-Cameroun (Gesellschaft Süd-Kamerun) dans les environs de Moloundou.

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Une carte du Cameroun au 1/1 000 000 réalisée par Max Moisel.

Longtemps la rumeur a couru que les Allemands cachaient des trésors lorsqu’ils abandonnaient les grandes places : des archives, des sommes d’argent importantes seraient ainsi enfouies sur les routes de Garoua, de Pitoa, du pays bassa (Essomba, 2012 ; Scheele, 2014). Les militaires français ont alors la réputation d’offrir de belles récompenses à tous ceux qui leur révèlent des cachettes.

Restreints depuis leur débarquement au strict minimum de leur barda, les combattants sont déjà heureux de découvrir que « les magasins de la Gesellschaft regorgeaient de marchandises abandonnées, […] papier, enveloppes, plumes, encre, registres, objets précieux pour la colonne, qui en était complètement démunie […]. Notre médecin trouva, dans la pharmacie de l’hôpital, un stock considérable de bandes, coton hydrophile, objets de pansement et produits antiseptiques dont il était presque complètement dépourvu » (Aymerich, 1933). Mais quelle n’est pas leur surprise d’y trouver également « une chose encore plus précieuse : une collection complète, en plusieurs feuilles de la Moisel au 1/300 000, collée sur toile ».

C’est un document remarquable en raison de son historicité, mais aussi du contexte de sa fabrication. La carte renseigne, d’une part, sur le Cameroun d’avant l’arrivée des Européens.

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Frontispice des notices associées à chacune des feuilles

Les Français qui ne disposaient quasiment d’aucune carte sur ce vaste pays de près de 790 000 km2 obtiennent plus d’un butin, un véritable trésor de guerre : tous les lieux-dits, les pistes et éléments du relief figurent sur cette « Moisel ». Il s’agit en outre d’une carte récente (1912) et plus détaillée qu’ils ne l’auraient jamais espéré. Ils peuvent désormais mieux connaître les positions ennemies, les difficultés du terrain et les potentialités des terroirs. D’ailleurs, ils en envoient aussitôt « un calque (…) à la colonne voisine » (Aymerich, 1933).

La « Moisel » est formée de 31 feuilles et de 3 annexes réalisées en couleur au 1/300 000, publiées entre 1910 et 1914. Le coup d’Agadir a en effet conduit l’Allemagne à accélérer la production de cartes sur son nouveau protectorat : 8 feuilles ont ainsi été publiées dès 1911, les autres entre 1912 et 1914. Cette première série sera suivie d’un ensemble de cartes thématiques détaillées sur le climat, la végétation et les voies de communication du Cameroun à différentes échelles : au 1/100 000, 1/200 000, 1/500 000, au 1/2 000 000 et au 1/5 000 000.

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« Karte von Kamerun mit Togo - 1/2 000 000. »
par Max Moisel, publié en 1913 à la demande de l’Office colonial de l’Empire allemand.

La première description géographique du pays

La « Moisel » est un document remarquable en raison de son historicité, mais aussi du contexte de sa fabrication (Samé Ekobo, 2019). Cette « première description géographique du pays » (Franqueville, 1987) présente de multiples éléments jusqu’alors très peu inventoriés. La topographie se révèle avec des courbes de niveaux et des points côtés.

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Extrait de la feuille Tschad (A4) détaillant l’hydrographie.

Le climat se devine par les isohyètes et la mention des stations pluviométriques. L’hydrographie est détaillée dans ses rivières, fleuves, biefs ou marais. La longueur des réseaux est inscrite sur les linéaires correspondants, comme ici, les 150 mètres de la rivière Ebeji, Tschububu avant l’embouchure au lac Tchad.

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Extrait de la feuille Marua (C4) détaillant la toponymie.

Pour la première fois, l’occupation humaine du Kamerun apparaît avec la mention des localités : hameaux, villages, marchés, ethnies. La toponymie en langue locale est retranscrite en allemand pour faciliter la lecture de ses commanditaires.

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Extrait de la notice de la feuille Dikoa (B3) sur les itinéraires routiers.

Ainsi sur cet extrait de la feuille de Maroua, Badja correspond à Ssăli’s cité entre parenthèses.

La carte renseigne aussi, sur les axes de circulation, par exemple en intégrant les sentiers et pistes précoloniaux, tels que levés par les premiers explorateurs allemands. Le niveau de détail et la qualité du rendu sont l’expression d’un travail colossal et d’une exigence de rigueur remarquable, dans des conditions souvent difficiles sur le terrain.

Un travail minutieux sur le terrain africain

Pour réaliser ses cartes, Moisel compile des données issues de différents acteurs et sources. Il croise d’abord des centaines de rapports, comptes rendus de missions ou monographies parus dans les bulletins des sociétés de géographie, celle de Berlin, mais surtout celles de Paris et de Londres qui financent un nombre de plus en plus important d’expéditions vers l’Afrique. Pour chacune des feuilles, la liste des sources cartographiques mobilisées est présentée dans les pages de notices correspondantes. Il étudie attentivement les atlas qui existent, les cartes allemandes, françaises, britanniques, belges, néerlandaises et espagnoles du continent africain.

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Exemple de sources cartographiques mobilisées dans un extrait de notice.

En s’appuyant sur les croquis des premiers Allemands à « pénétrer » dans l’intérieur du pays, qu’ils soient soldats, scientifiques, missionnaires ou marchands, Moisel peut élargir son matériau pour enrichir ses cartes. C’est ainsi qu’il arrive à « chiffrer avec une certaine vraisemblance » la densité de population vers 1892 à partir des annotations de Georg Zenker, l’un des fondateurs de la station allemande de Yaoundé (Franqueville, 1987, p. 292).

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Extrait de la feuille Jaunde (G2) - partie est, mentionnant la position géographique et le peuplement du district de Jaunde.

Sont en effet directement mentionnées sur la carte les coordonnées géographiques (3°54’35’’ ; 11°32’4’’) et la population de Jaunde (730) ; le district étant par ailleurs figuré par une forme graphique distincte de celle des noyaux de peuplement secondaires (un cercle noir placé au milieu d’un cercle blanc). A noter qu’au sud-ouest du district, du côté de Mwolje (l’actuel quartier de Mvolyé) figurent les mentions littérales d’une école, d’un bureau de la statistique, et la mention graphique d’une église, fondée par les Pallottins (aujourd’hui paroisse Saint-Esprit).

Moisel récupère également les relevés de l’explorateur Eugen Zintgraff (1888) sur tout le nord du pays et l’étude géodésique d’Ersnt Ersch (1897-1899) dans le sud-est (Nghonda, 2005, p3). Il profite également de la collaboration de Carl Lederman (Nghonda, 2005, p2), un botaniste arrivé au Cameroun en 1908 dans l’intention de faire l’inventaire de la flore, pour affiner ses données sur le couvert végétal. D’ailleurs, il donne généralement le nom de ses informateurs européens, ainsi que la date de leurs relevés directement sur les cartes.

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Extrait de la feuille Marua (C4) indiquant V. Bülow (août 1902), S. Passarge (décembre 1893) et G. Launing (mai 1902).
Siegfried Passarge est l’inventeur de la notion de « paysage » en géographie. Voir par exemple les articles de Gaëlle Halaire et de Nicolas Ginsburger sur l’auteur mentionnés en références.

Entre 1907 et 1908, Moisel monte en effet une expédition pour le Cameroun, dont le secrétaire de la Société Coloniale dira « qu’elle était très ambitieuse, mais qu’elle a aussi fait de grandes choses. Au prix d’un travail acharné, de nombreuses privations et de la plus stricte autodiscipline, elle a réussi à résoudre de nombreux nouveaux problèmes de la nature et du monde vivant africains et à ouvrir de nouveaux domaines de recherche pour l’Allemagne et la science allemande » (Winkler, 1913 p. 6 cité par Hafeneger, 2008).

Effectivement, dans des conditions relativement précaires, avec peu de matériel, Moisel arrive à faire des triangulations astronomiques et à établir des relevés topographiques et géodésiques assez précis (Nghonda, 2005), aidé d’une escorte armée de soldats de la Schutztruppe, l’armée coloniale, pour la plupart des officiers ayant gagné leurs galons lors de la campagne de pénétration du pays.

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Exemple de correspondance entre le nom complet de soldats et leur abréviation sur la feuille Dume (G3).

Bien qu’il n’en fasse pas explicitement mention, Moisel obtient de nombreuses précisions sur les pratiques spatiales locales, grâce au concours des habitants – sans doute sa rencontre avec le sultan Njoya à Foumban, passionné de sciences humaines et lui-même lancé dans une entreprise de traduction cartographique de « l’espace-monde » de son royaume (Galitzine-Loumpet, 2011), lui a-t-elle ouvert des perspectives. En effet, pour sa feuille de Foumban, il a pu compiler presque 200 relevés d’itinéraires locaux, soit beaucoup plus qu’ailleurs (Ngondha, 2005), probablement parce qu’une réflexion cartographique vernaculaire était déjà fortement engagée indépendamment des démarches occidentales.

La carte de Moisel renseigne par ailleurs – et c’est peut-être là la piste la plus intéressante à explorer – sur ces pratiques cartographiques du début du XXe siècle qui ont contribué à fonder la méthode et la discipline géographiques.

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Feuille Fumban (F2).

Du blanc de la carte au maillage du territoire

Moisel a été précocement formé [2] par les grands noms de la cartographie prussienne de l’époque : Dietrich Reimer, Henrich et Richard Kiepert - eux-mêmes élèves de Carl Ritter, et son travail en porte la marque. Il suit le procédé qui a valu le succès de la Speziale-Karte von Afrika d’Hermann Habenicht, référence encore majeure à l’époque (Bodenstein, 2011). Publiée par Justus Perthes en 1885 pour le centenaire de sa célèbre maison d’édition de documents cartographiques et la clôture de la Conférence de Berlin, elle a posé les bases du « concept cartographique » pour rendre compte du continent africain : choix de la projection, codage, couleurs, transcription phonétique de la toponymie, organisation de la légende... semblent avoir fortement inspiré Moisel pour ses réalisations.

L’ambition cartographique de Moisel est sûrement née des lacunes notoires de cette carte sur l’Afrique centrale : hormis les embouchures littorales de rivières et les bassins versants, assez approximatifs, de quelques fleuves, elle ne porte quasiment aucune mention sur le terrain du Cameroun. Deux ébauches de lignes frontalières, au sud et à l’ouest, dénotent toutefois suffisamment pour interpeller le lecteur. A cette époque, Gustav von Nachtigal vient de faire signer le traité qui va porter la revendication allemande de protectorat sur la contrée (1884). Le nom Kamerun est mentionné sur la carte ce qui signifie bien que la genèse du territoire est définitivement matérialisée par cette première publication.

D’ailleurs, le « voyage d’étude » au Cameroun de Moisel s’inscrit dans une vaste opération d’expéditions menées de juin 1907 à mai 1908, dans l’objectif de renseigner la zone couverte par la « tâche blanche » de la région située du sud de Mpororo, jusqu’au 30e degré de longitude (Hafeneder, 2008) [3].

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Feuille 5 Sektion central sudan de la Speziale-Karte von Afrika de Habenicht (1885).

Le maillage du pays opéré par Moisel pour réaliser sa carte ne semble pas toujours être allé de soi. L’ensemble compose une grille formée de cases relatives à une localité ou à un poste de l’administration coloniale.

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Grille de repérage de la « Moisel ».

La forme généralement rectangulaire des cases est repérable par un système de coordonnées figurant en ligne, une lettre (de A à K, omettant la lettre J) lisible du nord au sud, et en colonnes un chiffre (de 1 à 5) inscrit d’ouest en est. Certaines feuilles présentent une forme spécifique, telle la Marua (C4) ou la Molundu (H4) qui rognent respectivement les feuilles situées au sud couvrant les feuilles Ossembe (I4) et Ikesemba (I5) ; d’autres présentent un double repérage (Kribi, H1, H2) ; d’autres encore ne sont pas associées à une localité (E1, D2, A4).

La taille et la forme des différentes feuilles varient localement en fonction de leur emplacement : les plus grandes d’entre elles (lignes F et G) [4] concernent en effet le centre du pays, couvrant alors sa plus grande largeur. Les autres feuilles, disposées vers le nord ou vers le sud, présentent des tailles légèrement inférieures, sauf pour ce qui est des secteurs frontaliers. La plus petite feuille, située à la pointe de l’extrême nord (14), de la frontière tchadienne, couvre une superficie dix fois moins importante [5] que les plus grandes d’entre elles situées dans l’est du pays : la feuille Makandschia (G5) ou encore Lopi (H5).

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Extrait d’une notice.

Le choix des repères géographiques figurant sur les feuilles transparaît dans les annotations en degrés, minutes et secondes visibles indépendamment des graticules de cadrage de la feuille. Elles émanent généralement de points de mesures astronomiques et géodésiques connus avec plus ou moins de précisions, que la notice indique à ce sujet : « Les valeurs marquées d’un * correspondent à celles qui ont pu être utilisées directement et sont indiquées en regard des points concernés sur la carte. Les valeurs marquées d’un + proviennent d’anciens relevés dont les lieux d’observation ne peuvent plus être déterminés sur les nouveaux parcours et qui n’ont donc pas pu être utilisés. »

L’échelle est présentée sous deux formes, numérique et graphique.
La valeur de 1 : 300 000 du rapport numérique signe une carte à petite échelle où 1 cm sur le papier représente 3 000 mètres sur le terrain et 1 cm² couvre une superficie de 900 ha. L’échelle graphique décrit une ligne droite horizontale de 50 km de long doublement [6] graduée à partir du zéro : vers la droite, le pas est de 5 km jusqu’à 40 km, tandis que vers la gauche, ce pas de 5 km est subdivisé en segments de 1 km de long.

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Mentions de l’échelle figurant sur l’ensemble des feuilles.

Les unités de mesure exprimées en kilomètres sont également proposées dans leur correspondance en degrés, selon la convention courante de 111,3 kilomètres pour 1° de longitude, avec comme référence le méridien de Greenwich.

En quête de sémiologie : l’enjeu des limites et des frontières

Chaque feuille est accompagnée d’une notice descriptive  Begleitworte zu dem Blatt »), formée de plusieurs pages et signée par l’auteur. Le travail minutieux de mobilisation de sources cartographiques existantes et de repérage topographique réalisé par l’auteur y est précisément détaillé, pour une lecture aisée des informations représentées. La légende de la carte est également détaillée, différents niveaux de lecture sont proposés en fonction de la planche.

Au premier abord, la légende semble confuse car éparpillée sur plusieurs feuilles. Cela ne doit pas masquer l’effort considérable d’encodage fournit par Moisel et au-delà de sa personne, par les cartographes européens.

Il y a une légende d’ensemble, qui fait apparaître une charte graphique autour des « trois couleurs (situation en noir, cours d’eau en bleu, courbes de niveau en brun) » utilisées depuis la carte d’Habenicht (Hafeneder, 2008, p. 177), ainsi que le bistre qui permet de faire ressortir les reliefs par ombrage. Des signes ponctuels et linéaires montrent la mise en valeur coloniale du territoire : plantations, missions, maisons de commerce, manufactures et diverses infrastructures, notamment la voie ferrée et le télégraphe. Cette légende d’ensemble est disponible sur la feuille de Buéa, la capitale de l’époque.

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Légende de la feuille Buea (G1).

Elle n’est pas reprise sur les différentes feuilles où figurent seulement les éléments relatifs au repérage local, en particulier des signes de formes et de tailles variables renseignant sur les précédents marquages frontaliers, ainsi qu’une ligne rouge indiquant des « limites tribales ».

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Légende présentée sur l’un des extraits de la feuille Molundu (H4).
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Légende présentée sur l’un des extraits de la feuille Mebere (E4).
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Légende présentée sur l’un des extraits de la feuille Ngaundere (E3).

En général, les lignes sont utilisées sur la carte de Moisel pour représenter des réseaux mais aussi des limites politico-administratives dessinées par l’autorité coloniale à différents échelons, ou celles d’ethnies identifiées. Les limites internes des différents découpages administratifs et naturels sont indiquées dans la légende de la feuille de Yaoundé avec un signe linéaire (ou non) teinté de rose.

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Extrait de la légende de la feuille Jaunde (G2).

Toutefois, les frontières ne sont pas forcément représentées par une ligne, mais par une bande présentant une épaisseur certaine sur le terrain. S’agit-il d’un choix assumé dans un contexte de délimitations coloniales encore fragiles ou d’une simple pratique graphique pour l’esthétique de la carte ? La sémiologie des frontières que nous avons pu reconstituer à partir des feuilles de Maroua (Marua C4) et de Buéa (Buea G1) laisse à penser que ce dessin cherche à anticiper sur d’éventuelles négociations diplomatiques.

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Sémiologie des frontières perçues sur la carte de Moisel (1912).

Les limites politico-administratives sont toujours teintées de rose, quel que soit l’échelon concerné ; la teinte est plus intense pour celles qui symbolisent une frontière internationale, plus claire pour les districts. Lorsque la limite de district est également une frontière nationale, elle est représentée non par une ligne, mais par une zone décrivant alors un espace transfrontalier plutôt qu’une discontinuité symbolisée par une ligne.

Trois types d’espaces transfrontaliers sont représentés par ces larges bandes et leur teinte varie en fonction de leur situation par rapport aux Kamerun : en rose plus ou moins intense, les espaces transfrontaliers situés du côté du Kamerun ; en vert clair, les espaces transfrontaliers situés dans un pays voisin contigü et en orange clair, les espaces transfrontaliers non limitrophes.

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Extrait de la feuille Marua (C4) sur la concomittance d’espace transfrontaliers.

La question des limites des territoires représentés est également celle des limites de la feuille. Certaines cartes sortent en effet du cadre formel de la feuille par endroits, l’auteur n’ayant pas souhaité interrompre leur tracé. Sur la feuille de Yaoundé par exemple, le bras du réseau hydrographique de la rivière Njong (fleuve Nyong) formant un coude vers le sud avant de remonter vers le nord n’est pas interrompu par le bord inférieur de la carte.

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Extrait de la zone septentrionale de la partie ouest de la feuille Jaunde (G2).

De même que ce linéaire n’est pas interrompu lorsqu’il marque, voire se confond, avec une limite de district (en rose sur la carte) et toutes deux débordent du cadre sud de la feuille.

Une cartographie indissociable du moment colonial

Le parcours de Moisel rappelle à quel point l’affirmation de la géographie et de la cartographie en Europe est indissociable de l’impérialisme et du colonialisme (Singaravélou et alii, 2008).
La nouvelle course aux empires coloniaux lancée par les puissances européennes dans la seconde moitié du XIXe siècle s’accompagne d’une frénésie de cartes, en particulier pour l’intérieur du continent africain encore peu connu des Occidentaux. Aussi, les institutions savantes s’efforcent-elles non seulement de promouvoir les explorations mais aussi d’en diffuser les résultats (Seignobos, Hirribaren, 2011). Les partis coloniaux s’en emparent rapidement comme arme de conviction, de fascination et de propagande extrêmement efficace pour faire basculer l’opinion publique en leur faveur. Notamment en Allemagne où la classe politique hésite entre un projet de construction nationale au cœur de l’Europe et un projet d’extension coloniale à l’international.

Plus que jamais, il est demandé à la carte de dépasser l’accumulation de savoirs géographiques pour permettre d’évaluer les aménités d’un espace et de manifester son appropriation : dessiner des itinéraires et des frontières, relever les traits du relief, de la végétation, du peuplement. Publier tout cela, c’est attester de sa mainmise sur le territoire et en exclure les autres. Moisel sait que le geste cartographique précède, accompagne et officialise la conquête, toute sa carrière en témoigne.

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Office colonial de l’Empire allemand, Wilhelmstraße 62, Berlin (1891).

Lorsqu’il est envoyé au Cameroun, Max Moisel a déjà 20 ans de pratique cartographique pour le compte de l’Institut de Cartographie de Berlin qui reçoit son financement de l’Office Colonial de l’Empire allemand (Reichskolonialamts) et dont il assure la direction avec Paul Sprigade depuis 1899. Tous les deux collaborent étroitement pour la gestion de l’institut mais aussi pour la publication de cartes et d’atlas coloniaux. Leurs atlas, le Petit Atlas des colonies allemandes (Kleinen Deutschen Kolonialatlas, 1895) et le Grand atlas colonial allemand (Grosser Deutscher Kolonialatlas, paru entre 1901 et 1915), ont indéniablement assuré la notoriété de leur éditeur et arrimé la Société de géographie de Berlin à la Société coloniale allemande dont ils sont membres. Max Moisel et Paul Sprigade ont notamment produit, entre 1904 et 1905, les cartes du Sud-Ouest africain allemand (actuelle Namibie) pour l’armée, des « cartes de guerre » qui ont probablement encadré le génocide des Hereros à la même époque (Diener, 2000). Moisel va également publier plusieurs cartes sur l’est africain conquis par l’Allemagne. Rentré à Berlin, il anime des stages de préparation aux expéditions pour les fonctionnaires et les officiers coloniaux, ainsi que des cours au Séminaire des langues orientales.

Il n’est donc pas étonnant que la cartographie du protectorat allemand du Kamerun soit commanditée à Max Moisel au moment où des tensions politiques et géopolitiques heurtent les ambitions coloniales de l’empire allemand. Tensions de l’extérieur, avec la pression des puissances coloniales voisines exigeant des révisions de frontières ou contestant la libre-circulation définie à la conférence de Berlin. Le parti colonial français pousse à l’extension de l’AEF, la couronne belge souhaite l’exclusivité sur le fleuve Congo et ses rives, les Britanniques ont bien conscience que les royaumes du nord du Nigeria sous indirect rule s’étendent jusqu’au lac Tchad et à l’Adamaoua. Tensions de l’intérieur où les multiples révoltes autochtones trahissent la brutalité et la partialité de la « pacification » entamée depuis 1891. Bakokos, Ewondos, Banés, Bulus, Voutés, Peuls, Makas, Doualas et bien d’autres peuples… se rebellent fréquemment ; jusqu’à la veille de la première guerre mondiale, la répression affaiblit mais n’éteint pas tous les foyers de résistance à l’ordre colonial. Moisel ne les évoque jamais, pas plus que ses informateurs autochtones, un nouveau « blanc » sur la carte qui efface la contestation pour valoriser la prise de possession.

Par leur exhaustivité et par leur normalisation dans un style européen, les cartes de Moisel deviennent des instruments lisses, à même de remplir le triple objectif assigné à l’époque : inventaire des savoirs géographiques, appropriation pour le contrôle et l’exercice du pouvoir, vulgarisation et fidélisation du grand public. Leur succès depuis plus d’un siècle atteste d’une réussite qui explique en partie leur longue postérité.

Une longue postérité

Dans l’Africain, l’écrivain français Le Clézio raconte son père, la vie d’un médecin de brousse dans les années 1950 au Nigéria : « À l’époque où il parcourt la province du Nord-Ouest, les cartes sont inexistantes. La seule carte imprimée dont il dispose est la carte d’État-major de l’armée allemande au 1/300 000e relevée par Moisel en 1913. Hormis les principaux cours d’eau, le Donga Kari affluent du Bénoué au nord et la rivière Cross au sud, et les deux cités anciennes fortifiées de Banyo et de Kentu, la carte est imprécise. Abong, le village le plus au nord du territoire médical de mon père, à plus de dix jours de marche, est mentionné sur la carte de l’armée allemande avec un point d’interrogation. […]. Sur la carte qu’il a établie lui-même, mon père a noté les distances, non en kilomètres, mais en heures et jours de marche. Les précisions indiquées sur la carte donnent la vraie dimension de ce pays, la raison pour laquelle il l’aime ».

Et en effet, le succès de « La Moisel » tient peut-être plus à l’absence d’autres références normées qu’à sa complétude. Son caractère très composite, ses lacunes, ses approximations n’ont été évaluées à leur juste mesure (et importance) qu’avec l’apparition de l’outil informatique. Son objectif colonial a été complètement occulté, de même que le fait que le territoire ait aussi été mis en carte avant et après la période de domination coloniale, sur d’autres modalités et d’autres formes de constitution de savoirs géographiques vernaculaires.

« La Moisel » a été constamment utilisée au cours du XXe siècle. D’abord par l’administration coloniale allemande qui en a extrait de nombreuses cartes à grande échelle, ensuite par les administrations coloniales britanniques et françaises, et, à partir des années 1950, par les militants anticoloniaux puis par l’État indépendant du Cameroun (Nghonda et alii, 2005). Mouvements de troupes, règlements de conflits d’usage, traités d’établissements, les recours stratégiques et diplomatiques aux feuilles établies par Max Moisel ont été nombreux. « La Moisel » a été plagiée à plusieurs reprises, notamment par l’Institut Géographique National (IGN) français puis par l’Institut National de Cartographie du Cameroun qui l’ont reproduite en se contentant juste de changer d’échelle (Nghonda et alii, 2005).

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Extrait du jugement de la Cour Internationale de justice (octobre 2002).

Par ailleurs, le fond des archives nationales du Cameroun ne dispose même pas d’un jeu complet de « La Moisel » tandis que les collections BNF et archives allemandes ont été abondamment fournies par les « retours » des colons.

En dépit de ses défauts, « La Moisel » continue de jouer un rôle majeur dans l’arbitrage des différends territoriaux du Cameroun et de ses voisins, devenant une des clés de la sécurité régionale. Ses relevés ont servi à préciser les frontières avec le Tchad, la Centrafrique, le Congo, le Gabon, la Guinée Equatoriale et le Nigéria. Encore au début du XXIe siècle, les membres de la Cour Internationale de Justice s’y sont référé pour éclairer leur décision [7] sur le conflit qui opposait le Nigéria et le Cameroun sur la péninsule de Bakassi. Le jugement de la Cour Internationale de justice rendu en octobre 2002 mentionne ainsi cette Moisel, en la critiquant.

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Feuille Tschad (A4) de Moisel.

↬ Muriel Samé-Ékobo & Françoise Bahoken

Bibliographie


 J-G. Aymérich, 193, La conquête du Cameroun, 1er août 1914-20 février 1916 : avec 9 croquis / général de division Aymérich.
 Cour internationale de justice, 2002, « Affaire de la frontière terrestre et maritime entre le Cameroun et le Nigéria (Cameroun c. Nigéria : Guinée Equatoriale intervenant) », Arrêt du 10 octobre 2002. Pp. 248-287.
 I. Diener, 2000, Namibie, une histoire, un devenir, Karthala.
 P.-B. Essomba, 2012, « La guerre des voies de communication au Cameroun, 1914-1916 », in : Guerres mondiales et conflits contemporains 2012/4 (n° 248).
 A. Franqueville, 1987, Une Afrique entre le village et la ville : les migrations dans le sud du Cameroun, IRD Editions.
 A. Galitzine-Loumpet, 2011, « La cartographie du Roi Njoya (Royaume Bamoun, Ouest Cameroun) Représenter / traduire son espace-monde », in : Revue du comité français de cartographie, 210, pp 185-198.
 N. Ginsburger, 2014, « Une école allemande de géographie coloniale ? Géographes universitaires et fait colonial dans l’enseignement supérieur allemand (1873-1919) », in : Revue des études germaniques.
 R. Hafeneder, 2008, Deutsche Kolonialkartographie 1884 – 1919, Amt für Geoinformationswesen der Bundeswehr.
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